Appelés à être transformés à l'Image du Christ (2 Cor. 3,18)

Appelés à être transformés à l'Image du Christ (2 Cor. 3,18)

Réflexions sur la formation monastique

[Cet article est d'abord paru dans le Bulletin de l'A.I.M., 1995, nº 59, pp. 14-30]

 

I - Image de Dieu

Créés à l'image et à la ressemblance de Dieu, mais blessés par le péché, nous avons besoin que soit restaurée en nous cette image. C'est là le but ultime de la vie chrétienne et donc aussi de la vie monastique.

Le Fils de Dieu, qui était in forma Dei, n'a pas craint de renoncer à son privilège; il s'est abaissé (Phil. 2,6-7), se faisant l'un d'entre nous, semblable à nous en tout sauf le péché (Héb. 4,15). Il a accepté de perdre sa forma, sa beauté. Il a été défiguré, au point de ne plus être reconnu (Isa. 53,2). Il a goûté la mort. Mais le Père l'a ressuscité, l'a fait asseoir à sa droite, et l'a constitué Kyrios (Phil. 2,9). Ainsi nous a été montré et tracé le chemin du retour à l'Image. Ayant été déformés par le péché, nous devons nous réformer afin d'être graduellement transformés à l'image du Christ ressuscité.

Cette transformation ultime, à travers un long processus de réformation, ou de conversion, est l'objet de la formation monastique. Cette formation doit s'entendre en tout premier lieu non pas dans le sens d'une activité exercée par un formateur humain sur une autre personne, mais dans le sens de la transformation graduelle et constante, jamais achevée, d'une personne qui, utilisant les moyens offerts par la conversatio monastique, permet à l'Esprit Saint de rétablir en elle l'image défigurée et la ressemblance perdue.

Le thème de l'Image de Dieu est central dans la spiritualité du monachisme primitif. Cette doctrine, qui prend évidemment sa source en Genèse 1,26, est très chère à tous les Pères de l'Église qui se sont attachés à scruter le mystère du salut. Chacun l'ayant traitée de façon différente, avec la liberté propre aux poètes et aux mystiques, cette doctrine est devenue fort complexe et a été présentée avec beaucoup de nuances diverses. On peut la résumer comme ceci: L'homme a été créé à l'image (imago) et à la ressemblance (similitudo) de Dieu. En tant que créature privilégiée, il est appelé à participer à la vie divine. Ces dispositions ont été renversées par le péché, mais l'homme conserve sa capacité de se tourner vers Dieu (capacitas Dei). Par la grâce de la Rédemption et par l'imitation de Jésus Christ, l'homme est capable de participer à la vie divine. Si sa prédisposition envers Dieu (imago) se développe et se manifeste dans une vie continue de vertu, il s'achemine vers la ressemblance (similitudo) et trouve son accomplissement en devenant à l'image de Dieu.

Lorsqu'on parle de formation monastique on entend la plupart du temps par cette expression la formation initiale. Celle-ci ne peut cependant être comprise que comme un élément ou une phase du processus global de transformation que nous venons de mentionner. Le but de la formation monastique, dans toutes ses phases, ne peut être autre que la restauration chez le moine de l'image de Dieu. Il s'agit d'une transformation progressive qui embrasse toute la vie. Pour réaliser cet itinéraire de transformation, l'homme a un modèle, un prototype, le Verbe, qui est l'Image parfaite du Père, et que saint Bernard appelle le sacramentum salutis.

En réalité, aucun des Pères du monachisme n'a écrit sur la "formation " -- au moins pas dans le sens où nous entendons ce mot aujourd'hui. Nous voyons cependant par leurs écrits qu'ils avaient clairement conscience de ce que leur rôle, soit comme abbés, soit comme pères spirituels, était d'engendrer le Christ dans leur disciples. Ils savaient que pour réaliser cette mission ils devaient conduire leurs moines à l'imitation du Christ. C'est en effet par cette imitation du Christ que le moine rend graduellement plus active dans sa vie cette ressemblance qu'il a reçue au moment de la création, et que l'image de Dieu en lui est de nouveau restaurée.

L'idée que l'on puisse former quelqu'un à la vie monastique, comme on forme quelqu'un à devenir médecin, mécanicien ou professeur, relève d'une conception tout à fait moderne. Jamais cette idée ne serait venu aux Pères du monachisme. Pour eux la vie monastique n'était pas une réalité à laquelle on pouvait former quelqu'un, mais au contraire un moyen, ou plutôt un ensemble de moyens, par lesquel quelqu'un se laissait former. C'est en vivant la vie monastique que quelqu'un devient de plus en plus moine et se laisse graduellement transformer à l'image du Christ.


II - En milieu cénobitique

Lorsque les anachorètes des premiers siècles allaient au désert, ils cherchaient à se mettre sous la direction d'un père spirituel qui avait déjà fait l'expérience du désert et qui manifestait l'emprise de l'Esprit sur lui, étant devenu pneumatophoros. Ce père spirituel charismatique du désert transmettait à ses disciples sa propre expérience, à l'instar d'un gourou. Cette relation de père à fils ou de maître à disciple était normalement provisoire, se terminant lorsque le disciple était arrivé à la maturité spirituelle suffisante pour continuer son chemin au delà, dans la solitude.

Le charisme des pères du cénobitisme, d'un Pachôme ou d'un Basile par exemple, a été d'élaborer une forme de vie communautaire stable, une politeia, selon une règle établie et travers laquelle l'expérience spirituelle était désormais transmise. Nous sommes alors en présence d'une authentique culture monastique exprimant une identité collective permettant à tous ceux qui s'y insèrent d'arriver à leur identité personnelle propre.

Par culture il faut entendre ici un complexe cohérent de doctrines spirituelles, de traditions ascétiques, de coutumes, d'observance, d'organisation administrative, etc., qui expriment une expérience spirituelle, la conservent vivante et la transmettent. Une culture implique la cohésion et la cohérence de tous les éléments de la vie. Une telle culture est toujours, et par excellence, le fruit de l'expérience d'une collectivité. Un individu n'invente pas sa culture. Le rôle des saints, des mystiques et des génies, comme des poètes et des artistes ou des théologiens, est d'exprimer l'expérience transmise et maintenue vivante par et dans leur culture.

En milieu cénobitique c'est essentiellement dans et par la forme même de vie de la communauté que se transmet l'expérience monastique et que se réalise la formation du moine, depuis son entrée au monastère jusqu'à son passage sur l'autre rive. Saint Benoît s'insère dans cette grande tradition cénobitique et c'est là que les moines de la tradition bénédictine doivent chercher les principes de base de la formation monastique et non dans une spiritualité d'orientation érémitique.

Lorsque Benoît, au premier chapitre de sa Règle, décrit les diverses catégories de moines, il définit la très forte race des cénobites comme étant ceux qui vivent a) en communauté, b) sous une règle, et c) sous un abbé. Nous avons là les trois piliers du cénobitisme et l'ordre dans lesquels les énonce Benoît est d'une importance capitale. L'histoire nous enseigne que chaque fois que l'équilibre entre ces trois éléments est rompu, on assiste à une période de décadence.

Communauté, règle, abbé. On peut dire que ce sont là les trois éléments essentiels de la conversatio bénédictine et que c'est donc en les vivant, à chacune des étapes de son existence monastique, que le moine devient graduellement plus moine, et que se réalise sa formation -- ou transformation -- dans le sens mentionné ci-dessus.

1) La communauté

Dans la grande tradition bénédictine et cistercienne, la vocation d'une personne n'est pas un appel à vivre la vie monastique en général ou même la vocation à telle congrégation. C'est l'appel à une communauté concrète de frères, qui constituent une cellule ecclésiale. C'est là qu'après une probation adéquate, il promettra sa stabilité, et c'est avec ces frères, à moins que l'obéissance ne lui confie une autre mission, qu'il vivra jusqu'à la fin de ses jours le mystère du salut en Église.

La modalité selon laquelle chaque communauté concrète vit cette communion, cette koinonia, a une influence très profonde sur le développement humain et spirituel du moine tout au long de son existence. Au delà de tous les "moyens de formation" qu'elle peut offrir à ses membres, la communauté comme telle a un rôle formateur de première importance.

Une communauté peut bien remplir ce rôle seulement à la condition qu'elle ait développé une solide culture monastique locale. Une telle culture monastique implique une vision commune claire de la vie monastique et une orientation spirituelle qui conditionne, qui "informe" (au sens aristotélicien) tous les éléments de la vie quotidienne: la façon de prier, de travailler, de prendre les décisions communautaires, de recevoir les hôtes, etc.

Si une telle vision commune, une telle culture, existe, le rôle des "formateurs" (abbé, père maître, professeurs) consistera essentiellement à aider les moines, surtout les nouveaux venus, à s'y insérer, à se laisser former par elle, et à l'assumer d'une façon responsable et créatrice. Si elle n'existe pas toutes les "techniques" de formation utilisées (cours, sessions, counselling, etc.) n'auront en général que bien peu de résultats.

La communauté monastique n'est pas simplement un lieu où pratiquer son ascèse personnelle. Elle est un lieu où rechercher ensemble la volonté de Dieu. Benoît demande de convoquer tous les frères chaque fois qu'il s'agit d'une affaire importante: convocet abbas omnem congregationem (RB 3,1), omnes ad consilium vocari (RB 2,2). Il ne s'agit pas là d'un simple exercice du pouvoir de la majorité, ou de démocratie avant la lettre. Il s'agit de se mettre ensemble à l'écoute de ce que l'Esprit Saint dit à chacun pour le bien de tous. Même si l'abbé a la responsabilité finale de prendre la décision, le chapitre conventuel est l'occasion pour chacun d'exercer un acte de co-responsabilité communautaire et donc de croître dans le sens de sa responsabilité.

Une communauté saine est aussi un lieu de croissance émotive et affective. Les relations personnelles qui peuvent se développer au sein de la vie communautaire sont à la fois une école qui rend capable d'une relation profonde avec Dieu et une expression sacramentelle de cette relation. Parce que la communauté chrétienne incarne une nouvelle vision des relations humaines, celles-ci sont vues et vécues comme une expression sacramentelle du mystère de l'Église. Il s'agit de quelque chose de plus profond qu'un vague sens communautaire. Il y a lieu cependant de faire attention au piège d'une unanimité de type "fusionnel", qui finit par priver les individus de leur identité personnelle.

La vie fraternelle permet de se connaître soi-même dans les rencontres de la vie quotidienne et de découvrir ses besoins de conversion. On s'y reconnaît facilement comme une communauté de pécheurs qui ont tous été pardonnés. Elle donne aussi la possibilité de se laisser transformer, en pratiquant la charité fraternelle.

Une saine vie de communauté est le lieu où nous pouvons apprendre à lire et à interpréter la réalité non seulement en nous mais aussi autour de nous, à pénétrer au centre de celle-ci. Une vie contemplative authentique ne consiste pas à se retirer de la réalité pour vivre dans un monde artificiel ou purement spirituel. Elle consiste à se retirer au centre, au coeur de toute la réalité. Une vie de communauté saine nous aide à évaluer avec sérénité les diverses informations que nous recevons, les divers événements que nous vivons. Elle nous aide à dépasser nos projections subjectives et nos désirs conscients ou inconscients.

La rigidité des positions, des analyses personnelles de la réalité, constitue en beaucoup de cas un obstacle qui empêche la croissance spirituelle et humaine. Un moine qui continue à croître normalement dans la vie commune doit être une personne toujours plus capable de s'adapter, de modifier ses opinions, ses attitudes. Il sait comment assumer les conflits inévitables de l'existence humaine, et vivre dans la paix du coeur les tensions inhérentes à toute vie commune. Une saine vie de communauté permet d'acquérir graduellement cette attitude de compréhension, de compassion, de sympathie envers tous. Un moine qui se transforme en chasseur d'hérésie a quelque chose d'anormal.

En communauté, le moine apprend à unifier sa vie. Dans le monde, une personne peut facilement vivre une série de vies parallèles. Il y a par exemple des hommes d'affaires, des professionnels ou des politiciens, pour qui existe une séparation totale entre leur vie professionnelle et leur vie familiale ou entre leur vie professionnelle et leur pratique religieuse. Pour le moine, cela devrait être impossible. Un moine, en effet, peut avoir des responsabilités dans sa communauté et même à l'extérieur du monastère; mais toutes ces activités font partie de sa vie monastique; il doit s'y appliquer comme moine. Autrement, il lui manquerait l'élément central de l'être du moine: la simplicité, c'est-à-dire le fait d'avoir un seul but, une seule préoccupation dans la vie.

2) La Règle

Le Christ s'est fait obéissant, d'une obéissance par laquelle sa volonté s'est totalement identifiée à celle du Père. C'est par la même voie de l'obéissance, à l'imitation du Christ, que le moine permettra à l'Esprit de restaurer graduellement en lui l'image de Dieu. Il s'agit évidemment de l'obéissance à la volonté divine; mais cette obéissance s'incarne dans toutes les actions de la vie quotidienne.

L'Évangile est une source inépuisable de "formes de vie". Il a donné naissance à de nombreux modes de suivre le Christ. Les fondateurs du cénobitisme ont reçu le charisme d'une interprétation existentielle de l'Évangile. Quand ce charisme a été vécu d'une façon cohérente dans un groupe, il s'est traduit en règle. Lorsqu'on entre dans une communauté cénobitique on s'insère donc dans une tradition, dans une interprétation vécue de l'Évangile. On choisit librement cette "voie" entre beaucoup d'autres possibles. Pour Benoît il est si important que ce choix soit fait librement et lucidement qu'il fait lire la Règle trois fois en entier au candidat durant l'année qui précède son engagement dans la communauté. C'est en effet cette Règle qui, si elle est vécue honnêtement et authentiquement, formera et transformera le moine.

La vie commune et la Règle qui la structure, sont des moyens de réaliser l'amour de Dieu, dans l'amour des frères, préférant à sa volonté propre le bien commun; au bien propre, la volonté divine exprimée dans la Règle et appliquée aux situations concrètes par le supérieur. De même, l'obéissance mutuelle, dont parle Benoît, est vécue comme un service, et donc comme un exercice de l'union des volonté, qui conduit à la pureté du coeur et à la vision de Dieu.

La Règle, pour le moine contemporain, c'est non seulement le texte de saint Benoît, mais aussi les Constitutions propres de la Congrégation monastique à laquelle il appartient et les règlements écrits ou oraux de sa communauté locale. Tout cet ensemble "législatif" n'est pas une simple "loi": c'est l'expression objective de l'identité propre d'une communauté ou d'un groupe de communautés. Tout comme on acquiert une identité culturelle propre en se laissant former par sa culture ou en s'intégrant dans une autre culture, de même c'est en se laissant graduellement former par une culture monastique, en s'intégrant dans une communauté, et en assumant la vision particulière de cette communauté, qu'on arrive à développer une identité monastique personnelle. Le signe d'une véritable vocation est la capacité d'un candidat d'assumer ainsi l'identité collective de sa communauté tout en devenant de plus en plus lui-même.

3) L'Abbé

Dans la tradition bénédictine l'abbé, en tant que représentant du Christ dans sa communauté, en est le père spirituel, le maître et le médecin. Son rôle est évidemment très différent de celui des supérieurs de communautés religieuses de tradition plus récente. S'il convient qu'il demeure un frère parmi les frères, il ne doit pas oublier non plus qu'il a été appelé à être père -- non pas parce que les autres doivent être devant lui comme des enfants ou des adolescents, mais parce qu'il a la responsabilité d'engendrer le Christ en eux.

Comme père, l'abbé doit, de son côté, manifester à ses moines la douceur et la bonté du Christ, cherchant d'être aimé plus que d'être craint, s'adaptant au caractère d'un chacun et exhortant les frères à parcourir avec un coeur prompt et joyeux le chemin auquel ils ont été appelés par Dieu. Quant au moine, il doit savoir maintenir durant toute son existence une relation filiale adulte à l'égard de son abbé, quel que soit leur âge respectif. Si un moine, après la profession, ne voit plus dans l'abbé que la personne à qui il doit obéir dans les choses vraiment importantes, il est probable qu'il ne croîtra plus comme moine (même s'il peut avoir de grandes aptitudes humaines et les utiliser pour le bien de l'Église et de la communauté).

Il n'est pas rare, de nos jours, que le novice cherche à reconstituer au monastère la famille qu'il vient de quitter ou que, dans plusieurs cas, il n'a pas eue, tendant à identifier la figure du père avec l'autorité et la figure de la mère avec la communauté. Une telle attitude empêche une vraie croissance, car elle consiste à reproduire simplement le modèle familial.

Si le rapport entre le moine et l'abbé n'est pas vécu d'une manière adulte et libre, se créera une attitude de passivité, d'insécurité, de peur. La vie monastique implique une séparation des liens de la famille. Il ne faut pas rétablir au monastère d'autres liens du même ordre. Une communauté doit être un lieu où vivent des personnes avec un fort désir de cheminer ensemble vers la vie éternelle; non un sein maternel protecteur. La société d'aujourd'hui ne nous prépare malheureusement pas à cette relation saine avec l'autorité et la loi. Ou bien l'on refuse toute autorité, avec un manque sérieux de toute forme de respect, ou bien l'on recherche la sécurité dans une autorité forte qui décide tout.

Comme maître dans l'école du Christ, l'abbé est le gardien de la fidélité des disciples à l'égard de la tradition monastique. Pour que la règle et la tradition ne soient pas une lettre morte, il doit les interpréter continuellement, d'une façon dynamique. Il nourrit ses moines par la parole et par l'exemple. Il distribue le pain de la Parole de Dieu, interprétée pour la communauté à chaque moment nouveau de son évolution.

Comme médecin: il doit soigner les plaies et guérir au nom du Christ les frères blessés par le péché. Il doit aussi être un père à qui on puisse s'adresser dans les moments de crise personnelle.

L'abbé est le père, le maître et le médecin de tous les membres de sa communauté. Même s'il y a un maître des novices et un maître des jeunes profès, l'abbé ne peut renoncer à son rôle de père à l'égard des novices et jeunes profès. Dans les communautés actives modernes, où il y a un noviciat unique pour une province ou même pour toute la congrégation, le novice n'a pas d'autre supérieur immédiat que son père maître; il sera assigné à une maison de la congrégation après sa profession. Dans la vie bénédictine, où l'on n'entre pas dans une congrégation mais dans tel monastère bien précis, l'abbé est le père de tous, y compris des novices. Il ne peut renoncer à sa responsabilité même s'il en délègue une bonne part au père maître.

Il est donc essentiel qu'existe entre le père maître et l'abbé une grande communion de vues. Les efforts d'un père maître pour former une communauté nouvelle différente du reste de la communauté ou d'une orientation monastique autre que celle de l'abbé seraient voués à l'échec presque certain. L'abbé est le responsable ultime de la formation des novices comme de tous les autres membres de sa communauté. Le père maître, son délégué, a simplement la charge d'accompagner de plus près les novices dans leur cheminement monastique et de leur transmettre les enseignements nécessaires au début de la vie monastique.

La maturité d'un moine (novice ou profès) dépendra dans une grande partie de sa capacité d'établir un rapport sain avec la communauté, la règle et l'abbé.

III - Les principaux éléments de l'ascèse monastique

Parmi les nombreux éléments qui constituent la conversatio monastique vécue en communauté, sous une règle et un abbé, il y en a trois auxquels saint Benoît attache une importance particulière et qui ont une valeur formatrice spéciale: l'Opus Dei, la lectio divina et le travail. Mais encore plus fondamentale est la place de la Croix dans la vie du moine.

1) Apprendre la Croix

Le moine entre au monastère pour se mettre à la suite du Christ, et pour retourner par la voie de l'obéissance au Père dont il s'est détourné par la désobéissance (Prol. de la Règle). Or, c'est à travers la souffrance que le Fils de Dieu a appris l'obéissance (Héb. 5,8). Il n'y a pas d'autre voie pour le chrétien qui veut se mettre à la suite du Christ. Le Christ est d'ailleurs très explicite dans les Évangiles concernant les exigences d'une telle sequela. "Si quelqu'un veut venir après moi, qu'il se renonce à lui-même, qu'il prenne sa croix et qu'il me suive".

C'est là la première attitude dont il faut s'assurer lorsque quelqu'un arrive au monastère. Le candidat est-il disposé à accepter la Croix? Il faudra ensuite, durant les premières années de vie monastique le guider et lui aider à accepter ce rude chemin. Benoît veut qu'on prévienne très clairement le nouveau venu, dès le début, des choses dures et difficiles par lesquelles on va à Dieu (RB 58,8).

Il n'est pas rare que l'on fasse dans nos communautés la triste expérience de voir partir, peu de temps après la profession solennelle un moine qui semblait pourtant excellent. Dans presque tous les cas, ce qui a manqué a été cette formation à la Croix. Le moine était heureux dans la vie monastique aussi longtemps qu'il y trouvait un milieu agréable où s'épanouir, où ses talents étaient appréciés, où il développait ses capacités, etc. Mais dès qu'arriva une épreuve sérieuse, dès qu'arriva la Croix, tout s'écroula.

Cela doit être mis en relation avec le thème de l'inculturation. La véritable inculturation ne consiste pas à intégrer dans le christianisme ou dans la vie monastique toutes les attitudes propres à une culture; elle consiste à christianiser chaque culture. Le mystère de la croix salvifique est proprement chrétien; il interpelle toutes les cultures. Nous devons tous l'apprendre et le ré-apprendre chaque jour.

Sans l'acceptation de la Croix, aucun des éléments de l'ascèse monastique n'a de sens. Mais si le moine l'accepte joyeusement, elle le formera tout au long de sa vie.

2) L'Opus Dei

La prière proprement monastique est la prière continuelle. Celle-ci est préparée par la lecture, l'étude et la méditation de la Parole de Dieu; elle s'exprime communautairement dans l'Opus Dei et s'épanouit dans une attention aussi continuelle que possible à Dieu. L'Opus Dei, en plus d'être un expression communautaire de la prière est aussi une école de prière. Le moine y apprend sans cesse, tout au long de son existence, à louer Dieu, à pleurer ses péchés, à intercéder auprès de Dieu pour lui-même et pour toute l'humanité, à contempler tous les aspects du mystère du salut.

L'Opus Dei ne se comprend cependant pas en dehors de l'univers sacramentel dans son ensemble où le moine est conformé à l'image du Christ dans la célébration eucharistique, guéri de ses blessures dans la pénitence, fortifié pour remplir ses responsabilités par diverses bénédictions, et enfin préparé à passer positivement les crises de la vie et surtout la crise de l'ultime passage par le sacrement des malades.

3) Lectio (et études)

Il est intéressant de noter que dans la littérature chrétienne primitive, au moins jusqu'à l'époque de saint Benoît, l'expression "lectio divina" désigne toujours l'Écriture Sainte elle-même et non une activité humaine faite avec l'Écriture. Si on voulait traduire cette expression, il faudrait traduire par "leçon divine" et non pas par "lecture divine". L'Écriture Sainte non seulement instruit le moine mais le transforme à travers un contact quotidien. Sa vie tout entière doit s'enraciner dans cette lectio divina, cette "leçon divine", qu'il lit, scrute, étudie, interprète et médite sans cesse, sans faire aucune séparation étanche entre ces diverses activités. Si le moine se laisse graduellement imprégner par l'Écriture, celle-ci le forme, en fait graduellement un véritable contemplatif, c'est-à-dire, non pas une personne ayant nécessairement des expériences appelées "mystiques", mais une personne qui voit Dieu en tout et regarde tout à la lumière de Dieu.

Il faudrait savoir se dégager des théories contemporaines qui ont fait de la "lectio divina" une forme spéciale de "lecture" et l'ont par le fait même transformée en une observance parmi d'autres même si elle considérée comme la plus importante. Si l'on fait de la lectio divina une activité spéciale que l'on doit accomplir à un moment précis de la journée et durant une durée déterminée, on en fait bel et bien une observance qui perd par le fait même la gratuité par laquelle on veut la caractérisée. On risque aussi de vider le reste de la journée et les autres activités du moine de la dimension d'attention amoureuse à Dieu que l'on veut concentrer dans cette observance privilégiée.

Le moine doit s'initier, dès le début de sa vie monastique, à se tenir aussi constamment que possible à l'écoute de Dieu. Il doit sans cesse se laisser pénétrer, interpeller, transformer par la parole de Dieu qui lui vient à travers sa lecture lente et savoureuse de l'Écriture, à travers l'étude scientifique de celle-ci, à travers sa lecture ou son étude des Pères, à travers son travail et ses rencontres fraternelles. Si le moine développe cette attitude, toute distinction trop absolue entre lectio divina et étude de l'Écriture ou des Pères ou autre lecture apparaîtra artificielle. Cette distinction peut même être dommageable, si elle conduit à un assèchement de l'étude.

L'étude a en effet sa place dans la vie du moine. Pour qu'un moine vive bien sa vie monastique, il a besoin d'apprendre un certain nombre de choses. L'Écriture étant la Règle fondamentale de la vie monastique, comme on l'a dit, et la source principale de la liturgie, le moine devra recevoir dès le début de sa vie monastique une bonne initiation à la Bible. Il devra s'initier à une lecture contemplative de l'Écriture, mais il aura aussi besoin d'une initiation aux principaux Livres Sacrés, aux divers niveaux d'interprétation, etc. Il devra aussi être initié à la tradition monastique, à son histoire et sa spiritualité. Il devra avoir une bonne formation doctrinale chrétienne et une initiation à la patristique. Cette formation est nécessaire pour tous, bien qu'elle puisse revêtir des formes très diverses. Dans certains monastères où l'on a un groupe de novices ayant tous une bonne formation de base, cette formation pourra se faire à travers un cycle de cours bien organisés. Dans d'autres cas le système tutorial sera jugé préférable. Certaines personnes profiteront d'une approche scientifique alors que d'autres profiteront d'avantage d'une approche plus simple. Tous n'ont pas les mêmes besoins ni les mêmes capacités intellectuelles. Il faudrait cependant savoir bien discerner les motivations des candidats qui, assez fréquemment de nos jours, veulent une vie très simple, "sans études". La soif des "apparitions" et des choses extraordinaires, que l'on trouve en certaines communautés, vient souvent d'une connaissance insuffisante du message chrétien essentiel.

Une communauté doit savoir se donner un programme d'études qui fasse partie de son programme général de formation. Une partie de ce programme est vue durant le noviciat et le monasticat. Le reste est étudiée tout au long de la vie.

S'il y a un certain anti-intellectualisme dans plus d'un monastère de nos jours, c'est peut-être en partie par réaction, parce que plusieurs "formateurs" ont tendance à faire consister toute la formation monastique dans une série de cours. Depuis quelques décennies, dans les Ordres monastiques, on étudie beaucoup les Pères du monachisme. Nous les enseignons à nos novices et à nos jeunes profès. Je ne suis sûr que cela ait toujours eu autant de résultats qu'on en attendait. Pourquoi? Peut-être est-ce parce qu'on met trop tôt les jeunes moines en contact avec cette littérature avant qu'ils aient acquis l'identité monastique qui leur permettrait de l'assimiler personnellement et de se laisser former par elle plutôt que de l'étudier.

Le père maître idéal serait celui qui ayant parfaitement assimilé la tradition monastique pourrait en transmettre fidèlement le contenu sans jamais avoir à citer aucun des pères du monachisme. Prenons un exemple. Les Pères de Cîteaux au 12e siècle, qui connaissaient bien les Pères grecs et latins, et s'étaient laissés former par eux, ne semblent pas les avoir jamais "enseignés". On peut même dire qu'ils n'ont jamais enseigné l'Écriture, même s'ils la savaient par coeur, la citaient constamment, et parfois utilisaient l'artifice littéraire qui consistait à commenter un Livre de l'Écriture, comme moyen de transmettre leur enseignement spirituel. Ce qu'ils ont transmis était ce qu'ils vivaient.

Les Pères, comme l'Écriture, révèlent leur secret uniquement s'ils sont lus au sein d'une culture monastique qui incarne les mêmes valeurs. D'où, une fois de plus l'importance de développer une culture monastique qui englobe tous les éléments de la vie. Et l'un de ces éléments est le travail.

4) Travail

Pour saint Benoît le travail est un élément essentiel de la vie monastique. "Ils seront vraiment moines s'ils vivent du travail de leurs mains" (RB 48,8). Le travail, qu'il soit manuel, intellectuel, ou pastoral en certains cas, est le lieu où se manifeste la capacité créatrice ou la capacité de collaborer avec d'autres et avec Dieu. Un moine doit donc apprendre à faire des travaux sérieux au service de sa communauté, ou, au nom de la communauté, au service de l'Église et de la société.

Le travail ne remplira pas ce rôle formateur, s'il a un caractère de dilettantisme ou s'il devient, comme il peut facilement devenir, un lieu où se manifeste la soif du pouvoir et l'expression de la volonté propre.

Dans une communauté monastique le travail a un tel impact sur l'atmosphère générale de la communauté et en affecte l'équilibre à tel point que l'abbé ne peut laisser au cellérier le soin d'organiser seul la vie matérielle de la communauté. C'est sa responsabilité de veiller à ce que le travail soit organisé de telle sorte qu'il concoure à la croissance monastique des moines, jeunes ou anciens.

IV - Les étapes de la formation

Même si la formation est un processus qui dure toute la vie, tel qu'on l'a dit avec insistance dans les pages qui précèdent, il reste que ce processus connaît des phases très diverses l'une de l'autre, avec chacune ses défis, ses grâces et ses problèmes. Il ne saurait être question d'analyser en détail chacune de ces phases dans ce bref article, mais nous voudrions au moins les énumérer et mentionner certains aspects plus significatifs de chacune d'entre elles. Il y a les étapes initiales, où le postulant et le novice ont un plus grand besoin de direction et d'aide, ou quand le jeune profès a beaucoup de choses à apprendre. Il y a la période centrale de la vie, durant laquelle on croît à travers les responsabilités que l'on doit assumer dans la communauté. Il y a aussi, à chaque époque, les crises, et, finalement la crise ultime, de la vieillesse et de la mort. Mais en tout premier lieu il y la phase du discernement de la vocation avant l'entrée au monastère.

1) La phase du discernement

On n'entre pas au monastère pour essayer, pour voir si cela nous plaira ou si l'on sera capable de répondre aux exigences. On entre pour vivre la vie monastique. Bien sûr, sur la base d'une expérience séculaire, la législation ecclésiastique a introduit plusieurs phases successives dans l'engagement monastique avant d'en arriver à un engagement définitif. Il n'en reste pas moins que si le candidat ne vient que pour "voir" et non avec une ferme décision de se donner tout entier à la vie monastique dès le point de départ, il n'a que peu de chance de rester.

C'est pourquoi le discernement préalable à l'entrée au monastère est d'une importance capitale. Accepter des candidats sans avoir fait ce discernement n'est pas un service à leur rendre, ni à l'Église, ni à la communauté. Un sérieux discernement est, au contraire, un travail d'Église.

Lorsque quelqu'un se présente au monastère, il faut d'abord discerner les raisons pour lesquelles il vient. Et comme dans bien des cas, les candidats ne sont pas totalement conscients de leurs véritables motivations, il faut souvent les aider, à travers un accompagnement assez long, à discerner ces motivations. Il n'est pas rare que quelqu'un vienne avec une sorte de vocation "générique" à la vie religieuse ou même à la vie chrétienne. Ou bien il a fait une conversion soudaine et veut se donner entièrement à Dieu; ou bien il a reçu une grâce profonde de prière et veut se consacrer à la vie de prière; ou bien il s'agit d'un prêtre ou d'un religieux actif profondément engagé dans un ministère qui lui laisse peu de temps libre et qui aspire à la prière contemplative. Dans tous ces cas il faut les aider à discerner si Dieu les appelle vraiment à la vie monastique ou s'il ne les appelle pas plutôt à approfondir là où ils sont les valeurs chrétiennes dont ils sentent si fortement le besoin.

Un autre aspect du discernement consiste à voir si le candidat possède ce qu'il faut pour vivre d'une façon constante ce à quoi il veut s'engager: santé physique et psychique suffisante, discipline de vie ou capacité de l'acquérir, constance, etc. Quant à tous ceux qui ont été blessés d'une façon spéciale par la vie: enfance malheureuse, expériences sexuelles prématurées et négatives, échec d'un mariage, etc., ils ont besoin d'une attention spéciale. S'ils n'ont pas encore assumé d'une façon positive ces épreuves, un bon discernement pourra consister à les aider à guérir suffisamment leurs blessures avant leur entrée au monastère. Si la communauté monastique peut légitimement être considérée une communauté thérapeutique en ce sens que nous sommes tous des blessés de la vie, ne fût-ce que par nos propres péchés, et que la communauté est un lieu normal de croissance humaine, psychologique aussi bien que spirituelle, un équilibre et une santé suffisante sont nécessaires pour pouvoir en profiter. Une personne dont les blessures demandent l'aide d'un psychologue professionnel devrait recevoir cette thérapie avant d'entrer au noviciat. Une telle thérapie requiert toute l'énergie psychique d'une personne, tout comme la formation du noviciat. Les deux choses ne peuvent guère être faites en même temps.

Une communauté solide avec une longue tradition monastique peut se permettre plus facilement de recevoir des candidats dont la vocation monastique est encore incertaine. Le discernement final se fait alors aisément à travers la vie concrète. Mais cela n'est pas possible dans une communauté récente et petite. Dans ce cas l'identité de la communauté n'est pas encore assez solidement établie pour qu'un candidat découvre rapidement, en s'y confrontant, s'il est ou non à sa place et, d'autre part, la présence d'un ou de plusieurs candidats n'ayant pas vraiment la vocation monastique obligera le père maître à consacrer un temps précieux à s'occuper avec eux de problèmes n'ayant de fait rien à voir avec la vie monastique; et les vraies vocations en seront d'autant négligées.

Parmi les fausses motivations pour lesquelles on peut venir au monastère, il y a d'abord la recherche d'une sécurité matérielle. Après tout, on est à peu près assuré au monastère d'avoir trois repas par jour et un toit au-dessus de la tête ainsi que les services médicaux nécessaires en cas de maladie. Cette motivation ne joue probablement plus souvent dans les pays du premier et du deuxième monde, mais peut continuer de jouer dans les Jeunes Églises. Il en est de même pour la recherche d'une promotion sociale.

Dans une époque de grande insécurité, à tous les niveaux, comme la nôtre, il n'est pas rare qu'on vienne au monastère par suite d'une recherche de sécurité psychologique et spirituelle. Il n'y a rien de mal à cela, si ce n'est pas la motivation principale. Surtout, il faut rapidement aider ces jeunes à trouver leur sécurité dans une relation de confiance avec Dieu et non dans le soutien artificiel de structures rigides et d'observances désuètes. Il ne faut pas transformer nos monastères en camps de réfugiés culturels.

Une grande partie de la littérature dite "spirituelle" fait une confusion dommageable entre "quitter le monde", au sens johannique, et tourner le dos à la culture d'aujourd'hui. Si quelqu'un se présente au monastère parce qu'il trouve que le monde est malade et mauvais et qu'il veut le quitter pour faire son salut dans le cloître, il convient de le renvoyer dans le monde et de l'aider à aimer ce monde malade, comme Dieu l'a aimé. Alors seulement il pourra fuir au désert, comme les Pères du Désert, non par peur de la lutte, mais précisément pour lutter contre les forces du mal qui sont actives non seulement dans le monde en général mais aussi et avant tout dans son propre coeur.

Certains viennent au monastère après avoir fait l'expérience d'un type particulier -- charismatique ou autre -- de communauté chrétienne avec une spiritualité particulière et un sens très fort de la fraternité. En principe cela peut être une excellente préparation à la vie communautaire; mais il n'est pas rare que cela crée des problèmes, si "vie communautaire" est identifié avec cette forme particulière. Ces personnes trouvent alors qu'il n'y a pas de "vie communautaire" dans la communauté où ils sont entrés, parce qu'ils ne retrouvent pas la même intensité de fusion collective qu'ils ont connue auparavant. Il y a une intensité de rapports fraternels qu'on peut vivre dans des réunions de fin de semaine mais qu'on ne peut se permettre d'une façon constante sans en faire une indigestion.

Le même principe peut s'appliquer à diverses formes de prière que quelqu'un peut avoir connues avant son entrée au monastère. Il y a parfois le danger d'identifier la "prière" avec l'une ou l'autre de ces formes. Un signe de vocation sera la capacité d'entrer dans un style de prière typiquement monastique: c'est-à-dire l'Opus Dei d'une part et la prière personnelle nourrie par la lectio divina d'autre part.

2) Le postulat

Même si cela n'est plus explicitement prévu par le Droit Canon (le canon 597 2 parle toutefois de préparation adéquate avant l'entrée au noviciat), la plupart des communautés ont un postulat, dont la durée peut varier beaucoup selon les cas.

Il est dommage, cependant, que ce postulat soit souvent utilisé pour enseigner les éléments de doctrine chrétienne (qui auraient dû être enseignés avant l'entrée) ou pour commencer l'enseignement du noviciat. Cela enlève au postulat son caractère propre de moment important de transition.

L'entrée au monastère est en effet un moment important dans la vie d'une personne. Il s'agit de la transition d'une style de vie à un autre. Cette transition commence par une séparation physique et affective des activités et des relations personnelles dont dépendait jusqu'à ce moment en grande partie l'identité personnelle du candidat. Si celui-ci a eu la grâce d'une vie de famille heureuse et de nombreux amis, cette séparation est encore plus ressentie.

Parce qu'il laisse une forme de vie sans être encore pleinement intégré dans l'autre, il est normal que le postulant fasse l'expérience d'un sens d'aliénation, c'est-à-dire de non appartenance, et ressente un vide profond et parfois une sorte de frustration. C'est une période de mort et de résurrection dans laquelle il est confronté à la signification de tout ce qu'il a vécu précédemment, de tout ce par quoi il est devenu la personne qu'il est présentement, de tout ce qu'il a quitté et qu'il continue d'aimer (famille, amis, etc.).

Le père maître doit être attentif à tout ce que vivent les postulants à ce moment. Mais ce serait une erreur grave de les priver de ce moment de "deuil". Bien faire ce deuil, et le faire consciemment, est d'une importance capitale pour tout le reste de la vie monastique. Ce serait une grave erreur que de remplir ces premiers jours -- et même tout le postulat -- de nombreuses activités, réunions, conférences pour "occuper" les postulants. Ce serait les priver de la possibilité de faire consciemment ce passage au désert.

Le postulat ne devrait donc pas être un temps où l'on donne des cours et des conférences, sauf ce qui est strictement requis pour s'intégrer dans la marche de la communauté. C'est un temps donné pour s'habituer graduellement à vivre la vie monastique. Le postulant doit faire la découverte du nouveau "lieu" où il vit, de la communauté, de la Règle et de l'abbé.

3) Le noviciat et le monasticat

Bien que le discernement de la vocation se poursuive durant le noviciat, celui-ci n'est pas d'abord un temps de discernement, puisqu'on ne doit accepter au noviciat que ceux chez qui on croit avoir déjà discerné une vocation monastique. C'est un temps de croissance et de maturation, sous la direction d'un maître: croissance dans la connaissance et l'acceptation de soi-même, croissance dans les relations communautaires, croissance avant tout dans la relation personnelle avec Dieu.

Pour cela on devra aider le novice à approfondir sa vie de prière, et à se nourrir de la Parole de Dieu. On le mettra graduellement en contact avec la grande tradition monastique, et avec l'enseignement des grands maîtres spirituels pour l'aider à définir sa propre identité spirituelle.

Le monasticat, trop souvent conçu uniquement comme un temps d'étude, parce que celles-ci y prennent nécessairement une grande place, est d'abord le temps où le jeune moine s'enracine dans sa communauté en commençant à y exercer des responsabilités, et où il se prépare à son engagement définitif.

Nous ne nous attarderons pas plus sur ces deux périodes importantes de la formation initiale, le noviciat et le monasticat, puisqu'elles sont l'objet de très nombreuses études spécialisées.

4) Les crises

Au début de la vie monastique le novice éprouve normalement un sens de bien être personnel. Il n'est pas rare d'entendre une personne dire durant son noviciat qu'elle ne s'est jamais sentie si bien de toute sa vie. Mais il n'est pas rare non plus que naissent, même déjà durant le noviciat, ou quelques années plus tard, une souffrance qui vient de la conscience de problèmes personnels qu'on croyait depuis longtemps résolus et qui se manifestent avec une nouvelle intensité. Si, durant les premières années, on a été constamment immergé dans des études ou autres activités qui nous plaisaient, cette "crise" peut venir beaucoup plus tard. Il n'est pas rare qu'elle se manifeste peu de temps après la profession solennelle ou, dans le cas des moines prêtres, peu de temps après l'ordination.

Ces problèmes personnels peuvent être de nature diverse. Ce peut être une sexualité insuffisamment intégrée ou désorientée. Il peut s'agit de blessures psychologiques provenant d'un contexte familial alcoolique. Il peut s'agir d'un caractère difficile ou de changements imprévisibles et brusques d'humeur, etc. Le silence et la solitude du désert monastique, le manque de supports humains, et la grande difficulté de conserver indéfiniment ses masques dans une vie communautaire, permettent à ces problèmes de se manifester.

Évidemment, il ne s'agit pas là de problèmes propres à la vie monastique. Dans le monde ils se seraient probablement manifestés un à la fois et auraient peut-être trouvé leur solution dans une carrière bien réussie, une aide psychologique, ou la thérapie d'un bon mariage. Au monastère, il n'est pas rare qu'ils se manifestent tous ensemble. C'est le moment de vérifier si la maison est bâtie sur le roc ou sur le sable (Matt. 7,25).

Si la vie commune favorise l'éclatement d'une telle crise, un contexte communautaire sain offre aussi le moyen de la vivre positivement, avec la grâce de Dieu, le discernement d'un père spirituel et le support des frères. Tout passage à une étape nouvelle de croissance implique une sorte de désintégration positive de la personnalité qui doit se reconstituer sur de nouvelles bases. Beaucoup d'états considérés de nos jours comme des dépressions nerveuses (et traités comme tel) sont probablement de telles crises, appelées "nuits obscures" dans le langage des mystiques et offrant la chance d'un saut qualitatif dans la croissance humaine et spirituelle. C'est là l'élément le plus essentiel de la formation continue, qu'on identifie trop souvent avec des recyclages périodiques.

Une communauté monastique doit finalement être particulièrement attentive à aider chacun de ses membres à passer sereinement à travers la grande crise finale, celle que personne ne peut éviter, et qui met le sceau de l'Esprit sur sa configuration au Christ.

Conclusion

Selon la Règle de saint Benoît, le nouveau venu au monastère est formé en vivant la vie de la communauté. C'est pourquoi il est confié à un moine mûr, plein de discernement et de zèle pour les âmes, dont le rôle est essentiellement de discerner s'il est assidu aux éléments de la vie monastique qui doivent le former avant tout: la prière de la communauté, l'obéissance et les humiliations.

C'est le chemin de formation que nous offre la vie monastique pour arriver à la liberté du coeur qui nous permet de courir le coeur élargi par l'ardeur de la charité sur la voie des commandements divins et arriver, avec la grâce de Dieu, à la pleine transformation à l'image du Christ au jour de la Rencontre.

Rome, 4 octobre 1995

Armand VEILLEUX