La vie bénédictine comme école de communion(1)

par: Armand Veilleux, ocso

De quoi peut-on parler à une assemblée de représentants du fortissimum genus coenobitarum, si ce n'est de la réalité même qui constitue le coeur de la vie cénobitique, à savoir la communion.

 

Mon intention n'est toutefois pas de vous présenter une élaboration théologique ou spirituelle sur le thème de la communion, mais plutôt une simple série de réflexions de caractère pratique sur la situation actuelle de la vie monastique, telle que je la perçois, regroupant ces réflexions autour du thème de la communion. Par l'expression "vie monastique" j'entends avant tout la vie monastique bénédictine, c'est-à-dire celle de la grande famille des moniales et des moines qui vivent sous la Règle de saint Benoît et qui constituent presque la totalité de l'Ordo monasticus de l'Église latine, et à laquelle j'ai l'honneur et le plaisir d'appartenir, bien que je ne sois pas membre de la Confédération bénédictine.

Le moine et la moniale bénédictins sont appelés à vivre la communion à plusieurs niveaux. Tout d'abord la communion avec Dieu dans la prière et la contemplation, puis la communion avec des soeurs ou des frères dans une communauté locale. Vient ensuite la communion avec les Églises locales où les monastères sont établis et l'Église universelle, comme aussi la communion avec les Chrétiens des autres confessions et les membres de religions autres que le Christianisme. Enfin il ne faut pas oublier la communion avec la société civile et avec tout le cosmos.

A) Parlons donc, en premier lieu, de la communion avec Dieu, c'est-à-dire de la dimension contemplative de la vie monastique. J'emploie à dessein l'expression "dimension contemplative" plutôt que "contemplation", parce que ce dernier mot est utilisé de nos jours avec des sens si divers qu'il est devenu terriblement ambiguë. Ambiguë également, l'expression "vie contemplative".

S'il y a un enseignement constant et clair dans le monachisme primitif, c'est que la forme de prière proprement monastique est l'oraison continuelle. Toutes les observances, telles que la lecture de la Parole de Dieu, l'Opus Dei, la méditation, etc. sont ou bien des expressions de cette prière continuelle ou des moyens de la nourrir. Par cette prière continuelle le moine ou la moniale cherchent à arriver à une union de coeur avec Dieu aussi continue que possible, qui est précisément ce qu'on appelle contemplation.

Quand les Pères du monachisme parlent de vie active et de vie contemplative, ils ont à l'esprit deux dimensions inséparables et tout aussi nécessaires l'une que l'autre de la vie spirituelle. À partir de l'époque de la scolastique, ces expressions -- auxquelles s'ajoute celle de "vie mixte" -- commencent à décrire des états de vie. Et nous arrivons à la situation actuelle où l'on parle de communautés de vie active et de communautés de vie contemplative, puis d'instituts entièrement consacrés à la contemplation. Presque tous les documents du Saint Siège qui parlent de ces communautés "entièrement consacrées à la contemplation" semblent cependant penser uniquement aux communautés féminines de clôture papale.

Cette terminologie me semble tout à fait inadéquate, parce qu'elle conduit facilement les moines à oublier qu'ils sont eux aussi appelés à la vie contemplative, non seulement parce que c'est là la vocation de tout chrétien, mais aussi parce que toutes les autres formes de communion auxquelles ils sont appelés comme moines cénobites n'auraient aucune valeur et aucun sens sans une vie de profonde communion avec Dieu. Et si une vie de profonde communion avec Dieu ne peut s'appeler "vie contemplative", je ne vois pas quel sens valable puisse avoir cette expression.

B) Pour une moniale ou un moine cénobite, la communion avec Dieu non seulement s'exprime mais aussi s'incarne dans la communion avec une communauté de soeurs ou de frères. Cela est si vrai que, lorsque la communion profonde de coeur avec Dieu n'est plus consciemment perçue comme fin de la vie monastique, le sens de la communion fraternelle s'estompe et une communauté se transforme facilement en une institution regroupant simplement un nombre de personnes réunies autour d'un travail commun ou d'un ensemble de préoccupations communes.

Un coenobium est plus qu'un groupe de personnes vivant ensemble et réunies autour de tâches communes, fussent-elles celles de célébrer l'Opus Dei, d'enseigner, ou de gagner sa vie par une activité matérielle de type agricole ou industriel. Saint Benoît a écrit sa Règle pour une communauté de personnes ayant, après un mûr discernement, promis leur stabilité dans une communauté de frères qui vivent sous une règle et un abbé, et qui pratiquent aussi l'obéissance mutuelle comme forme de communion.

Ces trois éléments: communauté, règle, abbé, sont pour Benoît les trois éléments constitutifs du cénobitisme, et l'ordre dans lequel ils sont énoncés est très important. L'histoire du cénobitisme nous montre que chaque fois que l'équilibre de ces trois éléments, ou que l'ordre de leur subordination a été modifié, on a assisté à une déviation du charisme. À certains siècles on a privilégié la Règle au point d'arriver au légalisme, à d'autres moments on a privilégié la communauté au point d'arriver à un type de démocratie parlementaire, et à d'autres moments on a accentué le rôle de l'abbé au point de le transformer en monarque. Et, qu'on le veuille ou non, la conception de la communauté et du rôle de l'abbé est toujours conditionnée par la situation sociologique de chaque époque.

Le grand historien français, Dom Germain Morin, étudiant le onzième siècle, parle d'une "crise du cénobitisme". Il semble en fait qu'il y ait une "crise du cénobitisme" chaque fois que le monachisme se trouve confronté à un changement culturel important. Nous pouvons donc nous demander s'il n'y a pas à notre époque également une crise du cénobitisme.

Dans la tradition bénédictine, le rôle de l'abbé comme responsable de la communion est capital. Et par conséquent une crise du cénobitisme, à quelque siècle que ce soit, implique toujours une redéfinition du rôle de l'abbé dans la communauté. Nous pouvons nous demander si, paradoxalement, les études scientifiques des quarante dernières années n'ont pas contribué à cette crise. L'énergie consacrée à l'étude et à l'analyse des sources du monachisme anachorétique et semi-anachorétique a été énormément plus considérable que celle consacrée à l'étude de la tradition cénobitique.

En particulier, les nombreuses études faites sur la tradition de l'abbé se sont arrêtées avant tout à la tradition du père charismatique du désert, qui transmet son expérience spirituelle personnelle à un groupe de disciples (qui le laisseront éventuellement, pour aller plus avant dans leur cheminement solitaire). C'est là une figure assez différente de celle de l'abbé cénobitique dans la Règle de saint Benoît ou déjà dans le cénobitisme pachômien. Chaque fois qu'au cours des siècles ces deux figures ont été confondues, c'est-à-dire chaque fois qu'on a voulu institutionnaliser le charisme de père spirituel, on a abouti à des résultats catastrophiques.

Ce qu'on attend du père d'un coenobium, c'est de tisser le tissu communautaire, d'aider sa communauté à développer et à cultiver son identité collective propre. Dans une telle communauté, le moine reçoit son orientation spirituelle avant tout de la vie même de la communauté, laquelle est bien sûr guidée par l'abbé. On parle parfois de "grands abbés" ou de "grandes abbesses". Ils sont de deux types. Il y a ceux ou celles qui ont un véritable charisme de paternité ou maternité spirituelle, et qui l'exercent comme ferait le gourou d'un ashram ou le père d'une colonie d'ermites. La majeure partie des membres de la communauté dépendent à tel point de leur direction et de leur charisme qu'ils ne peuvent imaginer avoir un autre abbé. Lorsque le père meurt ou démissionne, le groupe de disciples qu'il a formé a souvent de grandes difficultés à se regrouper autour d'un autre "père". C'était un père spirituel du désert égaré dans la vie cénobitique. Il y a aussi d'autres grands abbés dont le charisme est de construire et de guider une communauté capable de former ses propres membres. Dans ces communautés, c'est vraiment le Christ qui est l'abbé. Et quand celui qui l'a représenté au milieu des frères pour un temps meurt ou démissionne, la vie continue, sans problèmes particuliers de transition, autour du même Christ dont un autre devient le représentant.

C) Ceci nous conduit tout naturellement à une autre dimension de la communion: la communion avec l'Église. On hésite quelque peu à utiliser cette expression qui semble laisser l'impression que le moine n'est pas membre de l'Eglise... Si la communauté monastique est une cellule autonome de l'Église universelle et donc une Église locale, elle est liée non seulement à l'Église universelle d'une façon canonique mais aussi, spirituellement et sacramentellement, à une Église diocésaine et à une Église nationale.

Depuis Vatican II, l'Église a passablement de difficulté à s'habituer à un langage de communion. Les tentatives de collégialité dans les années qui suivirent le Concile n'ont pas toujours été heureuses. Il y a eu des durcissements de tous côtés, et nous en sommes arrivés à une situation où il est souvent difficile de trouver la possibilité d'une attitude intermédiaire entre la soumission passive et la rébellion. La vraie communion est pourtant entre les deux. Dans les documents de préparation au dernier Synode sur la vie religieuse, par exemple, on parlait beaucoup de "communion des religieux avec l'Église", mais l'expression semblait signifier dans presque tous les cas la simple soumission aux décisions de la hiérarchie ecclésiastique. Cette soumission est nécessaire, évidemment, mais elle n'est saine que lorsqu'elle est un des éléments d'une réalité beaucoup plus large qui s'appelle communion.

Je pense que les moines, à partir de leur expérience séculaire de communion, peuvent apporter beaucoup à l'Église en ce domaine, bien que nous sachions que cette expérience n'a pas toujours été sans problèmes. Déjà au quatrième siècle, Athanase a écrit la Vie d'Antoine non seulement pour donner une orientation pastorale aux masses de moines de son Église, mais aussi pour faire accepter et assumer par l'Église officielle le mouvement monastique un peu sauvage. Basile fit quelque chose de semblable en Cappadoce. À partir de ce moment, malgré des tensions périodiques (inhérentes à la communion), les moines ont vécu en profonde communion avec leurs Églises locales et avec l'Église universelle. Plus tard, cependant, en réaction à l'emprise des seigneurs laïcs et ecclésiastiques sur les monastères, les moines ont conquis leur indépendance et leur exemption de l'autorité épiscopale en se considérant soumis directement à l'autorité de l'Évêque de Rome. Il semble qu'un nouvel équilibre soit à trouver en ce domaine.

Dans les grandes familles monastiques il y a toujours eu une communion entre monastères de moniales et monastères de moines. Même si, sous l'influence de divers contextes culturels et ecclésiastiques, cette relation a pu se transformer en certains cas en soumission passive d'une part ou en domination d'autre part, il s'agit fondamentalement d'une relation de communion qui a toujours été fructueuse pour les deux parties. De nos jours, alors qu'une nouvelle sensibilité nous rend plus attentifs à la domination que les femmes ont subie de la part des hommes dans toutes les cultures, et cela depuis des millénaires, et alors que l'Église arrive difficilement à trouver le rôle de la femme dans ses ministères, les communautés monastiques ont certainement une contribution unique à offrir à l'Église et à la société.

Les discussions sur la clôture des moniales, qui ont occupé durant le dernier Synode sur la vie consacrée un temps qui semble nettement disproportionné, indiquent à quel point il s'agit là d'un point chaud. En certains Ordres religieux une tension très forte s'est développée entre un secteur défendant un maintient absolu de la législation médiévale avec toutes ses clés, ses grilles et ses contrôles masculins et un secteur qui voudrait réinterpréter ce donné traditionnel.

Pour les moniales comme pour les moines la solitude a toujours été une partie importante de la vie monastique. En des siècles de guerre ou de barbarie, il a parfois été nécessaire de défendre les monastères de moniales par une séparation matérielle plus stricte que celle des monastères de moines. Plus tard, après l'apparition de nouveaux types de communautés féminines, le Saint Siège a jugé nécessaire d'élaborer une législation uniforme pour toutes les communautés féminines cloîtrées. Par la suite s'est développée dans ces Ordres nouveaux autour de la clôture matérielle une certaine mystique totalement étrangère à la grande tradition monastique. Peut-être les moniales de la tradition bénédictine pourront aider les autres communautés, et aussi les dicastères romains, à redécouvrir dans toutes ses exigences, mais aussi dans toute sa simplicité, la valeur spirituelle de la solitude, purifiée de toutes les constructions idéologiques récentes qui voudraient par exemple faire d'une grille ou d'un trousseau de clé un symbole mystique du caractère sponsal de l'Église.

D) Homme et femme de communion, le moine ou la moniale devraient être spécialement préparés au dialogue inter-religieux ainsi qu'au dialogue oecuménique avec les Chrétiens d'autres confessions.

Si un moine est vraiment ce que signifie son nom, c'est-à-dire une personne unifiée, ayant une seule préoccupation, un seul amour, un seul but dans la vie, il devrait être aussi une personne libre, entièrement possédée par la vérité, ne possédant rien et ne prétendant surtout pas posséder la vérité. Si tel est le cas, il vit à un niveau où il est uni à tout et à tous.

C'est la raison pour laquelle le Saint Siège a donné aux moines et moniales un rôle très particulier dans le dialogue entre le Christianisme et les autres grandes traditions spirituelles de l'humanité, spécialement celles où l'on trouve une longue tradition monastique parfois plus ancienne que celle du Christianisme.

E) Les communautés de la grande famille bénédictine étant répandues de par tout le monde, la question de l'inculturation et de la nouvelle évangélisation se pose évidemment à elles d'une façon spéciale. Il y a là aussi le défi de la communion: celle avec les cultures. J'ai mentionné dans un même souffle "inculturation" et "évangélisation", parce qu'il me semble que ces deux noms expriment la même réalité. L'inculturation est la rencontre entre une culture et l'Évangile dans le processus de l'évangélisation. Mais chaque fois qu'une culture change -- et nous savons que toutes les cultures changent rapidement de nos jours -- celle culture doit être de nouveau confrontée à l'Évangile, c'est à-dire qu'elle a besoin d'une nouvelle évangélisation. En ce sens, nos Églises d'Occident, à commencer par celles d'Europe de l'Ouest et d'Amérique du Nord, ont besoin d'inculturation tout autant que celles d'Afrique, d'Amérique Latine ou d'Asie.

Une inculturation est vraie seulement lorsqu'elle est une communion avec la culture et non pas un jugement hautain exercée sur celle-ci ou son utilisation. Les moines ont une grande contribution à apporter en ceci également.

Ici aussi il y a un danger. Dans nos sociétés occidentales les monastères se recrutent dans la plupart des cas parmi les classes dominantes de la société, qui tendent à être les plus réactionnaires. Dans une époque de profonde transformation culturelle, où se trouvent en toute culture des éléments de mort et des éléments de vie nouvelle, il y a le danger pour les moines d'adopter une attitude hautaine face aux changements culturels et de se proposer comme contre-culture, ce qui est totalement étranger à la grande tradition monastique. On parle trop facilement de nos jours de post-modernité, célébrant parfois en cette hypothétique réalité une victoire sur la modernité jugée morte ou dépassée, sans se rendre compte que pour la majorité des philosophes de cette soi-disant post-modernité celle-ci signifierait la fin de la pensée forte et donc de toute métaphysique et de toute forme de dogme.

Dans la société d'aujourd'hui, je pense que le vrai désert, le désert où doivent peut-être se réfugier les moines et les moniales, est cet espace toujours plus limité -- dans la société civile comme dans l'Église -- entre l'extrême droite et l'extrême gauche. La traditionnelle discretio bénédictine invite le moine d'aujourd'hui à ce désert. C'est peut-être le lieu où à l'image du jeune Benoît, il doit vivre son habitare secum.

Si l'espace entre les idéologies de droite et de gauche est toujours plus restreint, le nombre des pauvres et des opprimés qui habitent cet espace, c'est-à-dire des victimes des deux extrémismes, est toujours plus grand. La mission que les moines ont d'être des hommes et des femmes de communion les interpelle aujourd'hui à la communion avec ces masses énormes d'expatriés, de réfugiés, de sans travail. L'hospitalité bénédictine est plus sollicitée que jamais. Benoît l'avait prévue pour les pauvres, les pèlerins et les sans-toit. Il serait triste qu'en certains lieux elle soit réservée surtout aux programmateurs des mouvements de gauche ou de droite.

F) Une autre dimension de la communion qui assume une importance spéciale de nos jours est la communion avec la planète et avec tout le cosmos. Appelé à l'unité, le moine est par vocation sensible aux liens qui le relient à la création tout entière, sortie comme un tout des mains et de l'amour du même créateur. Préoccupé de restaurer tout à l'harmonie initiale d'avant le péché, le moine se préoccupe aussi de restaurer l'harmonie entre lui-même et la nature exploitée et en péril. Une attitude qui implique le rejet de la consommation sans contrôle des ressources et oblige donc à des choix économiques concrets.

Conclusion

Comme je le disais au début, plutôt qu'un traité spirituel b ien élaboré sur la réalité de la communion, j'ai préféré vous offrir quelques réflexions personnelles sur la communion, telle que je la perçois dans sa réalisation concrète d'aujourd'hui. De telles réflexions, bien sûr, sont toutes subjectives. Mais je pense pouvoir dire qu'elles sont nées de la communion: de ma communion avec l'Église et avec la grande famille bénédictine comme avec le monde d'aujourd'hui, mais avant tout -- du moins je l'espère -- de ma communion avec Dieu.

1. Texte d'une conférence prononcée devant un groupe de bénédictins et bénédictines de Rome à l'Abbaye primatiale de Saint-Anselme à Rome le 20 mars 1996. Traduit de l'italien.