B 05 MARC 01, 29-39 (15)

Scourmont : 04.02.2024

 Frères et sœurs, le Christ est d’abord un Dieu qui libère et qui guérit ! Les miracles de Jésus, signes de la gratuité inouïe de la grâce, ont un caractère parfois déconcertant. Ils témoignent que ce n’est pas Dieu qui est fait pour l’homme, mais l’homme pour Dieu. C’est pourquoi, parfois sans le savoir, « tout le monde le cherche » (Mc 1,37).

C’est sans doute un cliché de plaisanter sur les belles-mères envahissantes, mais ça se justifie ici : la belle-mère de Simon, sous prétexte de maladie, envahit plusieurs versets d’Évangile, alors que l’Écriture ne nous dit pas un mot sur l’épouse de Simon. D’ailleurs, on ne sait pas quels sont les rapports de Simon avec sa belle-mère. Même que ce n’est pas lui qui demande à obtenir sa guérison lorsqu’elle tombe malade. Celui qui demande, c’est « on » : « On parla à Jésus de la malade » (Mc 1,30). « On » demande à Jésus de « faire quelque chose » pour la belle-mère. Simon n’avait rien demandé, lui ! Peut-être qu’il n’était pas mécontent qu’elle disparaisse, après tout… Mais Jésus, dans toute la sensibilité frémissante de la nature humaine qu’il a voulu assumer, a été ému par la misère de la belle-mère de Simon, et l’a guérie.

C’est un miracle d’autant plus poignant qu’aucune parole ne l’accompagne, il n’y a aucun enseignement sous-jacent, simplement un mouvement du cœur. Jésus saisit doucement la main de la belle-mère de Simon, et cela suffit. La charité la plus vive se passe parfois de mots. Jésus est bien venu nous sauver dans la chair, à tous points de vue. Ce récit d’Évangile nous rappelle le caractère imprévisible et déconcertant de la Providence divine. Il y a des choses que nous demandons dans la prière, et qui ne sont pas exaucées, ou pas tout de suite, ou pas comme nous le voudrions. Et il y a des choses que nous ne demandons pas, et que le Seigneur veut pourtant nous donner, dès aujourd’hui, selon son bon plaisir à lui.

C’est la gratuité inouïe de la grâce que Jésus veut donner. La souveraine liberté de Jésus nous apprend à nous décentrer de nous-mêmes dans notre prière de demande. Elle nous apprend aussi que la prière de demande n’est pas un rite magique, ni une technique par laquelle nous infléchirions la volonté divine dans le sens de nos moindres désirs.

Dans ce récit d’Évangile, la guérison de la belle-mère de Simon n’est pas un événement isolé. À la suite de ce miracle domestique, resté peut-être discret, on amène à Jésus de nombreux infirmes, et même des possédés. Jésus guérit et il exorcise. Ce sont les signes de l’avènement du règne de Dieu, d’après Jésus lui-même : il refuse de rester à Capharnaüm parce « qu’aux autres villes aussi il faut annoncer la Bonne Nouvelle du règne de Dieu » (Mc 1,38). Il l’avait d’ailleurs annoncé quelques jours plus tôt dans la synagogue de Nazareth, en lisant l’oracle messianique d’Isaïe : la Bonne Nouvelle est annoncée aux pauvres, les captifs sont libérés, les aveugles retrouvent la vue, les opprimés sont libérés, c’est le signe que le Messie arrive et que le Royaume de Dieu est déjà commencé.

Et on retrouve ici la leçon de la belle-mère de Simon. Car, oui, Jésus accomplit le Royaume de Dieu tel qu’il était attendu par les Juifs, au moins parmi ceux qui lisaient l’Écriture sans avoir un voile sur les yeux. Il coche les cases : guérison des malades, libération des opprimés, etc. C’est bien un accomplissement par rapport à l’attente d’Israël. Pour les contemporains de Jésus, la rencontre du Christ est d’abord une expérience de libération, plus encore qu’une expérience de vérité. Il y a quelque chose à méditer là pour l’évangélisation, à laquelle Paul invite si fortement dans la deuxième lecture de ce dimanche (1 Co 9,16-23). La rencontre de Jésus Christ a un tel prix aux yeux de Paul, qu’il fait tout son possible pour la rendre facile au plus grand nombre.

Qu’est-ce que l’Évangile que Paul annonce avec tant de passion ? Une doctrine capable de convaincre les forts ? Un nouvel hymne sur Dieu pour émouvoir les gens pieux ? Une morale pour redresser les faibles ? Non, Paul, proclame Jésus livré aux souffrants de la terre, médecin des âmes et des corps, Seigneur compatissant attentif à la plainte de tous les « Job » du monde. En lui, la Bonne Nouvelle se fait consolation, onction, délivrance. Les pauvres accourent. Dès qu’ils le touchent, la fièvre qui les agitait les quitte. L’homme n’est pas le mal, Jésus le délivre de tout ce qui l’empêche d’être lui-même. Même la belle-mère de Simon se met à servir. Jésus entre partout, dans les lieux privés, publics, religieux. Après la synagogue, il passe par la maison de Simon, s’attarde le soir sur la grand-place de la ville. Partout, les forces du mal reculent. À quel prix ! Jésus se fait esclave de tous, jusqu’au bout de ses forces. Où puise-t-il son énergie ? En son Père. C’est son secret. Il sort prier avant l’aube, en solitude. Il le fera toute sa vie. Dans ce cœur à cœur qui le ressource, il renaît chaque matin, libre, confirmé dans sa mission. « Tout le monde le cherche ? » (Mc 1,37). Nous savons, nous, où le trouver : chez son Père. Jésus déjoue les pièges du succès et quitte Capharnaüm. Il n’est pas venu pour le privilège de quelques-uns ni pour devenir une star de masse. Il restera pauvre parmi les pauvres pour en gagner à tout prix quelques-uns.

Dans une époque où la conscience du péché s’est obscurcie, il serait absurde et contreproductif de culpabiliser les gens sur un péché que l’atrophie spirituelle générale les empêche de voir dans bien des cas. Mieux vaut se pencher avec miséricorde sur la servitude et le malheur qui en découlent, et montrer comment Dieu peut en libérer. Le Christ est d’abord un Dieu qui libère ! Si l’on revient aux Juifs du temps de Jésus, le Royaume de Dieu tel que Jésus l’accomplit ne correspond pourtant pas parfaitement à leurs attentes : il ne renverse pas l’oppression étrangère, il ne restaure pas la royauté davidique, et ultimement, il semble plus intéressé par la rémission des péchés et le don de la vie divine que par la disparition définitive des injustices politiques, sociales et économiques. Jésus déçoit sur le choix des fins, mais aussi sur le choix des moyens : des gestes d’humilité, tirés de la vie quotidienne, et finalement la mort sur la Croix. Jésus est déconcertant. Quand tout lui réussit et que tout le monde le cherche, il s’enfuit, seul, pour prier.

Jésus répond à nos attentes, mais il réalise plus, mieux et différemment de ce qui était humainement prévisible. C’est une leçon pour notre vie spirituelle, en particulier pour notre prière de demande. En partant d’abord et exclusivement de l’expérience humaine et de nos aspirations, même spirituelles, nous risquons d’enfermer Dieu dans le cadre étroit de nos attentes. Nous risquons d’oublier que ce n’est pas Dieu qui est fait pour l’homme, mais l’homme pour Dieu. Mieux vaut alors contempler humblement dans l’Évangile ce que Dieu veut nous donner en Jésus, et comment il veut nous le donner. Il veut l’homme debout et l’homme vivant.