B PÂQUES 01 JEAN 20, 01-09 (1)
Chimay : 31.03.2024
Frères et sœurs, en ce jour de Pâques, essayons de recevoir le récit de l’évangile avec l’innocence d’une première écoute. L’évangéliste précise le cadre temporaire : « Le premier jour de la semaine » (Jn 20,1). Il ne s’agit pas d’une semaine parmi les autres, faisant simplement suite à la précédente, mais de « la » semaine. De quelle semaine unique pourrait-il bien s’agir ? Si nous nous souvenons que Saint Jean commence son Prologue comme une nouvelle Genèse, nous pressentons qu’il s’agit du premier jour de la nouvelle création.
Ce jour s’est déjà levé lorsque Marie Madeleine se rend au tombeau « de grand matin ». Mais même si le soleil a commencé sa course, il n’a pas encore chassé l’obscurité de la nuit ; l’évangéliste précise en effet qu’« il fait encore sombre ». Marie Madeleine n’est toujours pas sortie de l’ancien monde ; elle n’a pas encore pris conscience de la nouveauté advenue, pas plus que nous d’ailleurs : le chapitre 19 de l’évangile se termine en effet sur le récit très sobre de l’ensevelissement de Jésus dans un tombeau neuf ; puis chacun se retire, à cause de la « Préparation », sous-entendu de la fête pascale ; à moins qu’il ne s’agisse des préparatifs d’un tout autre événement que nous avons à découvrir ?
Dans la pénombre de l’aurore, Marie Madeleine ne voit rien, si ce n’est que « la pierre a été enlevée du tombeau » (Jn 20,1). On peut supposer qu’elle s’est risquée à jeter un coup d’œil à l’intérieur puisqu’elle annonce la disparition du corps, qu’elle attribue à l’action d’un sujet inconnu, anonyme : « On a enlevé le Seigneur de son tombeau et nous ne savons pas où on l’a mis » (Jn 20,2). A y regarder de plus près, ce verset nous réserve deux surprises : nous nous attendions à ce que Marie Madeleine exprime son angoisse devant la disparition du corps de son Maître défunt, c’est-à-dire de son cadavre ; or elle parle de l’enlèvement du Seigneur comme s’il s’agissait du rapt d’un vivant. Signe d’un deuil qui n’est pas encore accompli ? Ou pressentiment que l’amour ne peut pas mourir ?
Deuxième surprise : le pluriel de l’aveu d’ignorance : « Nous ne savons pas où on l’a mis » (Jn 20,2). Il est peu probable que Marie Madeleine utilise un pluriel de majesté. Était-elle accompagnée d’autres femmes dont l’évangéliste n’a pas jugé nécessaire de faire explicitement mention ? Sans doute. Mais accueillant le récit tel qu’il nous est livré, il nous semble plutôt entendre, à travers la voix de Marie Madeleine, l’écho de l’aveu d’ignorance qui résonne tout au long du quatrième Évangile : « Nous ne savons pas qui est cet homme, d’où il vient, par quelle autorité il enseigne, chasse les démons et accomplit les signes et miracles qu’on lui attribue ». Marie Madeleine joue ici le rôle du chœur dans les tragédies grecques, qui prononce à haute voix l’avis du grand nombre. La mention de l’incise « Nous ne savons pas » est un indice important dans notre récit, car il suggère que le lieu mystérieux où se trouve le Seigneur n’est pas accessible par des moyens d’investigation simplement humains : il ne se dévoilera qu’aux yeux de la foi. Pour combler le manque au niveau du « savoir », il faut accepter de croire, c’est-à-dire de s’ouvrir à une autre perception des événements, que Saint Jean désigne par le terme « voir ».
Marie Madeleine n’en reste cependant pas à un simple constat : bouleversée par la disparition de son Seigneur, elle court vers ceux qui sont supposés savoir : Simon-Pierre et l’autre disciple, qui est qualifié d’une façon toute particulière : « Celui que Jésus aimait » (Jn 20,2). Il est évident que le Seigneur aimait tous ses disciples ; cette précision suggère plutôt que celui-ci avait répondu d’une façon toute particulière à l’amour du Maître, si bien qu’il lui était uni plus étroitement.
Nos deux apôtres se mettent eux aussi en mouvement, parcourant le trajet inverse de Marie Madeleine, dont le récit ne nous dit pas qu’elle les accompagne : nous la retrouverons plus tard près du tombeau ; pour le moment elle disparaît de la scène, comme si son rôle n’avait consisté qu’à informer les disciples de la disparition du Seigneur de ce monde ancien, disparition qu’elle interprète comme un « enlèvement ».
Pierre et l’autre disciple se hâtent donc sur les lieux pour constater les faits. Ce verset aussi nous surprend : « Ils couraient tous les deux ensemble », c’est-à-dire côte à côte ; « mais l’autre disciple courut plus vite que Pierre et arriva le premier au tombeau » (Jn 20,4). Cette apparente contradiction veut nous rendre attentif au fait que le récit se propose de répondre à deux exigences : la vérification de l’information rapportée par Marie Madeleine et son interprétation. Si les deux compagnons sont côte à côte pour ce qui est du constat de l’absence du corps, dans la recherche du sens de l’événement, « l’autre disciple » précède Pierre, comme la suite du récit le confirme. Sobrement, l’évangéliste suggère, à partir de la différence du comportement extérieur, la différence d’attitude intérieure des deux personnages.
Pierre, sans hésiter, entre dans le tombeau et fait un constat rigoureux de la disposition du « linge qui couvrait la tête et du linceul » (Jn 20,6-7). Il se meut toujours dans l’ancien monde, celui où « il fait encore sombre », et où il ne peut que prendre acte de l’absence troublante du corps du Seigneur.
L’autre disciple, celui qui était « arrivé le premier au tombeau », n’entre pas tout de suite ; il « se penche », geste qui ressemble à une prosternation, et « contemple le linceul resté là ». Son regard illuminé par l’amour, scrute l’invisible et « voit » ; il pressent la présence cachée au creux de l’absence. Ce n’est qu’alors qu’il entre lui aussi, mais il ne pénètre pas dans le même lieu que Pierre. Celui-ci était descendu dans un tombeau vide, symbole du monde ancien marqué par la mort et dont Dieu s’est retiré. Le disciple que Jésus aimait, lui, est entré dans le monde nouveau et dans les temps nouveaux.
Pour Simon-Pierre, « la pierre a été enlevée du tombeau » pour en faire sortir un cadavre. Pour l’autre disciple, elle est roulée afin de permettre aux croyants d’entrer en présence du Seigneur, dans ce lieu qui n’est plus la sépulture d’un défunt, mais un tombeau ouvert, le Temple du Dieu vivant. Jésus Christ est sorti du tombeau.
Ne sommes-nous pas tous confrontés à cette double approche ? Comme Simon-Pierre qui pénètre en premier dans le tombeau, notre raison se saisit d’emblée de l’événement ; mais son analyse n’atteint que le phénomène, c’est-à-dire ce qui apparaît aux yeux de chair ; l’essentiel lui demeure invisible. Seul l’esprit illuminé par la foi, l’espérance et l’amour peut discerner, au cœur d’une contemplation adorante, le mystère du Jour nouveau et du Monde nouveau, le mystère de la nouvelle création qui s’annonce, le mystère de la présence du Vivant qui vient combler notre attente.
Nous qui sommes « ressuscités avec le Christ » par la foi et le baptême, « recherchons les choses d’en-haut : c’est là qu’est le Christ » (Col 3,2) ; tendons vers lui, non pas en fuyant ce monde, mais en convertissant notre regard, de manière à discerner sa présence à nos côtés. Alors nous ne désirerons plus les choses de la terre, mais les réalités d’en haut ; et « lorsque paraîtra le Christ notre vie, nous aussi nous paraîtrons avec lui en pleine gloire » (Col 3,4).