DEUXIÈME PARTIE

LA RENCONTRE

CHAPITRE V

PREMIÈRES RENCONTRES (INDE)

À LA RENCONTRE DES AUTRES RELIGIONS

 

L’engouementactuel d’un bon nombre d’Occidentaux, jeunes ou moins jeunes, pour lesreligions orientales est-il une vogue passagère ou s’agit-il d’un phénomèneplus durable dont les répercussions sont encore imprévisibles ? Toujoursest-ilqu’on se trouve en présence d’unfait que nul ne peut nier. Laissant de côté une étude abstraite, et sans douteirréelle, de la question, ces quelques pages voudraient souligner un aspect nonnégligeable de ce mouvement : larencontre interreligieuse des monachismes.

Ladéclaration de Vatican II Nostra aetatesur les religions non chrétiennes, témoignage d’ouverture et de sympathie, peutêtre considérée comme une approbation officielle. Elle n’était pas uncommencement absolu. Qu’il suffise de rappeler les noms des pionniers del’adaptation que furent De Nobili et Beschi en Inde, Ricci en Chine. En notresiècle, pour se limiter aux efforts de penseurs catholiques, cette tendanceanimait, bien avant le Concile, les jésuites Dandoy et Johanns au Bengale, etdans l’Inde du Sud l’abbé Jules Monchanin et dom Henri Le Saux, dont on publieactuellement toutes les œuvres. Tout un groupe de théologiens en Inde se penchesur le problème et l’on sait la profondeur de réflexion qu’évoquent aujourd’huiles noms de Raimundo Panikkar, des Pères Yves Raguin et William Johnston.

S’inscrivantdans ce vaste mouvement d’ouverture et répondant sans doute à son intuition laplus profonde, se développe également un intérêt proprement monastique pour les moines « de l’autrebord ». N’est-ce pas étonnant qu’on ait pu vivre tant de siècles enfeignant de s’ignorer de part et d’autre, comme ces religieux de Ceylan qui, versles années cinquante, aux abords d’un fameux temple bouddhique, rencontrant surla route un groupe de moines en robe jaune, regardaient vers la droite, faisantcomme s’ils n’avaient rien vu, tandis que les bhikkhus regardaient vers la gauche ? Je ne puis m’empêcher depenser qu’un tel comportement n’eût été approuvé ni par Jésus ni parÇakyamouni.

Nousn’en sommes plus là. L’importance du monachisme dans le dialogue avec lesreligions non chrétiennesest bien miseen relief dans une lettre que le cardinal Serge Pignedoli envoyait à l’Abbéprimat Dom Rembert Weakland le 12 juin 1974 : « Historiquement, lemoine est la figure la plus représentative de l’homo religiosus de tous les temps et, comme tel, il représente unpoint d’attraction et de référence pour les chrétiens et les non-chrétiens. Laprésence du monachisme au sein de l’Églisecatholique est déjà, en elle-même, comme un pont jeté vers toutes lesreligions. Si nous devions nous présenter à l’hindouisme et au bouddhisme, pourne pas parler des autres religions, sans l’expérience monastique, nous serionsdifficilement considérés comme des hommes religieux. »

LePère Monchanin l’avait bien compris, tout en repérant les valeurscomplémentaires qui devraient procurer aux deux partenaires un enrichissementmutuel : « L’Inde devra donner à l’Occident un sens plus pénétrant del’Éternel, de la primauté de l’être sur le devenir, et recevoir en retour del’Occident un sens plus concret du temporel, du devenir, de la personne, del’amour. »

EtJacques - Albert Cuttat, dans son livre Larencontre des religions, proposait une règle d’or : « Plus onentre profondément dans sa propre religion, plus on est capable de comprendrede l’intérieur la religion des autres, et plus on va profondément dans des foisdifférentes, plus on pénètre dans les profondeurs de sa propre religion. »

C’estdire aussi que nous n’avons nullement à mettre de côté notre foi au Christ pournous engager dans la rencontre. Comme le dit très bien la brochure publiée en1977 à Varanasi par la Commission épiscopale indienne pour le dialogue :« Le dialogue est la réponse de la foi chrétienne à la présence salvifiquede Dieu dans les autres traditions religieuses et l’expression de la fermeespérance de leur accomplissement dans le Christ. »

C’estévidemment dans cet esprit que travaillèrent les pionniers de cet œcuménisme ausens large dont on retrouvera les noms dans cet exposé. Pour ne parler qued’une personnalité attachante et dont le souvenir reste vivant chez beaucoup,Thomas Merton fut un modèle de cette alliance d’une vie monastique intègre avecune ouverture pleine de chaleur aux valeurs spirituelles des autres religions.On se rappelle en particulier sa sympathie pour le Zen. McInerny a pu dire delui : « Merton n’était pas un penseur systématique, mais il avaitl’intuition pénétrante de certains aspects et il allait à l’essentiel. En cesens, il fut un de ceux qui introduisirent bien les traditions orientales chezses lecteurs d’Occident. Il alla en Orient en tant que moine, connaissant biensa propre tradition, ce qui est une condition d’un vrai dialogue. »

PREMIÈRESÉTAPESDUDIALOGUE

Bangkok– Bangalore

Onconnaît les activités de l’A.I.M., qui se lisait alors Aide à l’Implantation Monastique et dont le sigle veut dire àprésent Aide Inter - Monastères. Pourne parler que de l’Asie, elle eut bientôt à son actif deux grands congrès desupérieurs monastiques : celui de Bangkoken 1968, qui fut marqué par la fin tragique de Thomas Merton ;celui de Bangalore en 1973, dont lesactes furent publiés sous le titre : Lesmoines chrétiens face aux religions d’Asie.C’est à l’issue de cette rencontre, par ailleurs si fructueuse, que dom RembertWeakland, Abbé primat de l’Ordre bénédictin, lança une suggestion qui devaitfaire son chemin. Sans nier tout l’apport que peuvent fournir au rapprochementdes religions des spécialistes laïcs ou religieux, n’y a-t-il pas une vocationparticulière aux moines de s’adonneraux efforts de contacts avec leurs « homologues » des grandesreligions non chrétiennes ?

Béthanie(Loppem) – Petersham

L’appel fut entendu. Et l’on vit bientôt desinitiatives parallèles en ce domaine. Tout d’abord l’A.I.M. réunit en août 1977au monastère des bénédictines de Béthanie,à Loppem, près de Bruges, une vingtaine de moineset moniales intéressés par ce projet, représentant divers Ordreset congrégations. Ils eurent l’avantage d’être éclairés par des théologiens oudes missionnaires bien au fait des questions qui se posent dans le dialogueinterreligieux. Les participants, de 12 pays différents, étaient au nombre de36, ayant des compétences diverses. La plupart n’avaient pas seulement uneconnaissance érudite des religions de l’Orient, mais pouvaient recourir à uneexpérience plus ou moins longue acquise en tel ou tel pays d’Asie : Inde,Chine, Japon, Thaïlande, Laos, Cambodge, Sri Lanka. La journée commençait parune heure de méditation en commun. Chaque jour nous introduisait à une voieparticulière de méditation orientale. Une explication nous en était donnée parun expert ; il nous aidait ensuite à la pratiquer. Nous eûmes ainsil’avantage de faire connaissance, tour à tour, avec diverses formes du yoga, duZen et de la méditation du bouddhisme Theravāda.La liturgie eucharistique faisait l’objet d’un soin particulier. On veillait ày faire régner une atmosphère orientale (chants et symboles). Divers moments deprière dans la journée étaient l’occasion de méditer de beaux textes des Upanishads, de la Bhagavad - gītā ou des poèmes mystiques de l’hindouismeet de l’amidisme.

Duranttoute la semaine les conférences avaient pour sujet une étude comparée desméthodes de vie intérieure dans les grandes religions. On évitait absolumenttout syncrétisme, veillant à faire ressortirle caractère propre de chacune. Ce qui n’empêche que le but était dedécouvrir des voies de rapprochement. Diverses communications, plus concrètes,nous faisaient connaître la vie de plusieurs centres ou monastères déjà axéssur la rencontre des voies spirituelles de l’Orient.

Quantaux fruits tangibles du Colloque, il me semble qu’ils se groupent sous cestrois chefs : d’abord une prise de conscience très lucide de la situationactuelle, où les religions entrent en contact, mais parfois d’une manièreconfuse et désordonnée ; en second lieu, une tâche spéculative dontdevraientse rendre capables lesthéologiens ; enfin un ensemble de suggestions pratiques sur l’accueil, ladocumentation. Comme on ne versait nulle part dans l’idéalisme, on avait plutôtl’impression que la route serait longue et les résultats lointains.

Tandisque les moines et moniales présents à Béthanie représentaient les pays d’Europeoccidentale, une réunion du même genre, également sous les auspices de l’A.I.M.,avait lieu aux États-Unis, à Petersham,du 4 au 13 juillet 1977. Ils venaient d’Amérique du Nord (États-Unis etCanada). Outre les moines et moniales, il y avait un groupe de jeunes etquelques moines ou maîtres de méditation non chrétiens. Mais les conclusionsfurent assez semblables.

UN TOUR DEL’INDEMONASTIQUE

Àl’initiative de l’abbaye de Praglia, près de Padoue, et grâce aux talentsd’organisateur du P.I.M.E. (Missions Étrangères de Milan), on put voir tout ungroupe de moines d’Occident, presque tous italiens, s’envoler pour l’Inde le 16janvier 1979. Ce n’était pas une entreprise touristique. Nous voulions partir àla rencontre des moines, qui constituent en principe l’élite spirituelle etcontemplative des grandes religions non chrétiennes en ce vaste pays. Dans legroupe se trouvaient plusieurs Abbés de monastères bénédictins d’Italie, unmoine de Camaldoli, un trappiste belge. Quelques-uns d’entre nous avaient uneexpérience missionnaire en Orient. Nous fûmes tous comblés par la somme d’informationsrecueillies, de contacts vraiment féconds. Car partout l’accueil fut excellent,les prières en commun édifiantes, les échanges intellectuels très utiles. Levoyage dura près de quarante jours, nous conduisant à un rythme assez rapidedans les régions les plus diverses et à travers une grande variété decommunautés monastiques. Plutôt que de recourir à une énumération des endroitset des communautés, on me permettra de regrouper ces rencontres d’une manièreplutôt thématique, même si cela ne nous permet pas de suivre l’ordrechronologique de ce « pèlerinage aux sources ». Disons d’emblée quenous fûmes aidés dans le choix des ashrams et tout au cours du voyage par unalerte brahmane, Sri Trivadi Ramachandra, disciple de Gandhi.

Pourne dire qu’un mot des monastères chrétiens, le groupe passa quelques jours à Shāntivanam, non loin de Kulittalai,à 30 kilomètres de Tiruchirapalli. Sur les bords de la Kāverī setrouve cette paisible résidence à l’indienne, qui fut sanctifiée par le séjourde ses fondateurs, les Pères Monchanin et Le Saux, les « ermites du Saccidānanda ». Dom Bède Griffiths a repris le flambeau, etla grande tradition s’y perpétue. Certains d’entre nous poussèrent, dans leSud, jusqu’aux collines du Kerala, où dans une solitude active, se déploie Kurisumala, ashram de ritesyro-malankara, sous la direction du Père Francis Acharya.

Maisle but était de visiter les ashramshindous. Il serait fastidieux d’en donner la liste. Elle montrerait que laplupart des régions ont été traversées, d’ouest en est, de l’extrême Sud àl’Himālaya. Décrire en détail leur vie prendrait beaucoup de temps. Ilfaut d’ailleurs se rendre compte qu’on se trouve en présence d’une grandediversité. Ce qui frappe partout, c’est la pauvreté, le détachement, une quêtede l’Absolu à laquelle on sacrifie tout le reste. L’ashram qui nous a le plusédifié, et qui jouit aussi d’un grand renom parmi les hindous, est celui de la Divine Life Society à Rishikesh. Sonfondateur, vénéré comme un saint, fut Shivānanda. Et son successeuractuel, Swāmi Chidānanda,est justement considéré comme un maître spirituel de grande classe, ajoutant àune profonde connaissance des Écritures l’impact d’une forte expériencecontemplative. Il est par ailleurs très ouvert aux valeurs de la mystiquechrétienne, ce qui en fait un partenaire privilégié pour le dialogueinterreligieux.

Desconsidérations semblables pourraient être faites à propos de Sandeepany Ashram, sous la conduite de Swāmi Chinmāyānanda,Powai Hill Park, à Bombay. Il s’y donne une formation très poussée à de futursprédicateurs de l’hindouisme sous sa forme advaitala plus orthodoxe. Comme à Rishikesh, où des milliers de moines vivent ensolitaires dans la montagne, en une sorte de Thébaïde, les ashrams urbainspeuvent aussi attirer des chercheurs del’Absolu venus des pays d’Occident.

Entant que groupe très apte au dialogue, il faut signaler la Ramakrishna Mission. Dès son origine, sous l’impulsion deVivekānanda, elle fut à la fois monastique et missionnaire. Imitant desméthodes fort utilisées par les Églises chrétiennes, elle créa des œuvressociales et des établissements d’instruction. La qualité de ses membres, leurformation intellectuelle, sans compter une certaine connaissance duchristianisme, en font des interlocuteurs avisés ; nous avons pu en avoirla conviction dans nos échanges avec leurs communautés de Mylapore, de Calcuttaet de Belur Math, leur « maison mère », toute vibrante du souvenir deRamakrishna.

Unautre groupe spécialement sympathique et ouvert, c’est celui des Tibétains. Chassés de leur patrie en1959, ils sont (en 1979) plus de 80 000 en Inde. En exil, ils ont tenu à rendrevie à leurs grands monastères. C’est ainsi qu’à Bylakuppe, dans la région de Mysore, déjà 500 moines, dont beaucoupde jeunes, font revivre l’antique monastère de Sera. À Sārnāth,tout un quartier tibétain abrite un collègeoù étudient 150 moines. Pour ne rien dire de Dharamsala, dans l’Himāchal Pradesh, résidence du Dalaï - Lama, qui accorda à notre groupede moines une longue audience.

Ilfaut enfin noter – et ce fut pour beaucoup d’entre nous une surprise – qu’ilexiste aussi des fondations de monialesdans les religions non chrétiennes de l’Inde. Pour n’en citer que trois, quenous avons visitées : la communauté des moniales hindoues de PaunarWardha, fondée par VinobaBhavenon loin de Sevagram,l’ashram de Gandhi. Les moniales jaïnistes, à la vie tellement austère, rivalisant de zèleavec les sannyāsis. Enfin les moniales bouddhistes tibétaines, émulesde leurs frères de Dharamsala.

NOTES