B 17 JEAN 06,01-15 (14)

Chimay : 28.07.2024


Frères et sœurs, pour bien comprendre le message de l’évangile d’aujourd’hui, il y a une erreur que nous devons éviter. En effet, nous risquons de nous laisser prendre par le côté magique et merveilleux du miracle. Dans son récit, saint Jean ne nous parle pas de miracle mais de « signe ». Derrière ce geste, Jésus nous dit quelque chose de lui et de son Père. La portée du signe de la multiplication des pains ne pourra être comprise qu’à la lumière de la foi pascale : Jésus lui-même se donne en nourriture pour notre vie.

Jésus comme Élisée (2 R 4,42-44) nous montre que Dieu voit la souffrance et la faim des hommes ; il n’est pas indifférent à notre situation. Dieu nourrit en abondance son peuple par la main de son prophète Élisée. Plus tard, c’est Jésus lui-même qui nourrira une grande foule (Mt 14,14-21 ; 15,32-38 ; Mc 6,34-44 ; 8,1-9 ; Lc 9,12-17). Dans l’Évangile de ce dimanche, nous trouvons Jésus qui est suivi par une foule immense de personnes ; elles sont désireuses de lui soumettre leurs problèmes, leurs souffrances, leurs maladies, leurs échecs, leurs difficultés. En venant à lui, elles espèrent trouver une solution à leurs soucis ; il y en a peut-être qui le suivent par simple curiosité ; mais Jésus qui ne néglige rien de l’humain constate que le foule est affamée. Il lui faut donc la nourrir.

Bien sûr, il y a la faim physique. De nos jours, beaucoup s’inquiètent de la diminution de leurs ressources pour pouvoir manger et se loger. Oui, bien sûr, et il nous faut en tenir compte ; mais il y a aussi toutes les autres faims qu’un être humain peut éprouver, faim d’être écouté, de pouvoir donner son avis, faim de respect, de dignité… Saint Jean nous dit que Jésus enseigne longuement ces foules qui sont « comme des brebis sans berger » (Mt 9,36). À travers cet enseignement, il veut les aider à retrouver un sens à leur vie ; il veut surtout les amener à découvrir qui est Dieu le Père. Ces paroles de Jésus sont celles « de la Vie éternelle » (Jn 6,68), dira saint Pierre. Elles sont la nourriture qui nous est offerte à tous. Nous savons bien que « ventre affamé n’a pas d’oreille » a écrit Jean de la Fontaine. Quand on a trop faim, on n’écoute plus. On n’écoute rien quand on a faim, quand on a besoin de quelque chose. La population aux abois pourrait se livrer au pillage. Alors, comme Élisée l’avait fait avec le peu de nourriture qu’il avait, Jésus dit : « Donnez-leur vous-mêmes à manger » (2 R 4,41 ; Mc 6,37).

Cette parole, il nous faut l’entendre et la prendre au sérieux. Comme l’apôtre André, nous pouvons être tentés de dire : « Cet enfant n’a que cinq pains et deux poissons ; qu’est-ce que cela pour tant de monde ? » (Jn 6,9). Nous pouvons nous reconnaître dans cette réaction quand nous disons : « L’Europe ne peut pas tout faire… Ce n’est pas à nous de relever les économies des pays pauvres… » (Discours sur l’état de l’Union 2023 de la Présidente von der Leyen).

On dirait que Jésus sourit et se moque un peu de ses disciples, car il sait ce qu’il va faire (Jn 6,6). Il les met à l’épreuve. Mais il veut les faire participer à sa mission. Il veut les instruire, leur montrer. Leur montrer quoi ? Son cœur, sa compassion pour la multitude, sa manière de faire, de prier Dieu son Père, de bénir et de commander aux éléments de la nature et ici au pain, sa manière de raisonner en esprit et en vérité. Raisonnablement, il est impossible de donner à manger à toute cette foule, et la seule solution serait de les renvoyer chez eux. Mais Jésus a un autre désir. Il veut que les frères s’aident les uns les autres, avec le peu qu’ils ont, pour que lui agisse. Les cinq pains que nous apportons, qu’est-ce que cela pour tant de monde ! Mais en passant par les mains du Christ, ils rassasient des foules.

Il nous est bon de réentendre le Christ nous dire : « Donnez-leur vous-même à manger » (Mc 6,37). Car c’est toujours avec le petit peu que nous avons que Dieu peut agir. Si cet enfant n’avait pas donné ses cinq pains et ses deux poissons, il ne se serait rien passé. Dieu a besoin de nos gestes de partage pour réaliser de grandes choses. Une pauvre femme disait à saint Vincent de Paul : « Si les pauvres ne partagent pas, qui le fera ? » Saint Vincent de Paul, c’est lui qui disait : « Les pauvres sont nos maîtres ». Quand il est devenu prêtre, Vincent de Paul « ne s’est pas mis au service d’une idéologie ». Petit à petit, c’est en se mettant au service des pauvres, qu’il a découvert que ce service était « le cœur de l’Évangile ». Il suffit du peu que nous avons, un peu d’amour, un peu de biens matériels et un peu de disponibilité pour vaincre la faim, celle du corps et celle du cœur. Ce peu, nous le remettons entre les mains du Seigneur. C’est avec cela qu’il peut réaliser de grandes choses. Et personne d’entre nous n’a rien dans les mains.

Jésus fait ramasser les restes pour que rien ne se perde (Jn 6,12). Nous ne pouvons pas nous empêcher de penser à cet immense gaspillage de nourriture dénoncé par le pape François dans son encyclique « Laudato Si’ ». Ce geste de Jésus est le signe de la multiplication de l’amour qu’il continue à réaliser en nous. Il nous envoie pour le distribuer à tous ceux et celles qui ont faim d’amour. Ainsi, il dépend de nous que le miracle ne s’arrête jamais, le miracle de l’amour entre les humains.

Ce signe de Jésus est une annonce de l’Eucharistie bien-sûr. Saint Paul nous rappelle que le grand projet de Dieu c’est de rassembler toute l’humanité autour du Christ. « Ayez soin de garder l’unité dans l’Esprit par le lien de la paix » (Ep 4,3). L’unité de l’Église se fonde sur l’unique corps du Christ, animée par l’unique Esprit, et pourtant, elle est aussi notre œuvre. Vivre en paix les uns avec les autres suppose de rester humbles, d’être doux, de garder patience… Communier au Pain que Jésus nous donne, c’est changer nos cœurs pour que nous partagions le pain de la justice et de la fraternité. Nous ne pouvons participer à l’Eucharistie que si nous sommes des magnanimes. Dieu ne fait rien à notre place ; il nous apprend à être responsables, à prendre soin de la vie, de l’avenir des hommes, des animaux et de notre planète.

Comme nous, les personnages bibliques font l’expérience d’un monde limité. Là comme ailleurs les choses manquent. Les pains d’orge, les poissons et l’argent ne sont pas sans fin et vivre consiste à faire attention à l’usage des biens qui nous entourent. Comme il n’y a pas de planète de rechange, dans bien des cas, il n’y a pas non plus de biens et de ressources à disposition. Il faut faire avec ce qui est là. Et c’est bien ce que font les prophètes : ils font avec. Ils ne vont pas chercher autre chose que la réalité présente, devant eux, accessible à tout le monde. C’est à partir d’elle et à la vue de tous qu’ils choisissent de donner ce qui est là. A cet instant, à l’inverse de toutes les prévisions, la logique et les statistiques comptables, les biens augmentent et chacun peut prendre part au repas. Chacun mange et il en reste. Chacun participe au repas et rien ne manque. Contrairement à ce qu’une lecture facile laisserait croire, il n’y a pas de magie, pas de tour de passe-passe, pas de surplus caché derrière le décor. La Parole de Dieu ne cache rien à ses lecteurs et révèle les dessous du réel. Si la réalité est augmentée, c’est qu’elle est offerte. A l’image de Dieu, il est possible d’ouvrir les mains et de donner et, ce faisant, d’augmenter la vie autour de soi. Rien n’est demandé d’autre que de faire confiance dans ce geste posé par Dieu le premier. « Bénis le Seigneur, ô mon âme, n’oublie aucun de ses bienfaits » (Ps 102,2).