CHAPITRE X

COMPASSION MAHAYANISTE ET CHARITÉ CHRÉTIENNE

 

De quois’agit-il ?

Ilimporte évidemment de préciser de quoi l’on parle. Aussi ai-je d’abord sacrifiéà un rite. On ouvre le Grand Robert,qui fait autorité. C’est le Dictionnairealphabétique et analogique de la langue française. Voici comment il définitla compassion: « Sentiment qui porte à plaindre et à partager les mauxd’autrui ». Et la première citation qu’il apporte est tirée del’Évangile : « En voyant cette multitude d’hommes, Jésus fut ému decompassion pour eux, parce qu’ils étaient harassés et abattus, comme des brebisqui n’ont pas de pasteur » (Mt. 9,36).Si, par contre, nous consultons l’Encyclopédie Catholicisme, le Père René Brouillard, S.J., nous amène à plus deprécision, mais en même temps réduit à un sens plus restreint la portée de ceterme :

« Compassion. Du latin compati, ‘souffrir avec’. Dans lelangage courant, le mot est employé pour signifier « le mouvement de l’âmequi nous rend sensible aux maux et aux souffrances d’autrui ». Dans levocabulaire de la spiritualité chrétienne, il désigne spécialement laparticipation cordiale de Marie à la Passion et au sacrifice rédempteur deJésus. Il est appliqué aussi aux sentiments et aux actes d’amour de tous ceuxqui, d’intention ou de fait, suivent l’exemple de la Vierge douloureuse ets’associent à Notre Seigneur souffrant et mourant. La compassion peut êtreentendue dans un sens restreint ou large. Au premier sens, elle est l’amourproprement affectif, la sympathie, la douleur éprouvée devant les souffrancesde Jésus. Au second sens, elle comprend, en outre, les compensations etréparations que, comme suite de ces sentiments, le chrétien désire offrir àDieu, le complément que Notre Seigneur demande pour sa Passion et que le fidèlecherche à lui donner.

De plus, parce quela charité surnaturelle déborde sur tous les hommes, la compassion chrétiennene s’émeut pas des seules douleurs du Sauveur : elle s’exerce aussi devantles peines et les épreuves du prochain. Ainsi, de la compassion, sentiment etvertu nous portant d’abord vers Jésus, naît la compassion-bienfaisance enversles hommes.

Diverses dévotionssoutiennent et développent la compassion ; par exemple la dévotion à lacroix, à la Passion, au Sacré-Cœur, à la Vierge des douleurs, àl’eucharistie… »

Compassionde Marie

Puisqu’onnous donne à bon droit la Vierge comme prototype de la compassion, les prêtresde mon âge se rappelleront qu’on lisait au bréviaire, le vendredi avant ledimanche de la Passion, en la fête des sept douleurs de la Vierge, uneadmirable page de saint Bernard, tirée du Sermon des douze étoiles : De duodecim praerogativis Beatae MariaeVirginis :

« Quant aumartyre de la Vierge, … il est décrit tant par la prophétie de Siméon que parle récit même de la Passion du Seigneur. ‘Celui-ci, dit le saint vieillard enparlant de l’Enfant Jésus, est dressé comme un signe attirant sur lui lacontradiction et toi-même, ajoutait-il s’adressant à Marie, un glaive dedouleur te transpercera l’âme.’ C’est vrai, ô bienheureuse mère, ton âme, unglaive l’a transpercée ! et d’ailleurs, ce n’est qu’en la traversant qu’ilpénétra dans la chair de ton Fils. De fait, quand il eut rendu l’esprit, ceJésus qui est tien – il appartient à tous, mais à toi spécialement –, ce n’estcertes pas son âme à lui qu’atteignit la lance cruelle qui, sans pitié pour cemort auquel elle ne pouvait nuire, ouvrit son côté, mais c’est ton âme à toiqu’elle transperça. Son âme à lui à ce moment n’était plus là, mais la tiennecertainement n’en pouvait plus être arrachée. La violence a tellement pénétréton âme qu’avec justice nous te proclamons plus que martyre, puisqu’en toil’impression de souffrance corporelle se vit dépasser pas les sentiments decompassion. Ne fut-elle pas pour toi plus qu’un glaive, cette parole quitraverse en vérité ton âme et parvient jusqu’à la séparation de l’âme et del’esprit : ‘Femme, voici ton fils’ ? Oh ! quel échange… Commentton âme tout affectueuse n’aurait-elle pas été transpercée en entendant cetteparole quand d’en évoquer le souvenir suffit à briser nos cœurs, pourtant depierre, pourtant de fer ?… Après cela souffrit-elle quand il futcrucifié ? Certainement, et avec quelle violence !… »

Compassiondu peuple fidèle

Cen’est pas seulement la Vierge, c’est tout le peuple chrétien qui sait se mettreen branle et s’émouvoir au souvenir des souffrances du Sauveur. Un témoignageancien et authentique nous en est fourni par gérie, cette noble et pieuse dame, qui était probablement originaire de Galice.Son pèlerinage en Terre Sainte se situe vers la fin du IVe siècle.Voici comment elle décrit les cérémonies du VendrediSaint à Jérusalem :

« Quand vientla sixième heure, on va devant la Croix… On place pour l’évêque un siège devantla Croix et, de la sixième à la neuvième heure, on ne fait rien d’autre que delire des lectures :… d’abord, dans les psaumes, tous les passages où ilest parlé de la passion ;… puis, dans les écrits de l’Apôtre, et ceux desApôtres, Épîtres ou Actes, tous les passages où ils ont parlé de la passion duSeigneur ; on lit aussi dans les Évangiles les récits de la passion ;ensuite, dans les prophètes, les passages où ils ont prédit la passion duSeigneur. Ainsi, de la sixième à la neuvième heure, on ne cesse de faire deslectures et de dire des hymnes… Ainsi, pendant ces trois heures, on apprend àtout le monde que rien ne s’est produit qui n’ait été annoncé auparavant et querien n’a été dit qui ne se soit complètement réalisé. On intercale toujours desprières, qui sont elles aussi appropriées à ce jour. À chaque lecture ouprière, c’est une telle émotion et de tels gémissements de tout le peuple quec’est extraordinaire. Car il n’est personne, du plus âgé au plus jeune, qui cejour-là, pendant ces trois heures, ne se lamente à un point incroyable que leSeigneur ait tant souffert pour nous. »

Et enprésence du Bouddha ?

Enprésence du Bouddha nul ne peut s’attendre à des larmes de compassion ni à unetelle explosion de douleur populaire. C’est que, par définition, il estl’Illuminé, plus exactement l’Éveillé, celui qui a eu ce privilège de décelerla vaste illusion du monde et des choses. Tout cet ensemble de Douleur quedésigne comme il peut le terme de Duh,tout cet impermanent du cycle des renaissances appelé sa, le bienheureux Bouddha en est désormais libéré. C’est une paiximperturbable que reflète son visage, avec même la joie profonde que révèlediscrètement son sourire. Chacun de vous a pu voir un jour telle reproductionde celuiqui « s’en est allé au-delà »et qui en dit plus long que toute une théorie. L’Occidental évoque ici l’idéald’ataraxia ou d’apatheia .On songe à l’hésychia de l’Église orientale. On est à mille lieues du « Christ auxoutrages » de nos primitifs flamands, de la pieuse statue du Christ quibouleversa sainte Thérèse ou du terrible crucifié de Grünewald au musée deColmar. On s’arrête dans une autre contemplation devant la sérénité du Bouddhadans le style indo-grec des statues du Gandhāra.D’un côté, c’est la béatitude du Nirvā ,de l’autre le tragique infini de l’Amour.

Donc,disons-le sans ambages : le Bouddha ne peut, en aucune manière, être unobjet qui suscite la compassion.

La bienveillance bouddhique

Sile Bouddha n’a point passé par des souffrances et une mort ignominieuseauxquelles nous pourrions compatir, n’est-il pas en revanche le Maître qui parson enseignement a déclenché à travers le monde un immense mouvement desentiments altruistes ? Ceux-ci d’ailleurs en connexion avec les quatrenobles vérités : « Tout est douleur… ».Ou pour entrer davantage dans son optique, ne faut-il pas, plutôt que de fixerson attention sur une personne qui souffre – fût-ce Jésus –, élargir sacompassion aux dimensions du monde vivant dont tous les êtres sont plongés dansla douleur du sa

Est-onfondé à parler de charité bouddhiquedans le sens où l’on parle de charité chrétienne ? Telle est la questionque l’on se pose fréquemment et que mon maître vénéré, Monseigneur ÉtienneLamotte, a tâché de tirer au clair dans une communication peu connue qu’il fiten 1952 à l’Académie royale de Belgique.Nous ne ferons d’abord que résumer son étude.

Engénéral, à la question posée, la majorité des historiens des religionsrépondirent au XIXesièclepar l’affirmative : « Je n’hésite pas, disait Burnouf, à traduire parcharité le mot maitrī qui exprime ce sentiment universel qui fait qu’on est bienveillant pour tousles hommes en général et disposé à les secourir. » Mais dès les débuts duXXesiècle, plusieursauteurs sont d’un avis opposé. Oldenberg ne trouvait pas dans l’histoire dubouddhisme d’analogue à cette charité exaltée par saint Paul. Foucher estimaitque la charité bouddhique est « essentiellement égoïste et uniquementoccupée du salut personnel ». On trouve des jugements semblables sous laplume de Louis de La Vallée Poussin, de Keith, d’Oltramare, du Père de Lubac.

L’oppositionentre les points de vue s’explique surtout par la diversité des sourcesbouddhiques que le hasard a amené chacun des historiens à consulter : la maitrī bouddhique n’apparaît passous le même jour dans les textes du Petit et du Grand Véhicule, sous la plumed’un Buddhagosa ou d’unShāntideva .Aujourd’hui, les auteurs, connaissant mieux l’ensemble de la littératurebouddhique, se montrent plus circonspects. Ainsi Foucher constate :« Couronnant le tout, vient la maitrīou mettā, et quand on nous ladéfinit comme l’amour qu’un père ou une mère portent, dût-il leur en coûter lavie, à leur fils unique, il n’y a plus ici d’équivoque possible : cetamour n’est pas le sentiment neutre et passif que d’aucuns se plaisent àdénoncer. »

H.von Glasenapp a relevé dans la prédication du Bouddha la « règled’or » du Sermon sur la montagne : « Ne pas faire à d’autres ceque vous ne voudriez pas que l’on vous fît ».

Lamotte,dans le souci de ne point prendre parti, veille surtout à rappeler lesdoctrines fondamentales de cette religion. Des constatations s’en dégagent. Lapremière est qu’un religieux ne peut pas grand-chose pour son confrère, chacundevant parcourir le noble Chemin pour son propre compte. La seconde est quel’Octuple Chemin ne réserveaucune part à la charité, à l’altruisme. Pour atteindre le Nirvā, point n’est besoin d’aimer son prochain. Est-ce à dire que lebouddhisme condamne l’altruisme ? Il n’en est rien ; il le recommandeau contraire, mais il n’accorde pas à ce sentiment un rôle de choix, et ilexige en outre qu’on le maintienne dans les limites d’une stricte impartialité.

Lerôle essentiel du laïc est de soutenir de ses dons généreux la communauté desmoines. C’est ainsi que, bannie des couvents par la règle et les scrupules, lacharité fraternelle réapparaît triomphalement chez les pieux laïcs et lesriches maîtres du don. Encore veille-t-on à bien préciser toutes les qualitésqui conviennent à ce don. Mais en mettant les choses au mieux, la générosité,viciée par la croyance au moi, ne peut conduire qu’aux jouissancescélestes ; elle ne réalise pas la délivrance.

Laconclusion de Monseigneur Lamotte

Sansdoute nous estimons l’exercice du brahmavihārapar lequel l’ascète, se tournant successivement dans toutes les directions,embrasse le monde entier dans un immense sentiment de bienveillance, avec unesprit large, développé, illimité, exempt de haine et de méchanceté. Ils’exerce de même à la pitié pour les malheureux, à la joie pour les êtresréjouis.Mais en fin de compte, Lamotte achève son analyse très poussée sur cetteconclusion : « Dans l’esprit du Petit Véhicule, la délivrance estconçue comme un état de sainteté suivi après la mort de l’entrée en Nirvā: il est directement réalisé par unesagesse supramondaine portant sur le caractère transitoire, douloureux etimpersonnel de toutes les essences. Pour accéder à cette sagesse, la maitrī ou bienveillance peutconstituer un adjuvant, mais n’est pas indispensable ; elle n’estd’ailleurs pas sans danger, puisqu’elle n’est pas directement orientée vers ledétachement. Les laïcs qui soutiennent la Communauté de leurs dons serontrécompensés par de bonnes renaissances, mais n’atteindront pas pour autant lafin de la douleur. Le religieux empêché par son état de faire l’aumônepratiquera le don de l’enseignement qui est le meilleur des dons. »

Touten étant justifiée et difficilement attaquable, cette conclusion de MonseigneurLamotte est rigoureuse, plutôt sévère. D’autres auteurs, peut-être mus par uncertain romantisme, verront la compassion comme plus importante au sein duPetit Véhicule. Parmi eux, E. Franc-Prat, qui composa un article ferventsurLeBouddhisme, doctrine de miséricorde .

LePère Joseph Masson S.J. a rassemblé en deux chapitres de son livre Le bouddhisme, chemin de libération, lestraits principaux de l’altruismebouddhique. Il apportedes citations éclairantes de textes anciens. Son attention se porte sur lesressorts internes de cet altruisme : motifs intéressés, mais aussi lesautres, qui mènent souvent à un suprême détachement et à de grands sacrificespour le bien des êtres. On peut être amical envers ces derniers (c’est la maitrī), mais aussi plein decompassion (karu) puisqu’ils souffrent tous de l’universelle douleur. Déjà les sūtras du Petit Véhicule témoignentd’une bienveillance qui se diffuse vers tous les êtres et en toutescirconstances. On pourrait citer tel extrait du Mettā-sutta sur l’amour universel.

Évidemmentles textes empruntés au Grand véhicule ou Mahāyānainsistent davantage sur la compassion. On pourrait, même alors, marquer lesdistances avec la charité chrétienne. Mais la plupart des textes cités rendentle son clair de la sincérité et d’une ferveur généreuse. Beaucoup sontprofondément émouvants.

L’ouverturedu Grand Véhicule

L’adeptedu Petit Véhicule, ou śrāvaka,aspire à la sainteté bouddhique, l’état d’arhat,suivi après la mort de l’entrée dans le Nirvā; le sectateur du Grand Véhicule, ou bodhisattva, recherche l’état de bouddha.

Déjàle Petit Véhicule avait reconnu la vacuité de l’individu : il n’y a pas depersonne (an-attā) .À cette vacuité (śūnyatā)le Grand Véhicule ajoute la vacuité des choses, toutes dénuées de substance. Cen’est pas le lieu d’exposer les distinctions subtiles que fait à ce propos lephilosophe Nāgārjuna, représentant principal de l’école Madhyamaka, dont l’œuvre principale, Le Traité de la Grande Vertu de Sagesse,est publiée avec une rigueur toute scientifique et une vaste érudition parMonseigneur Lamotte.Mais c’est précisément en raison de cette base philosophique du Mahāyāna que l’on peut sedemander à quoi correspond en fin de compte cette grande compassion dont il estfait si grand cas dans les textes. Car si les « personnes » ne sontque des dénominations conventionnelles et si les choses n’ont pas plus deconsistance, la grande pitié est sans objet réel. C’est la conclusion quis’impose au philosophe et Monseigneur Lamotte ne craint pas de la tirer.Cependant, il va de soi qu’il n’est pas insensible à l’idéal dont nous allonsparler.

L’idéaldu bodhisattva

Sanstrop se préoccuper de ces subtilités dogmatiques, la littérature populaire des Jātaka et des Avadāna ,richement illustrée par des monuments figurés, abonde en récits de viesantérieures au cours desquelles le futur bouddha Sākyamuni aurait accomplides exploits vertueux pour servir les êtres. Le sage lièvre, pour fournir uncivet gratuit à un brahmane affamé, rassemble du bois, construit un bûcher, sejette dans le feu et s’y fait rôtir. Le prince Mahāsattva, voyant unetigresse sur le point de dévorer ses petits, se précipite devant elle du hautd’un rocher et lui fait don de son corps. Le roi Sibi rachète au prix de sachair le pigeon poursuivi par un faucon et donne ses yeux à un aveugle. Le roiCandraprabha, proscrit et fugitif, n’ayant rien à donner à un pauvre, se livrelui-même à l’ennemi qui a mis sa tête à prix. Et l’on pourrait continuer àciter des exemples.L’Unesco, dans sa collection Connaissancede l’Orient, a publié un Choix deJātaka . On auraittort de se moquer de ces contes populaires. C’est la manière dont les simples,mais aussi les érudits, aiment à se représenter les préceptes de la morale. Etl’on voit qu’elle est ici très haute, toujours à base de compassion pour lasouffrance d’autrui qu’on ne peut soulager qu’au prix du sacrifice de soi.Ainsi toute une troupe de singes étaient poursuivis par des archers quiallaient les tuer. Ils se trouvent devant un fleuve qui leur barre la fuite.Alors l’un d’entre eux (le Bodhisattva), se suspendant aux branches des deuxrives, fit de son corps un pont sur lequel tous passèrent. Après quoi il sejeta dans le fleuve où il périt noyé.

C’est la mêmeinspiration qui commande, sur un registre plus solennel et comme liturgique, lecélèbre vœu du bodhisattva. Toute laperspective de l’action altruiste, matérielle et spirituelle, a culminé en cetidéal. Un bodhisattva, c’est un homme, laïc parfois mais plus communémentmoine, qui a déjà atteint l’illumination intérieure et est donc libre, rompantles liens du corps, de disparaître en son Nirvāinaccessible. Cependant, il retarde sa mort afin de se consacrer àl’illumination des autres êtres encore plongés dans les ténèbres del’ignorance. On n’arrive pas facilement à l’héroïsme dans cette carrière. Ilfaut d’abord se rendre compte que « je dois faire pour autrui ce que jefais pour moi. La douleur est commune à tous les êtres. Qu’elle soit ressentieen moi ou en autrui, elle est souffrance et il faut la combattre. »

Le moine qui acompris cela fera dès son ordination le vœu de bodhisattva : « J’appliqueà la suprême et parfaite illumination la racine de bien résultant de laconfession des péchés, de la triple prise de refuge dans le Bouddha, sa Loi, saCommunauté et de la production de pensée de bodhi(sagesse illuminante). Puissé-je, dans un monde sans refuge, sans abri, sanssalut et sans île, être le secours, le refuge, l’abri, l’île. Puissé-je fairetraverser à tous les êtres qui ne l’ont point traversé l’océan des existences,introduire dans le Nirvā,support des bons dharmas et libre d’obstacles,ceux qui n’y sont point entrés, consoler ceux qui sont désolés. »

Cevouloir pieux, le bodhisattva n’aura pas seulement à le réaliser en de bonnespensées, encore que celles-ci soient nécessaires et aient une vraie force derayonnement sanctifiant pour autrui ; ni même seulement en des vertusaltruistes intérieures dont le mérite ira au prochain ; il doit montrerpar ses actes son dévouement au bonheur des créatures, en leur faisant toutessortes de dons et particulièrement le don de la Loi.

Onest ici, me semble-t-il, au point dejonction le plus proche entre bouddhisme et christianisme. Car il faut serendre compte de ce qu’implique le fait de renoncer volontairement à un bonheuréternel immédiatement accessible pour accepter de rester indéfiniment dans lecycle « infernal » des renaissances, et cela dans le seul butd’œuvrer pour que pas un seul être n’échappe à la libération. S’il y a unemotivation désintéressée, c’est bien celle-là :

« Enconsidérant que le monde est douleur, il souffre, et il sait bien ce qu’il enest, et aussi comment on y échappe, et il ne se lasse pas, lecompatissant. »

« Sacrifice deson propre corps ainsi que de son abondante perfection dans la restrictionmorale ; patience à l’égard des êtres faibles, absence de considérationpour son corps, sa vie ; mise en œuvre de l’énergie, refus de jouir de labéatitude des absorptions mystiques ; indifférenciation dans la sapience,voici le prodige des contemplatifs. »

Je viens de citerdeux textes mahayanistes. Mais ils abondent sur ce thème. Et l’on peut sentir àquel point ceci leur tient à cœurenlisant par exemple le chapitre que lui a consacré Murielle Moullec dansl’excellent ouvrage Le Bouddhisme,publié sous la direction de Lilian Silburn.À la base, il y a l’intuition philosophique de la Vacuité :« Lorsqu’il est parvenu à un état de conscience égal envers soi et enversautrui, et s’il en arrive à préférer les autres à soi-même et à considérer lebien d’autrui comme supérieur au sien, alors, pour le bodhisattva, où est le bien d’autrui, où est le bien propre ? »

Unebouddhiste sans le savoir

Unechrétienne bien connue de nos jours, la jeune carmélite Thérèse de Lisieux, quiignorait jusqu’au nom du Mahāyāna,trouva spontanément l’expression clairement bouddhiste dans cet aveu brûlant del’Histoire d’une âme :

« Je sens queje vais entrer dans le repos… Mais je sens surtout que ma mission va commencer,ma mission de faire aimer le bon Dieu comme je l’aime, de donner ma petite voieaux âmes. Si le bon Dieu exauce mes désirs, mon Ciel se passera sur la terrejusqu’à la fin du monde. Oui, je veux passer mon Ciel à faire du bien sur laterre… Je ne puis pas me faire une fête de jouir, je ne veux pas me reposertant qu’il y aura des âmes à sauver… Mais lorsque l’Ange aura dit :‘ Le temps n’est plus ! ’, alors je me reposerai, je pourrai jouir,parce que le nombre des élus sera complet et que tous seront entrés dans lajoie et le repos. »

Jésusparfait bodhisattva

Maisil faut faire un pas de plus. La réflexion amène à penser que si jamaisquelqu’un au monde réalisa ce rêve d’une personne entièrement donnée, c’estbien Jésus se sacrifiant volontairement pour le salut de tous les êtres. Etcela, alors que le bonheur parfait n’était pas seulement à portée de sa main, maisqu’il en jouissait par nature dans la gloire du Père. Comme vient de l’écrireun jésuite qui vécut au Japon, « l’être du chrétien et l’être dubodhisattva ont finalement plus de points communs qu’on ne pourrait le supposerau premier coup d’œil. D’un point de vue bouddhiste, Jésus-Christ serait ungrand boddhisattva, car il nous est présenté comme la figure de celui qui, àpartir d’une communion totale avec le Père, s’est tourné miséricordieusementvers les hommes (« J’ai pitié de la foule », Mc 8,2) jusqu’àl’anéantissement de la mort (« Nul n’a de plus grand amour que de donnersa vie pour ses amis », Jean 15,13). »

Quelquesœuvres classiques

Le livre de Shāntideva(VIIIesiècle) : Bodhisattvachāryāvatara, Guidepour la conduite d’un bodhisattva ,occupe une place unique dans le Grand Véhicule. Il en expose poétiquement tousles thèmes et c’est le mouvement altruiste qui en est l’atmosphère.

C’est une doctrine de même tendance que développe avec une précisionscolastique et beaucoup de conviction Gampopa(1079 – 1153), disciple du grand Yogi Milarepa. Le rosaire des joyaux de la sublime voie a paru en anglais.

Les trente-sept pratiques dubodhisattva. Tel est le titre d’un texte tibétaincomposé au XIIIe siècle par Thome-sang-po,maître des Écritures et de logique, qui vécut dans une grotte près d’une villedu Tibet. J’eus deux occasions de connaître ce texte. Il nous fut commenté lorsd’une retraite bouddhiste à Viviers, dans le Midi.Puis nous l’avons traduit mot à mot du tibétain à Kagyu-Ling, en Bourgogne.C’est un beau texte du Mahāyānaque le Dalaï-Lama aime de commenter. Aussi ce commentaire a-t-il paru sous letitre : L’enseignement du Dalaï-Lama.L’auteur procède par stances, des quatrains, qui toujours se terminent par laformule : « Telle est la pratique des bodhisattvas ». C’est toutce qu’il y a d’édifiant comme conseils pour la pratique des vertus, surtout ledétachement, l’oubli de soi, la patience, la compassion, le pardon des injures,l’amour des ennemis. Un chrétien ouvre de grands yeux en constatant, dans destextes simples et d’une sincérité poignante, que toutes ces vertus dont ilcroyait avoir le monopole existent, et bien vivantes, de l’autre côté.

Disons enfin quelques mots du petit livre que Kagyu-Ling intitula L’alchimie de la souffrance .Ce traité nous enseigne, en effet, comment opérer la transmutation de nospenchants mauvais et des situations adverses. Ils avaient d’abord mis pourtitre L’apprentissage spirituel, cequi eût été aussi bien. C’est l’œuvre de DjamgoeunKongtrul, un des grands maîtres Kagyupa dusiècle dernier, principal artisan du renouveau religieux dans l’Est du Tibet.C’était une époque bien différente de la nôtre, où les Tibétains, jaloux deleur indépendance, se clôturaient dans leur pays, craignant toute influenceétrangère. Or, sans l’avoir voulu, ne cherchant qu’à se ressourcer à latradition d’Atisha (XIesiècle), l’auteur sut exprimer bien des conseils dont on trouverait l’analoguedans les Évangiles, saint Paul, saint Pierre, saint Jean. Les similitudes mesautaient aux yeux, les textes parallèles chrétiens me venaient à la mémoire.Il va sans dire que les plus frappants concernaient l’altruisme, labienveillance, la compassion.

Par ailleurs, l’iconographie du Mahāyāna estfort parlante en ce domaine. Le grand Bodhisattva Avalokiteśvara devientau Tibet Tchenrézig, que l’on représente souvent avec mille bras, onze visageset mille yeux, car il est le Seigneur de grande compassion, désireux d’aidertous les êtres qui souffrent. De même la divinité féminine Tara, dont tant detraits rappellent la dévotion à Notre Dame, matermisericordiae. Au Japon vous avez Kwannon, Amida…

Et si l’on chercheun modèle, une « vie de saint » mahayaniste, on la trouvera en Milarepa qui, d’abord magicien, seconvertit, subit une terrible formation ascétique chez un lama et devint, au XIesiècle, à la fois un grand maître spirituel et un poète. L’idéal de compassionest bien présent chez lui.

Déjàle Bouddha exhortait de la sorte les bhikkhusde son temps : « Vous n’avez, ô moines, ni mère ni père pour voussoigner quand vous êtes malades. Si vous ne vous soignez pas les uns lesautres, qui vous soignera ? Quiconque voudrait me soigner, qu’il soigne lemalade. »

LePère de Béthune nous montra (fin 1990) une belle médaille de cuivre que leuront offerte des moines Zen à l’issue de l’Échange Spirituel IV. Elle porte uneinscription en japonais et en anglais : « To forget the self and work for the good of others is thehighest form of compassion. »Une pareille sentence est tout autant chrétienne que bouddhiste.

Thomas Merton écrit dans l’Introductionà l’édition japonaise de La nuit privéed’étoiles : « Mon monastère est l’endroit où je disparais dumonde en tant qu’objet d’intérêt, pour être partout dans le monde par macompassion. Pour être partout présent, je dois n’être plus personne. »

Unedouble bodhicitta

Lebouddhisme du Mahāyāna distingue une bodhicitta ultime, à laquelle on tend à parvenir par diversesméthodes de méditation ; c’est viser au stade dernier de la Vacuité. Mais un rôle important estréservé, dans le sa, à la bodhicitta relativequi, pratiquement, correspond aux relations interpersonnelles de la charitéchrétienne. Qu’il suffise de rappeler ce conseil de la lignée Kadampa :« Laissez la victoire aux autres et prenez sur vous la défaite. »Conseil repris dans le petit traité ci-dessus de Djamgoeun Kongtrul (p.27) : « J’offre le profit et la victoire aux maîtres, les êtres.J’embrasse la perte et la défaite. »

C’estaussi le thème récurrent de la pratique du lodjong :

Gainset victoires pour autrui.

Perteset blâmes pour moi.

Dansl’île de Hokkaidō

Pourterminer, je cite le témoignage d’un jeune Hollandais, van de Wetering, qui vécut 18 mois dans un monastère Zen. Originalplutôt que mystique, décrivant son aventure avec un humour cocasse, la page quevoici en a d’autant plus de valeur.

Ilparaît qu’à Hokkaidō, l’île située le plus au nord du Japon, il existe unpetit monastère Zen dirigé par un maître qui n’est jamais allé à l’école. Filsde paysan, il était arrivé au monastère sans savoir lire ni écrire. Pourtant ilavait très bien résolu ses koan et ilétait parvenu à la compréhension.

C’està peine s’il savait qu’il existait d’autres religions que le bouddhisme,jusqu’au jour où il entendit les moines parler du christianisme. L’un d’euxavait reçu une éducation universitaire et le maître lui demanda de lui parlerun peu de la religion chrétienne.

« Jene suis pas très au courant, dit le moine, mais je vous apporterai les textessacrés du christianisme. »

Lemaître envoya le moine dans la ville la plus proche, d’où il revint avec laBible.

« C’estun gros livre, dit le maître. Et je ne sais pas lire. Mais lis-moi quelquechose. »

Lemoine connaissait la Bible et il lut le Sermon sur la montagne. Plus il lisait,plus le maître était impressionné. « C’est beau, disait-il sans arrêt,c’est très beau. » Quand le moine eut terminé, le maître resta quelquetemps sans bouger. Le silence dura si longtemps que le moine posa la Bible, semit dans la position du lotus et commença à méditer.

« Oui,dit enfin le Maître, je ne sais pas qui a dit cela, mais de toute façon, ilétait soit un Bouddha, soit un Bodhisattva. Ce que tu viens de lire estl’essentiel de ce que j’essaie de vous apprendre ici. »

NOTES