C 26 LUC 16, 19-31 (15)
Chimay : 25.09.2022
Frères et sœurs, la liturgie de ce dimanche nous fait entendre la voix du prophète Amos (6,1-7). Le prophète c’est quelqu’un qui parle de la part de Dieu. Sa mission n’est pas d’enfoncer le pécheur dans son mal mais de l’appeler à se convertir. Aussi il dénonce le luxe insolent des classes dirigeantes du pays, aveugles sur la misère du peuple. Il se montre implacable envers la société corrompue de son temps. Quand le droit et la justice sont bafoués, le pays court à sa perte. Dieu ne supporte pas, dit-il, qu’une petite minorité s’enrichisse au détriment des plus pauvres. Si Amos revenait, il dénoncerait tout ce gaspillage en biens essentiels qui est une gifle à tous ceux et celles qui n’ont pas de quoi survivre. Dans son encyclique « Laudato si », le pape François nous invite tous à une telle conversion.
C’est aussi l’appel que nous retrouvons dans l’Évangile de ce dimanche. La parabole du riche et de Lazare ressemble à un cauchemar qui lui-même parait très proche de l’idée que, pendant des siècles, les chrétiens se sont faite des enfers... Ce qui donne une dimension dramatique à la situation, ce n’est pas tant les souffrances physiques décrites que les troubles psychologiques qui les accompagnent. En quelques secondes, l’homme riche se rend compte que sa situation est liée à l’indifférence qu’il a pu éprouver dans sa vie passée. Or c’est une chose sur laquelle il n’a plus de prise. Il expérimente alors l’impuissance de ne rien pouvoir faire pour repartir à zéro, changer de vie, modifier ses comportements. Cette déficience s’étend même au fait de ne pas pouvoir prévenir ses proches pour leur éviter de faire les mêmes erreurs que lui. Voilà une bonne définition d’une situation infernale : prendre conscience de ses erreurs et ne pouvoir rien faire pour en changer les conséquences. Bref, cet évangile nous montre un homme riche qui fait bombance tous les jours, mais qui ignore le pauvre Lazare qui reste couché à sa porte. Dieu ne peut pas tolérer cette situation dramatique. Il a créé le monde pour que tous les hommes y vivent ensemble en frères. Il nous invite à partager les biens qu’il a créés en abondance. Il ne supporte pas qu’une infime minorité possède plus de la moitié des richesses globales.
Dans quel but Jésus raconte-t-il une histoire aussi douloureuse que ce dialogue entre Abraham et cette personne qui regrette sa vie passée ? Très certainement pour réveiller son auditoire et le remettre sur le chemin de la vie. Si l’enfer c’est l’impuissance, la vie idéale est de prendre conscience du potentiel que l’on a de pouvoir encore et toujours changer de vie. Jésus raconte que tant que nous sommes vivants, nous sommes en capacité d’être libres et de choisir notre chemin. Notre sentiment d’impuissance n’est que relatif. L’Évangile est un chemin de vie et de responsabilité. Les auditeurs, passés et présents, sont vivants et c’est ce grand désir de le rester que Jésus veut susciter en eux.
Entendons-nous bien : la richesse n’est pas mauvaise. Mais elle peut nous entrainer au péché quand elle nous rend sourds et aveugles. Les nouveaux pauvres sont de plus en plus nombreux dans nos villes mais aussi dans nos campagnes. Ils ont besoin d’une aide matérielle, oui, bien sûr. Mais ils attendent surtout que nous les regardions et que nous leur parlions. Le péché du riche, c’est qu’il n’a pas vu. Ses richesses lui ont fermé les yeux, bouché les oreilles et clos le cœur. « Ventre affamé n’a pas d’oreilles », dit la sagesse populaire. Mais l’évangile nous dit plutôt que celui qui n’entend pas, ce n’est pas l’affamé, mais le satisfait, le repus, l’individualiste. La faim est un malheur, la satiété est un danger.
La voie de l’Évangile paraît parfois bien étroite. Et le but d’un commentaire n’est pas d’en diminuer l’exigence. Non pas que l’Évangile soit là pour nous donner mauvaise conscience ; il vient nous empêcher de nous installer dans notre confort. Il y a des conforts agréables, comme il y a aussi des conforts glauques, des conforts où on est malheureux, des conforts où on crève de solitude, mais qui restent des conforts tout de même. Il n’est pas bon pour l’homme de rester toujours confit dans la même confiture. La voie de l’Évangile pour m’arracher aux conforts qui m’isole, c’est mon frère. C’est lui qui, par sa détresse matérielle ou morale, par ses idées qui me surprennent, par ses manières de faire qui ne sont pas les miennes, vient m’empêcher de devenir un vieux garçon spirituel, perclus d’habitudes qui deviennent vite des manies.
Notre réflexe sera de nous protéger de ces autres qui remettent en question notre vie bien agencée. Attention, nous dit Jésus, ton prochain n’est pas un danger, mais ton salut ! Si tu t’en protèges, si tu le fuis, tu seras aussi seul que le riche qui ne voyait même plus Lazare et sa misère. Dans la plupart des couvents et monastères, les frères prient en se faisant face. Je prie Dieu, mais celui que j’ai sous les yeux, c’est ce frère qui se tient devant moi, qui m’agace, ce frère dont la détresse m’inquiète et que je ne veux pas voir ; ce frère fait à l’image de Dieu, dont il est, de l’aveu même de Dieu, l’icône la plus ressemblante.
C’est absolument dramatique parce que c’est notre avenir éternel qui est en jeu : il n’y aura pas de séance de rattrapage ; nous verrons plus clair parce que la mort nous aura enlevé toutes les richesses qui nous aveuglaient ; ce jour-là, nous ne pourrons plus repartir à zéro. L’Évangile nous parle d’un grand abîme entre le riche et Lazare ; cet abîme infranchissable, c’est lui, le riche, qui l’a creusé. Cette solitude dans laquelle il se trouve, c’est lui qui l’a organisée. Il s’y est complètement enfermé. Maintenant, personne ne peut rien pour lui.
Il nous faut recevoir cet Évangile comme un appel pressant à nous convertir. Le Seigneur compte sur nous pour que nous ouvrions nos yeux, nos oreilles et surtout notre cœur à tous ceux et celles qui souffrent de la précarité, du mépris et de l’exclusion. Nous ne devons pas attendre qu’une apparition vienne nous dire qui est Lazare et où le trouver : il est à notre porte, même s’il habite au bout du monde. Si nous ne le voyons pas, c’est que nous sommes aveugles. Il devient urgent de combler les ravins d’indifférence, de raboter les montagnes de préjugés et d’abattre les murs d’égoïsme.
La grande priorité c’est de construire des ponts, de tracer des routes et d’aller à la rencontre des autres. Le Christ est là pour nous accompagner car il sait bien que c’est au-dessus de nos forces personnelles. Sa grande mission a été de réconcilier les hommes avec le Père mais aussi entre eux. Il nous veut unis à lui et entre nous. C’est le grand commandement qu’il nous laisse : « Aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés » (Jn 15,12). Nous n’aurons jamais fini de nous ajuster à son regard d’amour sur les personnes qui nous entourent.
L’Eucharistie qui nous rassemble nous annonce un monde où il n’y aura plus de pauvres. Dans ce monde nouveau, tous, riches et pauvres se retrouveront à la même table ; ils partageront ce qu’ils possèdent. Personne n’y manquera du nécessaire. Tous auront assez pour entrer dans la fête. Le monde que l’Eucharistie annonce, c’est celui-là même que le Christ est venu instaurer. Jésus nous encourage à surmonter notre égoïsme et nos peurs pour partager avec les plus pauvres. C’est pour tous que le Christ a livré son corps et versé son sang. Alors, prenons soin des autres, faisons de belles choses, tout de suite ! Car ce qui n’a pas été semé sur cette terre ne peut pas être récolté au ciel.