A 30 MATTHIEU 22,34-40 (13)
Rougemont : 29.10.2023
Frères et sœurs, les pharisiens, apprenant que Jésus avait fermé la bouche aux sadducéens, se réunirent, et l’un d’entre eux, un docteur de la Loi, posa solennellement une question à Jésus pour le mettre à l’épreuve : « Dans la loi, quel est le grand commandement ? » (Mt 22,35). La question méritait d’être posée car, dans le livre de la Loi des Juifs, il y en a 613. C’est une question fréquente chez les responsables juifs de l’époque.
Mais la question est un piège. Si Jésus répond 1. L’observance du Sabbat : on va l’accuser de ne pas le respecter : il fait des guérisons le jour du sabbat. Si Jésus répond 2. La pureté rituelle : on va l’accuser de toucher des impurs, des lépreux, et même de prendre ses repas avec des publicains, collecteurs d’impôts, collaborateurs avec les Romains. Si Jésus répond 3. L’étude de la Loi – même de nos jours l’étude de la Loi est importante pour les juifs pieux : on va lui répondre que la plupart de ses disciples ne savent ni lire ni écrire. Comment peuvent-ils étudier la Loi ? Peu importe la réponse de Jésus, l’objectif est de le décrédibiliser.
S’ils interrogent Jésus, ce n’est pas pour approfondir l’enseignement de la Loi, mais pour lui tendre un piège. Ils le voyaient accomplir chaque jour des œuvres de miséricorde ; il était très proche des blessés de la vie, des malades et des égarés, des infréquentables. Il guérissait le jour du Sabbat. On lui reproche d’en faire trop au détriment de la Loi de Dieu. Même si toutes les lois bibliques sont émaillées de rappels, rappel de la souffrance endurée quand on était esclave en Égypte, rappel de Dieu libérant son peuple. Si Dieu a libéré son peuple, c’est parce qu’il a entendu le cri des malheureux. Il est concerné par la souffrance humaine : « Si tu accables l’opprimé et l’étranger et qu’ils crient vers moi, j’écouterai leur cri… car je suis compatissant ! » (Ex 22).
Alors Jésus commence par citer la prière que tout Juif récite matin et soir : le Shema Israël sur le commandement de l’amour de Dieu tiré du Dt 6,4-5 : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme et de tout ton esprit ». Voilà le grand, le premier commandement. Et voici un second : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même ». Tel est l’inédit de Jésus : les deux commandements sont semblables, identiques, inséparables. Ils commandent toute l’Écriture.
Un scribe interroge Jésus sur le grand commandement, sous-entendu l’unique, et Jésus répond en en évoquant deux, l’amour de Dieu et celui du prochain. La vérité est que l’un et l’autre commandements vont absolument de pair : pour prendre une image, ils sont les deux faces d’une seule et même pièce. Saint Jean développera et affirmera à l’envi ce point dans sa première Lettre, en particulier dans les versets suivants : « Si quelqu’un dit : “J’aime Dieu” et qu’il déteste son frère, c’est un menteur : celui qui n’aime pas son frère, qu’il voit, ne saurait aimer Dieu qu’il ne voit pas. Oui, voilà le commandement que nous avons reçu de lui : que celui qui aime Dieu aime aussi son frère » (1 Jn 04,20-21). En commentant justement la première épître de Saint Jean, Saint Augustin disait : « Il n’y a qu’un amour ! L’amour de Dieu et du prochain se complètent, se stimulent, ne font qu’un. Pour le dire autrement, l’amour n’a qu’un nom, il ne saurait se partager en deux et, de la sorte, se limiter ».
Dans sa réponse, Jésus rappelle ce qui est dit dans le livre du Deutéronome : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme et de tout ton esprit » (Mt 22,37-38). Il aurait pu s’arrêter là, mais il ajoute quelque chose qui n’avait pas été demandé par le docteur de la loi : « Le second commandement lui est semblable… Tu aimeras ton prochain comme toi-même ». Jésus met ces deux commandements ensemble pour nous révéler qu’ils sont inséparables et complémentaires. On ne peut aimer Dieu sans aimer le prochain. Et on ne peut aimer le prochain sans aimer Dieu.
Voilà que la « mise à l’épreuve » de Jésus a échoué. Mais c’est quand même un vrai défi que d’aimer Dieu, son prochain et soi-même. Aimer, non pas avec de simples sentiments, mais d’un amour vrai, qu’on découvre en creusant l’amour manifesté sur la croix et qui mène jusqu’à aimer même ses ennemis. Mais comment aimer Dieu en aimant son prochain, sinon en cherchant le Christ dans son prochain ? Et qui est mon prochain ? La Parole de Dieu donne des pistes. Comme Dieu, être attentif à l’autre dans le besoin et venir vers lui : c’est un chemin d’imitation de Dieu, d’imitation de Jésus Christ, aperçu et connu dans l’Évangile. Ainsi certains de nous, par leurs actions envers les autres, deviennent aussi des modèles à imiter. Le prochain qui m’attend me révèle le Seigneur qui l’aime et que je suis appelé à l’aimer moi aussi.
Au soir du Jeudi Saint, Jésus disait : « Comme je vous ai aimés, aimez-vous les uns les autres » (Jn 13,34). Il ne s’agit plus d’une simple loi écrite mais d’une personne qui se donne. Le Christ continue à insuffler son Esprit Saint à ses fidèles pour animer nos pensées, nos paroles et nos actes. Il s’identifie à notre prochain et il nous appelle à le reconnaître dans les autres. Ce que nous avons fait « au plus petit d’entre les siens c’est à lui que nous l’avons fait » (Mt 25,40).
Ce qui est nouveau ici, c’est le fondement de cette loi : elle concerne un peuple qui a fait la double expérience de l’esclavage en Égypte et de la libération par Dieu. Le Seigneur s’est révélé comme celui qui entend la plainte des humiliés et qui leur rend liberté et dignité. C’est pourquoi il recommande à son peuple d’aimer et de soutenir les immigrés, les pauvres et les gens sans défense.
C’est à notre amour pour les petits et les exclus que nous serons reconnus comme disciples du Christ. Car à travers eux, c’est le Christ qui est là. Il nous appelle tous à aimer Dieu au quotidien et en toutes circonstances. Il importe que notre charité soit active et généreuse. Les organismes de solidarité sont là pour nous aider à la rendre plus efficace. Le Seigneur est là pour nous accompagner et nous montrer le chemin. La sagesse populaire, qui souvent parle juste, exprime la règle d’or universelle sous la forme d’une négation : « Ne fais pas à autrui ce que tu n’aimerais pas que l’on te fasse ». Et cette façon de conduire sa vie est non seulement juste, mais encore fructueuse car elle évite bien des comportements déviants, bien des péchés. Pourtant, il existe une autre manière d’exprimer et de vivre la règle d’or, et nul mieux que le Christ ne l’a posée avec une telle clarté, avec une telle concision : « Aime ton prochain comme toi-même », et c’est ainsi que tu aimes Dieu en lui rendant gloire. Amen.