CHAPITRE III

LES MONIALES TIBÉTAINES

UN GROUPE MÉCONNU : LES NONNES BOUDDHISTES

 

Dansnotre siècle, où certains sujets sont rebattus, d’autres, on ne sait troppourquoi, sont généralement négligés. Sans être féministe, on s’étonne à bondroit que l’on parle si peu des nonnes bouddhistes et que le grand publicignore jusqu’à l’existence de moniales dans la tradition tibétaine. Notre essaivoudrait combler une lacune. Je m’intéresse à la question depuis longtemps etje tâchai de m’informer, notamment au cours de voyages en Inde, car le Tibet mesemblait alors inaccessible.

Uncongrès en Espagne fut pour moi l’occasion de faire à Valladolid un exposéintitulé El monacato femenino en elbudismo tibetano. C’était dans le cadre de la XXeSemanade Estudios Monásticos (1984).Cette conférence parut ensuite en français dans la revue Collectanea Cisterciensia, 1987, p.260 – 277. Remaniée et mise àjour, dans les Studia Missionalia del’Université Grégorienne (vol. 40, 1991, p. 287 – 313) : Des nonnes bouddhistes sur le toit du monde. On remarquera que lecontenu de ce chapitre était déjà, pour l’essentiel, publié quand notre amiMôhan Wijayaratna fit paraître son livre Lesmoniales bouddhistes. Naissance et développement du monachisme féminin.Nous en fîmes une recension élogieuse. Il ne couvre cependant qu’une partie denotre sujet. Car il s’intéresse surtout aux origines de l’institution desmoniales et aux divers règlements auxquels elles étaient soumises durant lapériode ancienne, dans le contexte des Theravādins.

Plusrécemment a paru le livre d’une Norvégienne, disciple du Professeur PerKvaerne, de l’Université d’Oslo :Hanna Havnevik : Combats desnonnes tibétaines. Religieuses bouddhistes du Pays des neiges. (ÉditionsDharma, St. Michel en l’Herm, 1995).

Lors de notrerencontre avec le monachisme tibétain en Inde au mois de novembre 1992, puis aucours de notre pèlerinage au Tibet en juillet 1994, de nouvelles expériencesnous furent offertes. Nous en reparlerons au chapitre qui leur est réservé dansnotre deuxième partie.

Surle monachisme féminin dans le bouddhisme on a écrit fort peu. Le meilleurexposé que je connaisse est celui du Père Jesús López – Gay S.J., doyen de laFaculté de Missiologie de l'Université Grégorienne : Origen del monacato femenino budista .On nous permettra de le résumer. Mon apport personnel consistera à envisager cequi est propre au monachisme tibétain, que les circonstances m’ont amené àmieux connaître.

Enremontant l’histoire

Dansl’Inde pré-aryenne la femme jouissaitd’une situation en tout semblable à l’homme. Avec l’invasion des Aryens, lafemme passa à une condition d’infériorité. La littérature védique nous montre un double type de femme : celle qui centrait savie sur le foyer et celle qui suivait une vie ascétique, dédiée à la recherchede sa propre réalisation spirituelle. Celles qui se consacraient à ce genre devie ne formaient pas alors de communautés ; elles se caractérisaient par unmépris des choses du monde et leur sagesse excellente.

Lejaïnisme est une des sectes réforméescontemporaines du bouddhisme. Son fondateur, Mahāvīra ou Jina, aumilieu du VIe siècle avant J.-C., l’organisa en un mouvement où lalibération est seulementle fruit de laconnaissance et d’une vie d’un ascétisme parfois exagéré. Des textes qui seréfèrent à cette époque et même à des siècles antérieurs parlent déjà, danscette tradition, de milliers de moniales et l’on peut déduire de leurs règlesque, dès cette époque, les moniales vivaient en communautés, anciennes et jeunesensemble, sous une supérieure à laquelle il fallait demander pardon en cas dediscussions communautaires. On connaît leurs règles innombrables etminutieuses, leurs quatre vœux : « ne pas tuer (même un insecte), nimentir, ni voler, ni posséder quoi que ce soit. »Quand Mahāvīra introduisit uncinquième vœu, celui de chasteté (brahma– carya), certains de ses disciples se séparèrent de lui et fondèrent unenouvelle secte. Mais que ce soit chez les jaïnistes ou les ājīvikas, l’histoire a gardé le souvenir de vocationscélèbres et leur récit nous fait connaître quelle était la vie, souventaustère, de moniales qui sont contemporaines des débuts du bouddhisme. Ceserait donc une erreur de croire que le Bouddha fut le premier à instituer unmonachisme féminin ; encore moins juste de le reporter à une époquepostérieure. Il faut également remarquer que le jaïnisme est loin d’avoirdisparu. Des milliers de ses moniales sillonnent de nos jours les routespoudreuses de l’Inde. Nous possédons actuellement à leur sujet un livre d’unegrande érudition. Et lesvisites que nous avons pufaire dansleurs centres, foyers de méditation, de vie intellectuelle et de bienfaisancesociale, nous ont vraiment impressionnés.

Ce quefemme veut... ou le fondateur malgré lui

Beaucoupde femmes, célibataires ou mariées, tout en maintenant leur état séculier,acceptèrent, dès les premiers moments, la doctrine du Bouddha et lafavorisèrent de leurs dons matériels et de leur appui social. Il semble que lespremières femmes laïques qui suivirent le Bouddha furent la mère et l’épouse deYasa, qui avait abandonné son foyer pour se faire moine bouddhiste. Le Bouddhalui-même fit un jour l’éloge des « neuf prééminentes » parmi cesfemmes qui le suivirent. Dans sa doctrine on rencontre de constantes allusionsà la femme, en général pleines d’estime et de reconnaissance, parfois avec unecertaine ironie. Il faut attendre lalittérature du bouddhisme postérieur pour voir de nombreux textes imprégnésd’un anti-féminisme profond,peut-être par suite d’influences culturelles (un retour à la traditionvédique?) ou par suite d’une évolution de la doctrine bouddhiste elle-même.

Toujoursest-il que les sources de la littérature pāli sont unanimes à louer Pajāpatī, tante et nourrice duBouddha, comme la première qui, voulant imiter l’exemple des moines, inaugurala vie monastique féminine. Son histoire est émouvante. Cependant le Bouddhafut d’abord réticent devant sa requête d’abandonner le monde et d’être acceptéedans l’Ordre. Il y fallut l’intervention d’nanda, qui fut toujours en faveur de ces femmes un médiateur constantet décisif. Pajāpatī fut enfin admise à l’ordination qui, en ces débuts, ne comportait d’autre rituel quele fait d’accepter les huit règles fondamentales. Plus tard seulement, la chosese fera en répétant la triple formule : « Je prends refuge dans leBouddha, dans le Dharma, dans le Sangha. » Presque tous les textes (saufle livre des Chants des Moniales,Therīgathā) comportent ici des additions d’une époque postérieureoù se manifeste un courant anti-féministe. Ils soulignent que cette acceptationdes femmes dans l’Ordre serait pour celui-ci une source de maux et la cause quel’Ordre ne durerait plus que 500 ans. L’histoire a bien démenti cetteprophétie...

Pourquoiquitter le monde ? A quois’engageaient-elles ?

Onsait par les textes l’endroit où se situait le premier monastère de moniales,le nombre croissant de celles-ci, les vertus et les « charismes »supérieurs de certaines d’entre elles, la liste de leurs observances, le cadrede leurs instructions, reçues exclusivement des moines... Quant au motif pour lequel tant de femmes,mariées ou vierges, entraient dans cette vie de total renoncement et deparfaite chasteté, il ne peut être, dans le bouddhisme, l’amour ou la fidélitéà une personne, Bouddha, qu’on a connu et dont on ne peut plus se séparer.C’est plutôt le désir d’embrasser une vie ascétique, une vie de renoncement aumonde. Il y a pour cela beaucoup d’éléments qui jouent, souvent d’ordrefamilial, ou la perte d’un être aimé, ou tirés de la psychologie féminine.Fréquemment les vocations venaient de milieux aristocratiques, de famillesaisées.

Lachasteté est un élément essentiel dela vie monastique. Sa raison d’être, il ne faut pas tant la chercher dansl’amour d’une autre personne ou dans une mystique de rencontre personnelle. Onla considère toujours dans le cadre d’une spiritualité de libération despassions et des chaînes psychologiques et physiques. C’est un effort de retourà un état paradisiaque, à l’état originel où n’existaient pas les différencesde sexe et où tous vivaient comme des anges, des êtres spirituels et lumineux.Il y a aussi chez eux une lutte contre les tentations de Māra, le démon,qui s’efforce de perturber ces vocations. Quant aux premières règles fondamentales des moniales, elles tournent autourde ces quelques thèmes : le respect que les moniales doivent témoignervis-à-vis des moines, la fidélité avec laquelle elles ont à rechercher leursinstructions spirituelles, aussi le recours à la confession publique lors d’unchapitre des coulpes. On garde le souvenir de deux moniales douées de donsspirituels qui, étant comme la « voix du Bouddha », eurent leprivilège d’instruire les sœurs, les laïcs, voire les moines. Il y avait deux ans de noviciat. La moniale encharge de l’instruction de la novice en vint à être celle qui lui conférait l’ordination, bien qu’à proprementparler ce fût l’Ordre qui ordonnait « à travers une moniale. » Dèsles débuts, l’Ordre des moines pouvait déléguer une moniale pour l’actejuridique de l’ordination.

Grandeuret décadence du monachisme féminin

Selon les textes canoniques, il y avait, au sein de l’Ordre, unecommunauté de religieuses bien organisée et bien réglementée.La communauté des moines et celle des nonnes prises dans leur ensemble étaientappelées ubhato sangha (l’Ordremonastique sous ses deux faces). L’organisation de la communauté des nonnesétait tout à fait similaire à celle des moines. Elles avaient aussi leur codedisciplinaire complet, les mêmes actes légaux de la communauté et aussi deuxordinations. Il est vrai que les moines avaient le droit de conseiller lesnonnes, mais pas celui de les contrôler.

D’après un bref survol historique du Père López-Gay, qu’il a mis enappendice à un chapitre de son livre LaMística del Budismo , on peutremarquer une évolution très nette. Le monachisme féminin était très florissantdurant la vie du Bouddha et autour de son disciple nanda. Quand celui-ci fut accusé au premier concile bouddhiste d’avoirouvert la porte du monastère aux moniales, ce fut une crise. Leur vitalité putse maintenir un certain temps ; mais unedécadence progressive put ensuite se constater dans tous les pays du Theravāda: on cite des témoignages concordants pour Sri Lanka, la Birmanie, le Laos,etc.

On en arrive à la déclaration suivante d’un bon connaisseur, MonsieurMôhan Wijayaratna: « Ilconvient de noter que depuis le XIIesiècle, il n’existe plus de nonnes bouddhistes dans les pays Theravādin. Desproblèmes politiques, sociaux et climatiques semblent expliquer leurdisparition. Actuellement, dans ces pays, on peut voir des femmes quis’habillent avec un vêtement ocre et observent les dix préceptes, mais sans avoirreçu l’ordination, devenue juridiquement impossible. »

En revanche, les pays duMahāyāna suivirent une évolution en sens inverse. On y assista àune croissance remarquable du monachisme féminin. En Chine, les moniales eurent la faveur d’une impératrice, jusqu’àacquérir, aux IVe et Ve siècles, presque trop depuissance, même politique. Par la Coréele mouvement s’étendit au Japon.

Mais peu à peu, dans ces pays, la splendeur du monachisme féminin estallée s’obscurcissant. Actuellement il n’y a plus que deux monastères demoniales Zen au Japon, l’un d’euxayant d’ailleurs à sa tête une abbesse de grande valeur. On sait qu’en revancheles centres monastiques Zen sont florissants aux États-Unis. L’inspirationvient surtout d’un couvent de moniales Zen en Californie. Elles publient unerevue monastique : The Journal of ShastaAbbey.

Quant à la vitalité des monastères de nonnes au Tibet, je me demande si elle n’est pas due à la place éminente desdivinités féminines et à l’importance de tout ce qui est féminin en généraldans l’ambiance du Tantra.

Au paysdu Soleil Levant

Unemoniale bénédictine belge qui a fait un séjour d’un mois au Japon a pu y vivredans un couvent de moniales de la tradition Sōtō-Zen.Ce monastère Nisido à Nagoya forme actuellement 22 moniales,dont plusieurs venues des États-Unis, à cause de la réputation de l’abbesse AoyamaSensei. C’est une personne d’une grande sagesse. Elle assure ladirection du monastère ainsi que la formation spirituelle de ses disciples.Chacune est en outre en relation avec un roshide son choix, duquel elle dépendra pour sa direction spirituelle pendant toutesa vie, au-delà de ses années de formation au monastère. Le monastère, auJapon, est essentiellement une maison de formation pour des moines ou desmoniales temporaires.

Lezazen, méditation assise en posturetrès stricte, dure en temps normal environ trois heures par jour. En sessionspéciale (sesshin), sept semaines paran, la méditation dure presque toute la journée, ce qui est très éprouvant. Ily a, en outre, environ trois heures de prières liturgiques par jour (récitationdes sūtras).

Cemonastère est de fondation relativement récente. Depuis la seconde GuerreMondiale la femme japonaise s’affranchit peu à peu de la tutelle deshommes.Depuis vingt ans il estpossible à une moniale d’accéder à tous les degrés de la hiérarchie monastique,y compris d’être responsable d’un monastère et officiante du culte. Lesmoniales restent dans ce monastère Nisidode deux à cinq années. Les règles de vie sont fort strictes : soin des actionsquotidiennes, postures du corps, travail manuel. Mais il y a aussi uneinsistance bouddhiste sur la bienveillance, l’esprit fraternel, l’accueil.

Dans le cadre des Échanges spirituels entre moines etmoniales des deux traditions, l’abbesse Aoyama Sensei, avec deux de sesconsœurs, vécut trois semaines en 1987 chez les bénédictines de Pradines, participant à tous les officeset travaux manuels de la communauté. Ce fut une édification réciproque, commeen témoigne la revue mensuelle Prier .Elle raconta sa vie et ses expériences, autant psychologiques que spirituelles,en un petit livre attrayant : Zen Seeds .

Dans latradition des nonnes tibétaines

Lapremière moitié du XXe siècle connut, avant l’invasion chinoise, unemoniale exceptionnelle qui mourut en 1953. Elle était née dans la région natalede Milarepa, au Nord-Ouest du Tibet. Jeune fille très belle, elle avait refuséplusieurs demandes en mariage. Elle vint s’établir au Tibet Central en un lieuplanté de genévriers. Le but était de commencer un centre de retraite. Puis desdisciples affluèrent et ce lieu devint une nunneryde 500 nonnes. Le nom de ce monastère était Chouk-sebet la fondatrice fut honorée du titre de Manjushri (Djé-tsun). On l’appela Chouk-sé-tsun-ma,la Vénérable Maîtresse de Chouk-seb.De temps à autre, des moines des quatre Ordres venaient par centaines pourl’écouter et suivre ses enseignements. Elle visita l’Himāchal Pradesh.Ayant une grande compassion, elle éprouvait une vive souffrance en entendantparler de meurtres et de guerres.Au Tibet de l’Est un autre monastèrecomptait de 600 à 700 nonnes.

Siles nonnes tibétaines ne peuvent plus accéder à la pleine ordination et devenirgelong-ma, c’est par suite de lapersécution du dernier roi, Langdarma (IXe siècle) qui massacra desmilliers de nonnes et en força d’autres à se marier.

Avantque le Tibet n’eût à subir l’invasion chinoise de 1950, le monastère le pluscélèbre dont le supérieur fût une religieuse était le monastère de Samding, près des rives du fameux lacYamdrok, au Tibet Central. Contrairement à la croyance populaire, tous sesmembres étaient des moines et seul le supérieur (the head) était une moniale. C’était Samding Dorjé Phagmo, la seule réincarnation féminine au Tibet.L’actuelle Samding Dorjé Phagmo échappa à l’invasion chinoise du Tibet en 1950,mais à cause de la chaleur excessive de l’Inde, elle retourna au Tibet occupépar les Chinois, où elle réside encore jusqu’à ce jour.

Le seul monastèreféminin (nunnery) qui puisse avoirété fondé par une religieuse fut celui de ZangriKharma au Tibet Central. Il aurait été fondé par Shungsib Jetsun, unemoniale de grande réputation de sainteté.En dehors de ce cas, il n’y en eut pas d’autres de nonnes fondant desmonastères féminins, bien que les épouses du roi tibétain Songtsen Gampoeussent construit des temples tels queRamoché et Tsuglhakhang, deux des lieux de pèlerinage les plus sacrés pour tousles Tibétains. Voici quelques-uns des monastères de femmes dont il faut retenirles noms : près de Lhasa, Drigung Terdrom, Tsang-gun et Gyari Gompo. A Lhasamême, Michung Ri.

Unenunnery célèbre au Tibet Oriental futcelle de Nangchen, appelée Garchag Thekchen Jangchub Ling, appartenant àl’école Nyingma du bouddhisme tibétain.

État dumonachisme au Tibet avant l’invasion chinoise de 1950

Moines et leurs monastères

EcoleNombrede monastèresNombrede moines

Gelug2827323392

Nyingma1597124040

Sakya38853 396

Kagyu48039 007

TOTAL5292539835

Moniales et leurs monastères

EcoleNombrede monastèresNombrede moniales

Gelug22011 589

Nyingma3209 638

Sakya411 239

Kagyu1374 714

TOTAL71827 180

EXILETRENAISSANCE :LESMONIALESTIBÉTAINESENINDE

Al’ombre de Tai Sitou : Sherab Ling

Dansle cadre des relations à établir entre les moines de nos deux religions, j’aidepuis des années des contacts avec des monastères du bouddhisme tibétain. J’aipu de nouveau, en 1983, faire un séjour en divers centres tibétains de l’Indeet du Népal. J’ai notamment vécu cinq mois près de leur Library de Dharamsala, en Inde du Nord, dans l’État montagneux d’Himāchal Pradesh .J’y allais surtout pour apprendre leur langue, mais ce fut également l’occasionde visiter un certain nombre de leurs monastères. C’est ainsi que je me suisrendu pour une semaine à Sherab Ling.C’est un centre appelé à des développements ambitieux ; il est l’œuvred’un lama très élevé dans l’Ordre Karma-Kagyu et qui a lancé l’entreprise quandil n’avait pas trente ans. J’avais eu la bonne fortune de le rencontrer dans uncentre de Dordogne. Tai Sitou Rinpoché està la fois un modèle de réalisation bouddhique et très ouvert aux valeurs duchristianisme. Il a lu trois fois tout le Nouveau Testament en tibétain. Parmiles partenaires du dialogue interreligieux, il est certainement l’un des pluscompétents et des plus agréables. Il a établi son monastère en un sitemerveilleux sur les hauteurs au-delà de Baijnāth. Il l’a construit aumilieu d’une forêt de pins, avec une vue splendide sur une chaîne de montagnesneigeuses. Quand le soleilbrille là-dessus,c’est superbe. Le monastère comptait en 1983 une cinquantaine de moines, laplupart en âge d’école (primaire ou secondaire).

Àpeu de distance (il faut marcher sept ou huit minutes et franchir un torrent),en se faufilant à travers des arbustes sur un sentier boueux et glissant sousla pluie, une petite nonne énergique nous conduisit à une construction qui estdéjà en partie achevée. Ces nonnes tibétaines, appartenant à la même tradition Karma-Kagyu ,ont en effet entrepris de construire en plein bois une petite maison de retraite dans des conditions très difficiles. Il n’y a pas de route sur cette collineescarpée ; on doit charger les briques sur son dos et les grosses pierressur des mules. L’argent aussi leur fait défaut, mais non la motivation. Cettehumble maison, dont le sanctuaire est déjà fait et quelques chambres, n’est pasavant tout destinée aux laïcs, maisauxSœurs, surtout celles de Tilokpur, dont nous allons parler. Elles aspirentà se trouver un lieu de prière et deméditation, dans le silence.

Lapetite Sœur qui conduit se tire d’affaire en anglais. Polie et très pratique, àelle seule elle dirige les travaux de construction de la future nunnery. Elle s’appelle Anila PemaZangmo. Elle me donne une photo du Karmapaet un article qu’elle écrivit sur Lesderniers jours de Sœur Palmo. Elle fut la disciple la plus dévouée de cetteAnglaise, qu’elle appelleHoly Mother (Sainte Mère) : MadameFreda Bedi, quiprit le nom de GelongmaKarma Khechog Palmo. À voir sa photo, c’était une personne assez forte, virile.Elle vécut au Sikkim, guidée par le Karmapa. En 1968, venant de Dalhousie,elles vinrent à Tilokpur, achetèrent le terrain et commencèrent à construire en1969. Terminé en 1972, ce monastère féminin fut complété en 1973. Elle arrivaen 1975 à Sherab Ling. Tai Sitou Rinpoché favorisa leur établissement ; illes aide quant aux plans de construction.

SœurPalmo, qui avait partagé sa vie entre la méditation contemplative et l’actionorganisatrice, s’éteignit paisiblement à Delhi en 1977. Sa disciple fidèle nousreçoit dans une pauvre cabane de bois, couverte d’ardoises noires, où ellehabite seule, à deux minutes de la nunneryen construction, dans une atmosphère de Pères du désert.

Ceséjour à Sherab Ling fut aussi marqué par des conversations avec plusieursmoines de vingt ans, et aussi des moniales bouddhistes, qui nous pressèrentd’aller voir leur monastère.

Tilokpur,au sommet de la sainte colline

Quelquesjours après, nous étions à Tilokpur,sur la route de Pathānkot (ouest de Dharamsala). L’endroit est fameux dansl’histoire du bouddhisme tibétain et surtout vénéré par les Kagyupa. Car c’est ici que leur ancêtre Tilopa vécut en ermite durant de longuesannées. On visite encore, à flanc de rocher, les diverses grottes où l’onsuppose qu’il séjourna. Le paysage est poétique, avec la rivière Brahal(affluent de la Bias) au fond d’une gorge. En haut de la colline les moniales,actuellement au nombre de soixante,ont leur petit temple et la série de leurs cellules. Tout est simple etempreint de piété. Leurs offices sont parfois très longs, durant des heures et,à certaines fêtes, toute la journée. Dans ce dernier cas, il suffit quequelques-unes assurent une présence de la communauté, les autres Sœurs vaquantaux divers services domestiques ; car il va de soi qu’elles font toutelles-mêmes. On tient compte du climat pour les prosternations. Au Tibet on lesfait en été, et les trois autres «pratiques préliminaires » (récitation demantras, offrande du mandala, pratique du guru-yoga)en hiver. On fait l’inverse en Inde.

Laplupart des nonnes sont jeunes, mais il nous a semblé que leur pauvreté lesempêche de recevoir un enseignement approprié à leur vocation. Il ne suffit pasqu’un lama de passage leur fasse une petite série de conférences. On tâcherad’y remédier à l’avenir. L’abbesse est elle-même une intellectuelle ; ellevient d’obtenir son doctorat en sanskrit de Sārnāth. Deux desmoniales connaissent l’anglais, ayant été formées dans des écoles chrétiennes.Mais l’éducation des autres est défectueuse. Toute personne sensée admettraque, de nos jours, les moniales ne peuvent se contenter d’une formationexclusivement spirituelle et liturgique, sans aucune ouverture sur le mondeprofane. Même leur spiritualité en serait sclérosée. À Tilokpur on lutte pourla vie et une entrevue avec la Mère Abbesse nous montra combien le manque deressources les préoccupe. Ce n’est pas l’idéal qui fait défaut, mais les moyensfinanciers. Mais elles sont un peu comme des clarisses. Ce qui frappe sur cettecolline, c’est que leur pauvreté ne les empêche pas d’être joyeuses, riant mêmeau temple devant les petites erreurs qu’entraîne un rituel passablementcompliqué.

Dans lerayonnement des Gelugpa : McLeod Ganj

Lelundi de Pâques, sous la conduite d’une anila(moniale) allemande, nous montons à la nunneryde McLeod Ganj, déjà visitée en 1980.Un brin de topographie ne ferait pas de tort. Dharamsala est un gros bourg d’environ 11 000 habitants, mais ils’échelonne sur une colline à pente raide. Tout en bas, le Post-Office , unhôpital, un important marché bien achalandé ; la population est en grandemajorité indienne. C’est le LowerDharamsala ou Kotwali. Si l’onmonte vingt minutes par un raccourci, on arrive aux terrasses de la Library, bibliothèque tibétaine bienorganisée, entourée des «ministères » du gouvernement tibétain en exil. Sil’on monte encore durant une demi-heure, on arrive à McLeod Ganj. D’un côté, c’est un marché assez pittoresque où lesTibétains sont nombreux (il y en a environ 5 000 sur la colline), mais aussiles Occidentaux, parmi lesquels des hippies, des drogués. Sur un autre versantse trouvent l’École de Dialectiquedes moines, le Namgyal Monastery,enfin la résidence du Dalaï-Lama. Les nonnes sont établies juste avant l’entréede ce village, donc à la fois proches du marché populaire et des centres deleur religion. Quand je dis «établies », c’est un peu prétentieux, carelles sont logées dans des baraquements plutôt minables en bordure de la route.

Àproprement parler, une nunnery n’apas d’abbesse. Son vrai titre est U-mdzeAni, de «tête » (honorifique) et «faire » (ze-pa). Donc «supérieur », mot qui peut aussibien s’appliquer à un homme. On pourraitdire : la Sœur qui a le soin des affaires quotidiennes. En fait :celle qui a la responsabilité de commencer la récitation des prières. Pourfaire court, je dirai «l’abbesse », mais ce mot ne peut nous tromper.Plusieurs Sœurs agissent en groupe pour l’administration du monastère. AuTibet, la nunnery de Nechung ri avait plus de centreligieuses. L’abbesse, aujourd’hui retraitée et dont la santé n’est pas bonne,entra au couvent à l’âge de 10 ans et quitta le Tibet quand elle en avait 33.Elle n’avait qu’une compagne au début ; treize vinrent les rejoindre. Deuxmoines et deux laïcs les aidèrent à construire leur monastère actuel. LingRinpoché vivait alors à Tushita, unpeu plus haut dans la montagne, et leur vint en aide. Elles se rattachent àl’Ordre Gelugpa, le plus puissant auTibet, auquel appartient le Dalaï-Lama. C’est en 1964 qu’elle partit pourl’Europe et résida notamment en Scandinavie(Suède et Danemark), où elle fut bien accueillie par des Sœurschrétiennes.

Lescharges du monastère sont renouvelées tous les deux ans ; une Sœur peutêtre réélue dans le même office. La communauté compte actuellement (en 1983) 40Sœurs sur place, plus une vingtaine travaillant au dehors, infirmières parexemple. On peut entrer à la nunneryà l’âge de 7 ans. La plus jeune a maintenant 11 ans. Les quatre jeunes en âged’école vont étudier à l’école du TibetanChildren’s Village, qui occupe le sommet de la colline. En dehors de cela,il n’y a pas de classes au monastère. Elles étudientle Dharma. La plupartdes décisions sont prises en commun. Il y a pour cela une réunion mensuelle outrimestrielle. Mais chaque matin on décide des affaires quotidiennes. Lemonastère a un abbé, moine de Ganden. Il va parfois à Tushita où il reste en retraite. Il fait beaucoup de rituels danssa chambre. Parfoisil donne desenseignements(teachings), soit qu’on le lui ait demandé, soit pour uneinitiation, soit pour commenter des textes spéciaux. Ces enseignementspourraient durer dix jours environ.

Quantà la vocation : les petites filles viennent d’elles-mêmes, mais elles ontl’approbation de leurs parents. Elles mémorisent les textes des pūjās et se font contrôler parl’Umdze. Les novices féminines (ge-tsul-ma) ont les mêmes vœux que lesnovices masculins. Tous les quatrièmes mois de chaque année, il y a une périodede jeûne partiel (nyung-ne) durant 16jours (un seul repas par jour). Mais pas de privation de sommeil, comme dansles monastères de Thaïlande. Ici, on va dormir à 10 heures, mais le lever estmatinal.

L’abbessefait remarquerla pauvreté dumonastère. Une partie seulement des bâtiments est en dur ; toute une série dechambres étroites est en planches, laissant pénétrer le froid de l’hiver,l’humidité de la mousson, la chaleur de l’été. Et les Sœurs manquent vraimentde ressources. Elles souhaitent qu’on les aide à maintenir leur communauté.

Leurexistence est marquée, encore plus que celle de leurs consœurs de Tilokpur, parune grande pauvreté (des bâtiments, de la nourriture et du reste...). Ceci a lamême conséquence regrettable : un manque de formation humaniste et spirituelle,car les moyens font défaut pour se procurer des enseignants.Au temple, leur attitude est digne et recueillie. Vous savez que, pour l’aspectextérieur, les moniales tibétaines ont, exactement comme les moines, la têtecomplètement rasée ; elles portent aussi une légère chemise de couleur jaune etse drapent dans une ample robe bordeaux.

Lorsde mes séjours à Dharamsala j’eus souvent l’avantage, le dimanche, de dire lamesse dans la vallée chez les Sœurs de la Charité de Jésus et de Marie, à leurécole de Sidhpur. En mars 1980, peuavant mon départ, la Supérieure m’offrit, pour les moniales tibétaines, un beautableau représentant le Sacré-Cœur. Il fut accueilli avec émotion parl’abbesse. Et dès qu’elle me revit, trois ans après, elle m’en parla. Maiscomme je ne voyais pas le tableau dans sa chambre, elle me dit qu’elle l’avaitdonné à une famille de pauvres Tibétains quiregagnaient leur patrie.

Lavisite dont nous venons de parler eut lieu le 4 avril 1983. Lors de notrevoyage en Inde en novembre 1992, une bénédictine belge, Sœur Marie-André Houdart,du monastère Sainte-Gertrude à Louvain-la-Neuve, eut le privilège de séjournerquatre jours à l’intérieur de la communauté. Elle fit de cette expérience unrécit plein de vie que nous reprendrons en son lieu.

Uneévolution récente

Peut-ondire qu’une évolution se dessine dans la vie de cette communauté ? Il semblebien, s’il faut en croire un article signé par une religieuse, Karma Lekshe Tsomo, et publié dans le Bulletin du N.A.B.E.W.D.. Nous en reprenons l’essentiel.

Se fait jour, parmi les nonnes, un réel intérêt pour la vieintellectuelle. Celle-ci, au voisinage de l’École de Dialectique où les moinesdonnent une telle importance au debatingdes joutes scolastiques, apparaîtra facilement aux moniales sous cet aspect.Ceci présuppose une connaissance de base de la logique ; les Sœurs se sont donc mises en quête d’un enseignementen ce domaine.

Les recrues plus jeunes, quiont des facilités pour la comptabilité et les langues, apportent un nouveausouffle. Il y a des classes de tibétain, à plusieurs niveaux.

Bien qu’on s’en tienne généralement à un programme d’études, il setrouve trop souvent interrompu par des pūjāsde longue durée. Ces rituels et cérémonies sont demandés par divers membresde la communauté laïque. Dans une atmosphère de foi, on les estime comme moyensd’approfondissement de la vie spirituelle, source de grand mérite pour celuiqui les accomplit et efficaces pour écarter les obstacles qu’éprouve lebienfaiteur (sponsor). Les dons queces derniers offrent à cette occasion constituent le plus clair des revenus dela communauté. Mais ces longs rituels qui se prolongent parfois durant desjours et des semaines bousculent forcément le cours des études, ce qui nefacilite pas les progrès. Sans doute, primumvivere...

La situation se complique du fait que ce monastère-école a presque tropde succès. Les vocations affluent. Lamajorité des nonnes à Geden Chölingsont tibétaines. Mais un bon nombre sont originaires de pays montagneux qui,bien qu’ethniquement tibétains, se trouvent politiquement en Inde :Lahaul,Spiti (dont nous allonsparler), Kinnaur, Sanskar et Ladakh. Langue et coutumes étant proches, cesjeunes postulantes s’intègrent bien dans des communautés tibétaines. Mais on abeau tâcher de les recevoir, les locaux se font de plus en plus exigus. Lacommunauté (en 1987) compte environ 80 nonnes, dont seulement 60 peuvent êtrelogées sur place.

Lesnonnes du Spiti: des horizons nouveaux

S’ilest permis de parler d’un monastère qui n’est encore qu’en projet, disonsquelques mots du Spiti. Il s’agitd’une région montagneuse à la population clairsemée. Ce district au nord-est del’Himāchal Pradesh est proche du Tibet et a des voies d’accès difficileset dangereuses. Le paysage est effrayant et grandiose. C’est là que des nonnessongent à s’établir. À tous égards, naissance et nationalité, elles sontindiennes. Mais toutes leurs coutumes et habitudes religieuses sont tibétaines.Il y en a sept actuellement ; elles sont toutes jeunes, intelligentes etdévouées. Celui qui anime le groupe et en sera le “père spirituel” est un lamade 24 ans, Lobchen Rinpoché, qui était encore étudiant à l’École de Dialectiquede Dharamsala quand j’y séjournais. La fondation fut consacrée par unecérémonie spéciale : une initiation de Kalachakra donnée par le Dalaï-Lama enjuillet 1983 en présence de 10 000 personnes. Pour commencer les religieusesvont ouvrir une école où elles seront institutrices, car la région en a grandbesoin. Mais en attendant, ces jeunes Spitinuns doivent elles-mêmes recevoir une éducation. Elles font provisoirementpartie de la communauté de McLeod Ganj.

Vued’ensemble provisoire

D’aprèsla revue Dreloma du Collège de Loseling, Université de Drepung au Karnataka (Inde du Sud), il yavait en 1981 en : 6 278 moines tibétains, 653 lamas tantriques et 340 nonnes. Il y euttoujours beaucoup moins de nonnes bouddhistes que de moines. Ces chiffres sontactuellement dépassés. Les statistiques fournies par l’Information Office de Dharamsala disent qu’il y avait en Inde, en1984, dans le monachisme tibétain, 12 615 moines et 993 moniales.

Quantà la répartition par pays et par Ordres religieux : en , c’est Geden Chöling à McLeod Ganj (Gelugpa) qui a le plus de moniales.Elles sont 60 à Tilokpur (Kagyu) en1984. À Tsopema (Rewālsar),Himāchal Pradesh, le monastère des Drigung Kagyu, au bord du lac, compte14 anilas, ce qui est une bonne proportion pour une communauté de 50 personnes.En outre une dizaine de nonnes vivent en ermites sur la colline dansl’entourage de Lama Wang-dor. À Darjeeling: Nyingma.Au SIKKIM: Rumtek (Kagyu). Au BHUTAN: Kagyu.

NÉPAL :Nyingma, Abbé Trulshik Rinpoché, ThubtenChöling, à Jumbesi ; ce monastèrecompte (en 1994) 250 moniales et 150 moines. Il y a un monastère deKagyu-Nyingmapa plus haut que Kopan, à deux ou trois heures de marche : Nagui-Gompa, surtout pour des nonnes quiméditent dix ans ou plus. Leur directeur, maintenant âgé, est spécialementadapté aux moniales : Urgyen Trulkou.Il a deux fils trulkou ; l’un d’eux est ChökyiNyima, de Bodnath. Une nunnery dunom de Bigu Gompa est située à quatrejours de marche de Kathmandu. On y accède par le col de Tisangla. Elle estd’origine Sherpa.

EntreKathmandu et Lawudo (mont Everest) se trouve un moine, Thuksé Rinpoché, Kagyu-Nyingma, Ri-mé (oecuménique). Il a laspécialité des contacts avec les nonnes, qui font quinze années de méditation.

Depuisle début des années 90, un monastère de Tibétaines et de Sherpas, dans lamouvance de Lama Zopa Rinpoché, se développe dans la plaine verdoyante au piedde la colline de Kopan. On le nomme KhachöGhakyil Nunnery. Elles étaient déjà une trentaine en 1991. De loin, enregagnant le grand stupa de Bodnath, en juillet 1994, on pouvait les observerlavant leur linge à la piscine.

TIBET, avantles expulsions par les communistes chinois, les moniales se comptaient parmilliers. Sur leur situation actuelle dans leur pays natal, qui serait à mêmede faire un reportage ? Bien qu’en nombre réduit, elles existent encore puisquel’actualité, de temps à autre, lève un coin du voile sur les atrocités, souventempreintes de sadisme, qu’elles ont à subir de la part du pouvoir occupant.

Ily eut aussi une véritable épopée. Ces nonnes tibétaines parties du Lithang (extrême Est du Tibet), faisanttout le pèlerinage à Lhasa en se prosternant sur la route, traversant le Népalet arrivant, à 90, à Dharamsala, fin décembre 1990.La même année, 35 nonnes de Chouk-seb,tradition Nyingmapa, sont arrivées à Dharamsala. Elles furent de grandesrésistantes aux Chinois ; plusieurs ont connu la torture.

VOEUXETOBSERVANCES

Quandon est aux premières approches du dialogue, une chose étonne vite :« Vous, les moines chrétiens, vous n’avez que trois vœux, et nous en avons250. » Il est manifeste que sous les mêmes mots on a mis des chosesdifférentes. Pour simplifier un peu, je pense que lorsqu’ils disent«vœux », cela signifie des règlesque l’on a promis d’observer. Cette interprétation se confirme à la lectured’un petit livre que publia en 1982 Tenzin Gyatso, le XIVeDalaï-Lama. Il est intitulé Conseils du Bouddha Shakyamuni. Un exposésommaire des préceptes du Bikkshu (moine mendiant).Le livre n’a aucune prétention d’originalité : il s’agit de ce Vinaya qui édicte les préceptes du moinebouddhiste, à quelque Véhicule qu’il appartienne. En ce domaine, les moinestibétains se veulent fidèles à la tradition primitive. Quant au contenu, c’estune longue et minutieuse liste des fautes que doit éviter le moine. Depuis lesplus graves (que nous appellerions «péchés mortels ») jusqu’à desprescriptions de politesse et d’étiquette. Si l’on veut y retrouver nos vœux, on y trouvera en bonne placela chasteté et surtout de multiplesprescriptions qui, à nos yeux, visent à préserver la pauvreté, ce qu’un bouddhiste désignera sous le terme de non-attachement. La tradition suivie parles Tibétains énumère 253 préceptes, certains d’entre eux réglant les relationsentre moines et moniales.

Maisquelles sont les obligations desmoniales ? Dans le contexte tibétain, il n’y a pas pour elles de«complète ordination » et elles ne sont tenues qu’à un petit nombre devœux, sur pied d’égalité avec les novices.Là où la tradition ininterrompue est gardée, comme en Chine, les moniales ontmême plus de vœux que les moines. Nous en reparlerons.

Dansla mesure où nos observations sont exactes, leur vie de prière est comparable àcelle de nos contemplatives ; elles sont chaque jour au temple durant desheures de service liturgique. Vu leur situation actuelle en exil, elles doiventbeaucoup travailler de leurs mains, ce qui les rapproche des trappistines. Pluspauvres que nos clarisses, beaucoup moins intellectuelles que nos bénédictines.Leur clôture est sûrement beaucoup moins stricte que dans nos monastères. On nes’étonnera donc pas de les voir voyager, pour se rendre à tels enseignementsd’un lama réputé. Quant à la pureté de leur vie, leur simplicité, leur bienveillance,elles ressemblent fort à des religieuses chrétiennes. Il seraità souhaiter que les contacts s’instaurent etse multiplient entre moniales de nos deux religions.

Àpropos de leur pauvreté, une Hollandaise me fit un jour remarquer ceci :les nonnes de Geden Chöling n’ont pasla possibilité de faire comme les moines du TantricCollege qui vont dans les maisons particulières réciter des prières etcélébrer des pūjās à leursintentions, et se font ainsi des ressources. Cela est vrai. Mais les fidèlesviennent leur demander, avec des offrandes, de réciter pour eux des prièresdans leur propre gonpa.

Mardi15 février 1983. Depuisdimanche vers 5.30 h du soir, il pleut continuellement, avec une abondanceétonnante, surtout la nuit ; cela tombe parfois avec violence. Orage unegrande partie de la nuit dernière. Les rigoles entraînent des flotslimoneux ; on y perd probablement beaucoup de terre. Tour à tour deux «nonnes »viennent frapper à ma porte. Vraies mendiantes à l’aspect minable : nezqui coule, dents cassées, vêtements mal arrangés, mais habillées selon l’usagedes nonnes. Ce sont sans doute des sortes d’ermites.

Quelleest leur motivation ?

Quantà la vie régulière et la formation monastique, les ressemblances entre nos deuxreligions sont nombreuses. Ce n’est pas le lieu de développer ce thème. Onapprend beaucoup, à ce point de vue, par le dialogue entre moines.Une question plus fondamentale se pose: quelle est la motivation qui les inspire ? Ce ne peut être l’amour de Dieu nile désir d’union intime avec lui, puisque la croyance en un Dieu personnel etaimant est absente de leur doctrine bouddhiste. Si l’on veut les comprendre, onest bien forcé de se mettre à leur point de vue. Les convictions profondes duBouddha imprègnent toute sa voie spirituelle : souffrance universelle,impermanence du monde, loi inexorable du karma, nécessité d’un détachementtotal, renoncement à tout égoïsme, et aussi sens de la communauté. Ceci serésume dans la formule des trois joyaux : Bouddha,Dharma, Sangha, qui entraîne toute leur vie dans uneascension spirituelle, aimantée par uneaspiration vers la pureté, la sagesse et la paix infinie. Ajoutez que le Mahāyāna invite au sacrificede soi pour la libération de tous les êtres vivants et que la vacuité deNāgārjuna (Shūnyatā)pourrait bien désigner notre Dieu dans une approche de théologie apophatique.Mais ce dernier point est délicat et ne serait pas admis sans examen plusattentif par les spécialistes.En toute hypothèse, il y a assez d’idéal dans le bouddhisme pour conduire sesmoines et moniales à une haute réalisation spirituelle. Et quand par hasard ilsviennent à connaître sainte Thérèse d’Avila ou saint Jean de la Croix, c’estpour euxun enchantement, car lesmeilleurs s’y reconnaissent.

Enquête de la pleine ordination ou l’attirance de la tradition chinoise

Troisjours après notre visite à Tilokpur, nous avions un dialogue avec des nonnesassez différentes. Elles sont deux, venues d’Australie et de Nouvelle-Zélande,manifestement bien formées et d’un bon niveau intellectuel. Bien qu’elles aientd’abord eu pour maîtres des lamas de McLeod Ganj, elles partirent pour Taïwan, afin d’y recevoir la pleineordination, que les Tibétains ne peuvent pas conférer à des femmes.Cela entraîne évidemment l’obligationd’observer un grand nombre de vœux, supérieur même à celui des moines.Elles n’en furent point effrayées, la chose correspondant à leur appelintérieur. Elles durent s’adapter à la culture chinoise. À leur arrivée àTaïwan, elles se sentirent dépaysées, toutes les inscriptionsleur étant illisibles. Mais la serviabilitédes habitants, leur respect pour les nonnes leur facilitèrent le séjour. Il y alà des milliers de nonnes. La plupart, presque toutes, n’entrent au couventqu’après l’achèvement de leurs études secondaires. Certaines ont fait del’Université. Niveau intellectuel assez élevé. Contraste total avec les nonnestibétaines en Inde, qui n’ont ni formation profane ni formation doctrinalereligieuse. À Taïwan, les laïcs contribuent considérablement au soutienfinancier du monastère et à tous ses besoins matériels. Ainsi les moinespeuvent se consacrer pleinement au service liturgique, à la méditation, àl’étude du Dharma. Elles ne tarissent pas d’éloges sur la parfaite tenue de cesmoines et moniales, la rigueur de leurs observances, la beauté d’une vie oùl’on tend à un ordre sans faille. Cela ne s’obtient pas sans peine. Elles nousmontrent des photos d’une cérémonie consistant à leur marquer le crâne debrûlures indélébiles (elles en ont reçu six). Les longues cérémonies leurcausèrent, durant plus de trois mois, de la gêne physique : aux articulations,rester longtemps à genoux, ne rien relâcher d’un maintien impeccable... Mais cefut pour un grand profit spirituel, d’allègement et de paix.

Nousregardons des photos du plus grand monastère bouddhique de Taïwan,où elles résidèrent quatre mois et furent pleinement ordonnées. Ce monastèrecompte 170 nonnes et 50 moines. L’architecture est grandiose, du style chinoisclassique. Les plafonds sont élevés ; certaines statues, par exemple deKuan-yin, sont très hautes. Les chants, qu’elles ont enregistrés, sont d’uneampleur impressionnante, comme une symphonie de Beethoven, mais en thèmes plussimples, répétitifs, comme les vagues de l’océan. Tour à tour moines etmoniales chantent ; tandis qu’une partiedu chœur fait entendre sa voix, la partie d’en face s’incline et secourbe profondément. Lors de leur cérémonie d’ordination, on admire laremarquable dignité de l’ensemble : 300 personnes ordonnées, moines et nonnes ;marche lente, lignes régulières, longue position debout, prosternations, dixabbés présents.

Ellesportent depuis lors une ample robe noire qui, par sa coupe, fait songer àl’habit des bonzes Zen. En été elles revêtent une robe plus légère de teintebleu clair. Leur rêve serait d’amener un jour certaines Sœurs tibétaines, voireune communauté, à suivre leur exemple et s’engager sur la route de la pleineordination. Mais cela comporte des sacrifices et, dans la psychologie actuelledu couvent de McLeod Ganj, on doit plutôt s’attendre à une réactionconservatrice. Ces deux nonnes auront donc à persévérer en dépit de leurisolement. Elles sont cependant approuvées par le Dalaï-Lama.

Lecas dont nous parlons n’est pas isolé. Un certain nombre de nonnes occidentalesadhérant à la tradition tibétaine vont, avec l’approbation du Dalaï-Lama,recevoir la pleine ordination à Hong-Kong, Taïwan ou Singapour.

Unejeune nonne tibétaine de Tilokpurnous fit une conférence à la réunion d’Asirvanamle 27 novembre 1992. Deux jours après, elle me fit une confidence. Elle fitpartie d’un groupe de trois nonnes tibétaines qui reçurent l’ordinationcomplète d’un monastère de Chinoises à Hong-Kong.Un autre groupe de trois s’y rendit en 1987. Total : 6.

J’ajouteraiune observation que m’a fournie récemment une jeune Occidentale engagée commenovice dans la voie vietnamienne. Cette dernière gardant, dans leMahāyāna, la tradition ininterrompue, point n’est besoin decourirau Sud-Est asiatique pourrecevoir la pleine ordination puisque, sans sortir de l’Hexagone, des moines duVietnam l’accordent à des nonnestibétaines en leurs centres de Joinvilleou de Meyrac.

NONNESOCCIDENTALESSURLAVOIETIBÉTAINE

Commechacun sait, il y a depuis une vingtaine d’années un grand souffle en faveur dubouddhisme tibétain dans la plupart des pays d’Occident. À preuve le nombre decentres qui furent fondés, le succès des retraites animées par de grands lamaset, en plus profond, plus difficile, le fait que de nombreux Occidentaux etOccidentales ne craignent pas l’austérité d’une retraite strictement fermée detrois ans et trois mois. Parmi les jeunes gens, il y en a déjà un bon nombrequi ont revêtu la robe du moine bouddhiste. Le même phénomène joue chez lesdames et les jeunes filles. Dieu seul connaît le fond des cœurs ; ce n’est pasà nous de juger le motifde ces« conversions ». Il y entre beaucoup d’éléments : rejet de lacivilisation technique et matérialiste, insatisfaction vis-à-vis des Églisestraditionnelles, traumatisme personnel des jeunes incompris, des divorcées. Quesais-je ? Toujours est-il qu’onne peuttraiter le sujet qui nous occupe comme si le phénomène n’existait pas. Il y ades centaines d’Occidentales de la plupart de nos pays qui chez nous ou enInde, au Népal, ont la tête rasée et la robe bordeaux, tout comme les moines.Quelle est leur règle de vie ? Ont-elles des couvents ? Des communautésorganisées ? Bien que les circonstancesm’aientamené à connaître un bonnombre de ces personnes, souvent très estimables, je crois pouvoir dire que descommunautés régulières sont très rares. Sans former une véritable communauté,quelques nonnes à Lavaur, dans le Tarn, gravitent autour du centre de Vajra Yogīnī et du monastèred’hommesde Nālanda Monastery, où elles se rendent pour recevoir desenseignements. La revue Mandala,publiée à Soquel, Californie, contient un article intitulé Nuns around the World dans son numéro d’octobre 1990, page 6. Ildonne quelques nouvelles sur une rencontre internationale d’une vingtaine denonnesà Dharamsala et sur deuxcommunautés en formation, en Australie et en Italie. La même revue décrit les débutsde la nunnery australienne dans sonnuméro d’octobre 1992, page 11.

Avantageset inconvénients

Lemanque de communautés régulières entraîne des conséquences néfastes, fruitsd’un certain individualisme. Si lapersonne en question est généreuse, si elle a le privilège d’avoir pourdirecteur un lama très spirituel et doué d’un bon jugement, cette nonneoccidentale sera capable de faire du bien et de persévérer dans sa recherche devie intérieure. Le meilleur cas me paraît être celui de lareligieuse qui, se mettant au service d’unecommunauté tibétaine, se dévoueà aiderses membres. Je songe à telle nonne américaine qui fut de longs mois en chargedu dispensaire à Kopan (Népal), où les petits moinillons ont vite des ennuis desanté. Ou à cette anila allemandequi, dans l’ombre, rendait bien des services à la communauté de McLeod Ganj. Ouencore à telle autre, attentive à l’accueil au Manjushri Institute d’Ulverston (Angleterre). On sait qu’AnilaRinchen est la précieuse auxiliaire des lamas de Kagyu-Ling (Château de Plaige)tandis qu’Anila Zangmo, tout en aimant la solitude de son ermitage, aide de sesenseignements les fidèles de Karma-Ling, en Savoie.

Maisil est impossible de généraliser. Et peut-être les bons cas sont-ilsexceptionnels. De source féminine j’ai entendu beaucoup de plaintes. On avait mis tout son espoir dans tel lamaqui, étant toujours en voyage, est difficilement accessible.Rares sont aussi les lamas assez ouverts àla mentalité occidentale ou assez prudents pour saisir les implications de nosproblèmes psychologiques et pour donner à la dirigée, parfois trop docile, lesconseils appropriés. On a vu des cas qui conduisaientau désastre.

Indépendammentde ce qui vient d’être dit, d’un point de vue de formation monastique, est-il raisonnable pour une jeune Occidentaled’aller vivre une vie tout individuelle, sans lien avec aucune communauté, sansvraie direction ni contrôle aucun, dans notre monde actuel ? Parlant à desmoines et à des moniales qui ont une certaine expérience, je leur laisse lesoin de dire la réponse. Dans de telles circonstances, quoi d’étonnant quenombre de ces dames et jeunes filles qui sont entrées avec enthousiasme dans cegenre de vie éprouvent de grandes difficultésà y persévérer ou défroquent (disrobe)tout simplement ?

Jem’en voudrais de terminer sur cette note pessimiste. Car si l’on parle des Tibétaines d’origine, leurs couvents,malgré certains défauts qui sont corrigibles, m’ont laissé l’impression d’ungrand détachement, d’un vrai courage et d’une paix bienveillante. Un défaut queme signalaient des observatrices d’Occident, c’est que les nonnes du Tibet sontencore trop maintenues dans une condition de mineures par rapport aux moines.Ne pourrait-on pas y remédier ?

Perspectivesd’avenir

Undébut d’organisation d’ampleur internationale se dessine. Du 11 au 17 février1987 se tint à Bodhgaya, en Inde, une Conférenceinternationale de nonnes bouddhistes. Elles étaient 120, venant de 24 pays.Les animatrices appartenaient à des traditions diverses : Sri Lanka, Thaïlande,Tibet. Devant un millier de personnes le Dalaï-Lama soutint l’idée que lesfemmes devraient avoir la chance d’accéder à la complète ordination et signalale rôle positif qu’elles pourraient jouer dans le Sangha. Une organisation fut constituée Sakyadhita, et seize résolutions en indiquent les buts.

Certainesseront intéressées par un projet vraiment neuf et judicieux. Plusieurs nonnesoccidentales pratiquant dans la tradition tibétaine organisent un programme de trois semaines qui doitavoir lieu à Bodhgaya en février1996. Le programme inclura des enseignements sur le Vinaya, des considérations sur l’adaptation à la culture moderneoccidentale. Destiné en priorité aux nonnes de la tradition tibétaine, leprogramme accueillera volontiers des nonnes d’autres traditions. Il y aura mêmedes exposés par des bhikschinoises. On discuteraégalement sur l’organisation de communautés de nonnes et d’un programmed’éducation similaire à l’apprentissage strict pour l’ordination de la traditionchinoise.

Maisquel que soit leur pays d’origine, on ne peut leur adresser qu’un seul souhait: qu’elles soient fidèles à leurs vœux. Le Bouddha a dit dans un sūtra : « Partout où se trouveun moine observant le Vinaya, cetteplace est lumineuse ; elle est rayonnante. Je vois cette place non pas commevide : moi-même j’y réside en toute paix. »Et pour souligner qu’observer la Loi éternelle, c’est le voir lui-même, il ditailleurs : « Celui qui voit le Dharma me voit. Celui qui ne voit pas leDharma ne peut me voir , même s’il tient ma robe. »

Beaucoupd’Occidentales eurent l’avantage, ou les inconvénients, d’une enfance plus oumoins chrétienne. La plupart en gardent de mauvais souvenirs, que ce soit dansl’Église catholique ou le protestantisme. Ne pourraient-elles pas, grâce à larencontre de moines et de moniales qui tâchent d’être fidèles à l’Évangile,découvrir quelque chose du vrai visage de Jésus et – pourquoi pas ? – deson Église ?

NOTES