A 04 MATTHIEU 05,01-12a (13)

Chimay : 29.01.2023

 

Frères et sœurs, saint Matthieu aujourd’hui nous fait méditer sur les Béatitudes. Jésus y manifeste le désir de Dieu de conduire les hommes au vrai bonheur. Ce message était déjà présent dans la prédication des prophètes : Dieu proche des pauvres et des opprimés libère de ceux qui les maltraitent (Ps 35). Mais dans sa prédication Jésus suit un chemin particulier : il commence avec le terme bienheureux, il poursuit avec l’indication de la condition pour être bienheureux et il conclut en faisant une promesse. Le motif de la béatitude, c’est-à-dire du bonheur, ne réside pas dans la condition requise – pauvres de cœur, ceux qui pleurent, ceux qui ont faim et soif de justice, les persécutés – mais dans la promesse qui la suit, accueillir avec foi le don de Dieu. Ce n’est pas un mécanisme automatique, mais un chemin de vie à la suite du Seigneur. On n’est pas bienheureux si on n’est pas converti, en mesure d’apprécier et de vivre les dons de Dieu. « Convertissez-vous et croyez à la bonne nouvelle » (Mc 1,15).

Arrêtons-nous sur la première béatitude : « Heureux les pauvres de cœur, car le royaume des Cieux est à eux » (v. 4). Le pauvre en esprit est celui qui a assumé les sentiments et l’attitude de ces pauvres qui dans leur condition ne se révoltent pas, mais savent être humbles, dociles, disponibles à la grâce de Dieu. Le bonheur des pauvres – des pauvres de cœur – a une double dimension : vis-à-vis des biens et vis-à-vis de Dieu. Concernant les biens, les biens matériels, cette pauvreté de cœur est sobriété : pas nécessairement renoncement, mais capacité de goûter l’essentiel, de partager ; capacité de renouveler chaque jour l’étonnement pour la bonté des choses, sans s’appesantir dans l’opacité de la consommation vorace. Plus je possède, plus j’en veux : c’est la consommation vorace. Et cela tue l’âme. Et l’homme ou la femme qui font cela, qui ont cette attitude, “plus j’en ai, plus j’en veux encore”, ne sont pas heureux et n’atteindront pas le bonheur. J’ai déjà entendu quelqu’un me dire, un requin de la finance : « Plus j’ai d’argent, plus il m’en faut. Perdre 100 euros me rend malade et m’empêche de dormir ».

Le pauvre de cœur est le chrétien qui ne compte pas sur lui-même, ni sur les richesses matérielles, qui ne s’entête pas dans ses opinions, mais écoute avec respect et s’en remet volontiers aux décisions d’autrui. Si dans nos communautés il y avait plus de pauvres de cœurs, il y aurait moins de divisions, de conflits et de polémiques ! L’humilité, comme la charité, est une vertu essentielle pour la coexistence dans les communautés chrétiennes. Les pauvres, en ce sens évangélique, privilégient le partage sur la possession. Avoir toujours le cœur et les mains ouverts, pas fermés. Quand le cœur est fermé, c’est un cœur étroit : il ne sait pas non plus comment aimer. Quand le cœur est ouvert, il marche sur le chemin de l’amour.

II faut un très long parcours pour découvrir que notre force provient de Dieu. Car « ce qu’il y a de fou dans le monde, voilà ce que Dieu a choisi, pour couvrir de confusion les sages » (1 Co 1,27).

Il y a dans les propos de l’épître aux Corinthiens un décentrement radical. « Celui qui veut être fier, qu’il mette sa fierté dans le Seigneur » (1 Co 1,31). La proposition met un terme à toutes les querelles d’ego, car la seule force qu’il vaille la peine de rechercher est celle qui vient de Dieu. Ce même constat traverse les psaumes et se retrouve dans la parole des prophètes. La force qui anime l’être humain ne vient pas de lui. Cette prise de conscience est libératrice car elle sort chacun d’une logique de concurrence, de perfection, d’acquisition, d’orgueil. Ce n’est pas à la recherche de compétences supplémentaires que l’être humain doit consacrer sa vie. Il a mieux à faire de son temps. L’énergie qu’il n’a plus à mettre là, il peut dès lors l’employer à faire confiance, à travailler pour la justice, à vivre en paix.

Une belle continuité traverse tous les textes de ce jour. Un seul et même message y est proclamé. Par différents biais, il raconte une sorte de mode d’emploi de la vie humaine. C’est peut-être le message le plus clair et le plus explicite que la Bible peut donner. La force de l’homme qui l’anime, son souffle, son énergie, sa vie profonde viennent d’ailleurs. Tout cela se reçoit de Dieu. Jésus incarne et enseigne cette même réalité : « Ils savent maintenant que tout ce que tu m’as donné vient de toi » (Jn 17,7). Il montre ce à quoi une vie humaine peut ressembler quand elle tire sa vie de Dieu. Pour nous, cet enseignement est libérateur. Il nous invite à nous délier des conditionnements qui nous oppressent. Peut-être le moment est-il venu d’expérimenter une autre façon d’exister ! « Heureux les hommes dont tu es la force : des chemins s’ouvrent dans leur cœur ! » (Ps 83,6).

La logique de Dieu est déboussolante. Des pauvres, des faibles, des fous, voilà ce qui est sa force dans le monde ! Voilà les personnes qui vont l’aider à défaire l’injustice et mettre à bas la persécution. Ne faut-il pas soi-même être un peu dérangé pour croire à un tel programme ? Cette logique folle et pleine de surprise, Dieu la met en œuvre avec constance. C’est par le plus petit des peuples qu’il a choisi de parler au monde. C’est par les bègues comme Moïse qu’il choisit de donner sa Torah. C’est par l’échec de la crucifixion qu’il révèle sa puissance d’amour et de vie. C’est par des gens peu instruits, de simples pêcheurs, qu’il envoie proclamer la bonne nouvelle au monde. Oui, Dieu est peut-être surprenant mais il a de la suite dans les idées. Depuis le début, cette vision du monde constitue le cœur de son message, l’information capitale qu’il ne cache à personne : la force se déploie dans la faiblesse. « Ma grâce te suffit, c’est dans la faiblesse que ma puissance se manifeste pleinement » (2 Co 12,9).

Ce message est relativement inaudible dans un trop grand confort. Il peut être jugé ridicule ou insensé, car il n’est jamais mieux saisi que dans des situations de déséquilibre et de perte, des moments où nos propres forces ne suffisent plus. C’est pour cela que les enfants, les malades, les affamés, les abandonnés et les attristés de toutes sortes sont les meilleurs auditeurs de la Parole. C’est ici qu’est la Bonne Nouvelle ! Elle est annoncée aux pauvres : « Il m’a envoyé porter la Bonne Nouvelle aux pauvres, annoncer aux prisonniers qu’ils sont libres, et aux aveugles qu’ils verront la lumière, apporter aux opprimés la libération, annoncer une année de bienfaits accordée par le Seigneur » (Lc 4,18). Si la vie ne se déploie que dans la fragilité, chacun de nous est un partenaire possible, chacune de nos vies chaotiques peut accueillir le salut de Dieu.

La béatitude de Bernadette de Lourdes était la sixième, son cœur pur lui permettait de converser avec la Dame parce qu’il n’y avait rien d’autre que l’amour entre elles. Nous pouvons demander cette béatitude, celle des tout-petits, dans l’humilité de ceux qui se savent déjà exaucés. « Heureux les cœurs pur, Dieu se révèle à eux ».

Que la Vierge Marie, modèle et première des pauvres de cœur parce que totalement docile à la volonté du Seigneur, nous aide à nous abandonner à Dieu, « riche en miséricorde » (Ep 2,4), afin qu’il nous comble de ses dons, spécialement par l’abondance de son pardon.