C CARÊME 05 JEAN 08,01-11 (17)
Chimay : 03.04.2022
Frères et sœurs, « Jeter la première pierre » à quelqu’un, c’est être le premier à le critiquer et à le condamner. Si cette expression est à prendre au sens figuré dans notre société occidentale, ce n’est malheureusement pas le cas partout dans le monde. La lapidation était une forme d’exécution dans laquelle un groupe d’individus lançait des pierres sur une personne jusqu’à ce que cette dernière décède d’un traumatisme : décès physique, décès psychologique, c’est le même meurtre. La lapidation a été attestée comme une forme de punition pour de graves méfaits depuis l’Antiquité. Son adoption dans certains systèmes juridiques contemporains a suscité la controverse au cours des dernières décennies. Toutefois, la lapidation aurait été appliquée au premier siècle de notre ère ainsi que le suggèrent, dans le Nouveau Testament, l’épisode de la femme adultère de l’Évangile selon Jean d’aujourd’hui : « Celui d’entre vous qui est sans péché, qu’il soit le premier à lui jeter une pierre » (Jn 8,7) ou, dans les Actes des Apôtres, le récit du martyre d’Étienne, le premier diacre de l’Église (Ac 6,54-60). À l’époque de Jésus, la lapidation était la peine qui punissait l’adultère, considéré comme un péché très grave (Lv 20,10 et Dt 22,24).
Alors que Jésus est en train d’enseigner aux foules, les scribes et les pharisiens lui amènent une femme surprise en plein délit d’adultère et lui demandent son avis quant à la conduite à tenir : « Or, dans la Loi, Moïse nous a ordonné de lapider ces femmes-là. Et toi, que dis-tu ? » (Jn 8,5). Jésus ne répond pas tout de suite, il se baisse et écrit sur le sol avec le doigt. Comme on persistait à l’interroger, il se redresse et leur dit : « Celui d’entre vous qui est sans péché, qu’il soit le premier à lui jeter une pierre » (Jn 8,7).
Ce passage des Écritures est bien connu et représente un modèle de répartie et de subtilité. Sous une fausse attitude de respect, l’objectif des pharisiens est, une fois de plus, de tenter de mettre Jésus en difficulté : soit il respecte son enseignement du pardon et désobéit à la Loi de Moïse, se condamnant lui-même ; soit il applique strictement la Loi et condamne la pauvre femme. Des hommes l’ont trainée devant Jésus et l’ont placée au milieu de la foule comme un animal que l’on va mettre à mort. Une femme qui n’est finalement qu’un instrument entre les mains des pharisiens ; ces spécialistes de la morale vivant dans la stricte observance de la Loi écrite sont prêts à la sacrifier en l’utilisant contre Jésus. C’est une moralité infâme, sans cœur et sans âme. Mais si les pharisiens réussissent, Jésus sera considéré comme un faux prophète, il sera réduit au silence, voire discrédité et condamné.
Mais Jésus reste circonspect ; son silence est surprenant ; son geste énigmatique ; il semble comme ailleurs, perdu dans ses pensées, alors que tous attendent une réaction. Un professeur de théologie biblique à la Faculté de théologie de l’Université Grégorienne de Rome rapporte que « l’acte d’écrire avec le doigt est très rare dans la Bible, et se réduit pratiquement à trois événements » dont deux pour évoquer les tables de pierre « écrites du doigt de Dieu » (Ex 31,18 et Dt 9,10).
Saint Augustin observe que ce geste présente le Christ comme un législateur divin : Jésus est la Justice en personne. Et, en tant que législateur, Jésus ne s’oppose pas à la Loi, il ne cherche pas à innocenter la femme (elle-même d’ailleurs reste silencieuse et ne tente pas de se trouver des excuses). Jésus n’essaie pas d’argumenter contre ses adversaires ni de s’opposer à eux, il les prend simplement à leur propre piège et les confronte à leur hypocrisie. Son invitation à lancer la première pierre oblige les accusateurs à entrer en eux-mêmes et, en se regardant, à se découvrir eux-mêmes pécheurs. Là encore, le silence en dit long… Les plus vieux partis, les jeunes suivent. Personne ne se sent le cœur serein lorsque Jésus appelle à la vérité. Car c’est bien ce qu’a fait Jésus : au lieu de les condamner à son tour comme ils ont condamné d’emblée la femme, il les appelle à un regard intérieur. Il ouvre leur cœur pour une introspection, une mise à nu à laquelle nul n’échappe devant Dieu. Car qui dit repentir dit péché ; qui dit péché dit connaissance de soi ; qui dit connaissance de soi dit rencontre de Dieu.
Saint Augustin résume alors la situation par cette phrase puissante : « Ils demeurent tous deux seuls, la misère et la miséricorde ». La miséricorde est « quelque chose de difficile à comprendre, explique le pape François ; elle n’efface pas les péchés, car ce qui efface les péchés c’est le pardon de Dieu. La miséricorde est la manière dont pardonne Dieu ». Là, face à la femme demeurée seule devant lui, Jésus à nouveau parle peu. Il ne demande pas d’explications, il lui adresse à peine quelques mots : « Moi non plus, je ne te condamne pas. Va, et désormais ne pèche plus » (Jn 8,11).
Lui qui n’est pas « venu juger le monde, mais le sauver » (Jn 12,47), il l’envoie ainsi vers une vie nouvelle, sans la stigmatiser ni l’enfermer dans sa faute. Et saint Augustin souligne encore : « Le Seigneur condamne le péché, pas le pécheur ».
Après le fils prodigue, une femme adultère ! D’un dimanche à l’autre, la liturgie présenterait-elle des anti-modèles ? Pas vraiment ! Car ce n’est pas le péché, quel qu’il soit, qui fait l’objet de ces récits, mais l’attitude de Jésus envers le pécheur ou la pécheresse. Dans le premier cas, le pécheur se repent. Dans le second cas, le texte ne précise même pas que la femme se repente. Simplement que le Christ la renvoie en l’invitant à se repentir et à ne plus pécher. Cet aplomb a probablement étonné certains copistes. C’est peut-être cet étonnement qui explique que ce récit ne figure pas dans nombre de manuscrits anciens de l’évangile de Jean. On l’attribuerait même à saint Luc à la suite de Luc 21,38.
Ce n’est pas que Jésus approuve l’adultère. En d’autres endroits, il le réprouve, sans ambiguïté. Il reprend le commandement divin : « Tu ne commettras pas d’adultère » (Lc 18,20). Mais ici, il estime pouvoir donner à cette femme une nouvelle chance. « Voici que je fais une chose nouvelle : elle germe déjà, ne la voyez-vous pas ? », déclare le Seigneur, en Isaïe (16,19). Même si nos cœurs sont arides comme le désert, le Seigneur y fait passer les fleuves de son amour et de sa vie. La manière dont Jésus agit est une nouveauté radicale. Mais elle n’est pas naïveté. Dans celle qui avait commis une faute, il a probablement perçu un germe de conversion. Lui sait ce qu’il y a dans l’être humain (Jn 2,24). En tout cas, il décide de lui faire confiance pour l’avenir. Il libère cette femme de la passion qui la rend captive (Ps 125) et, pour paraphraser saint Paul, oubliant ce qui est en arrière, il la lance vers l’avant et l’invite explicitement – « ne pèche plus » – à courir vers le but en vue du prix auquel Dieu l’appelle là-haut dans le Christ Jésus (Ph 3,8-14). Plus rien ne compte pour Paul que de s’efforcer de connaître Jésus Christ qui, le premier, s’est saisi de lui (Ph 3,12).
Après s’être relevé et s’être fait confirmer par la femme que personne ne l’avait condamnée, Jésus lui dit ces paroles : « Moi non plus je ne te condamne pas. Va et désormais ne pèche plus » (Jn 8,11). En ne la condamnant pas, Jésus n’annule pas la loi de Moïse, il l’accomplit (Mt 5,17) en lui donnant son véritable sens, qui ne peut être que celui de l’amour. Jésus appelle la femme à sa propre vérité, il lui demande d’épurer son désir, pour se centrer sur ce qui est essentiel et vital : l’amour de Dieu et l’amour des frères.
Au soir de sa vie terrestre, Jésus donnera ce commandement nouveau : « Aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés » (Jn 13,34). Or le premier pas de l’amour, c’est le pardon, le pardon déjà d’être différents les uns des autres. Là est la loi de Dieu, qui surpasse toutes celles des hommes.