Collectanea Cisterciensia 70 (2008) 176-188

Armand VEILLEUX, ocso

En modelant nos vies sur

IDENTITÉ AVEC LE CHRIST

Le chapitre 72 de la Règle se termine sur cette belle phrase : « Ils ne préféreront absolument rien au Christ; et qu'il nous amène tous ensemble à la vie éternelle. » Ce sont très probablement là les derniers mots de la Règle écrits par Benoît, puisque, comme vous le savez, le chapitre 73, qui est le dernier chapitre de la Règle en sa forme actuelle, a été écrit avant, et concluait la Règle, après le chapitre 66. Par la suite, Benoît a ajouté les chapitres 67 à 72 (Nous reparlerons de ces chapitres dans la seconde conférence).

 

Je cite ce court verset de la Règle maintenant, parce qu'il exprime le caractère central du Christ dans la vie des frères ou soeurs bénédictins et qu'en même temps il insiste sur le fait que ne rien préférer au Christ signifie le suivre sur un chemin qui nous mènera à la vie éternelle - et cela tous ensemble (ce qui semble être la meilleure traduction de pariter), puisque nous sommes cénobites.

Ainsi, lorsque nous parlons de notre « identité avec le Christ », celle-ci ne doit pas être comprise d'une manière statique, simplement dans le sens de devenir de plus en plus « ressemblant au Christ » en l'imitant dans tout ce que nous faisons. Cela ne doit pas non plus être compris simplement du fait qu'il est le Premier-Né, et que nous sommes tous appelés à prendre part à sa nature divine - ce qui, bien sûr, est vrai et important. Cela doit être compris d'abord sur un mode dynamique: il s'agit de le suivre sur son propre chemin qui nous conduit vers le but où il va lui-même.

Le Christ n'est pas lui-même notre but. Il est le Chemin, Il est notre guide sur notre chemin vers la vie éternelle, c'est-à-dire vers le Père. Sans vouloir être provocant, j'oserai dire que quelquefois le Christ a pris une trop grande place dans notre christologie. Dans l'Évangile, il n'est pas lui-même le coeur de son enseignement. C'est le Père qui l'est ! Surtout dans l'Évangile de Marc, Jésus n'enseigne pas sur lui-même, Il ne se proclame pas lui-même. Il proclame le Règne de Dieu et il parle de Dieu. Il parle de son Père.

Le cœur de l'enseignement de Jésus est à rechercher dans les paraboles, et la plupart des paraboles parlent du Père. Jésus veut nous enseigner quel genre de Père est Dieu. Bien sûr, le grand paradoxe - ou plutôt la grande ironie - est que nous lisons en général les paraboles comme si elles parlaient de nous (ce qui est une manifestation de la manière dont nous pouvons être égocentrés). Nous lisons les paraboles pour trouver en elles un enseignement moral, nous apprenant comment nous devons agir. Dans la parabole de l'enfant prodigue, par exemple, il n'en va pas en premier lieu du fait de retourner vers Dieu après avoir péché -- bien que ce message soit implicite, comme une conséquence; la parabole nous parle de l'amour de Dieu et de sa miséricorde envers nous. Nous devrions dire la même chose de la plupart des autres paraboles.

Dans le Nouveau Testament, Jésus est toujours en chemin. L'aspect premier et le plus fondamental de ce chemin est le fait qu'il est venu du Père et qu'il est retourné au Père. Ce Chemin paradigmatique est décrit de façon très majestueuse dans l'hymne christologique de Philippiens (chap. 2) : « Lui qui était de condition divine n'a pas considéré comme une proie à saisir d'être l'égal de Dieu. Mais il s'est dépouillé, prenant la condition de serviteur, devenant semblable aux hommes (...) il s'est abaissé, devenant obéissant jusqu’a la mort, à la mort sur une croix. » C'était le mouvement descendant... Vient ensuite le mouvement ascendant: « C'est pourquoi » (et ces mots sont très importants), « Dieu l'a souverainement élevé et lui a conféré le Nom qui est au-dessus de tout nom » (il s'agit du nom par excellence, le nom de Seigneur ou Yahvé) « afin que toute langue confesse que le Seigneur, c'est Jésus Christ... »

L'identité du Christ est inséparable de sa mission. En lui l'identité et la mission sont une seule et même chose. Cette hymne christologique de Philippiens 2, comme aussi Éphésiens 1-2, nous donne une vue théologique -grandiose de ce Mystère. Quoi qu'il en soit, Jésus, dans son psychisme humain, n'a découvert que graduellement son identité, et il a affronté de grandes tentations à chaque étape de cette découverte.

Déjà à l'âge de 12 ans, il s'est « enfui >» loin de sa mère et de son père pour être aux affaires de son Père ; mais son Heure n'était pas encore venue. II est retourné à Nazareth et il leur est resté obéissant, pendant qu'il grandissait en âge et en sagesse devant Dieu et devant les hommes. Puis il y eut le grand tournant de sa vie, lorsqu'il quitta sa Galilée d'origine pour venir en Judée et très probablement se faire disciple de Jean-Baptiste (ce qui semble être le sens des mots de Jean : « Après moi vient un homme » -- c'est-à-dire, quelqu'un qui me suit, autrement dit un de mes disciples - « qui m'a devancé » [Jn 1, 15]). Et au moment où il est baptisé, il entend la voix du Père : « Tu es mon Fils bien-aimé. » Il doit intégrer cette révélation dans son esprit humain et pour cela il s'en va au désert où il va affronter la tentation à laquelle chaque être humain fait face lorsqu'il est confronté à un moment important de croissance. Les tentations qu'il a alors affrontées sont des invitations à céder à diverses identifications ou fausses identités plutôt que d'accepter sa réelle identité de Fils de Dieu. Il a eu, comme n'importe lequel d'entre nous, à renoncer au plaisir, au pouvoir, à la célébrité. Il peut alors retourner en Galilée et être totalement identifié à sa mission. Il y aura d'autres tournants et ainsi d'autres moments de tentation, comme par exemple lorsque les foules voudront le faire roi, c'est-à-dire un Messie conforme à leurs attentes. Une nouvelle fois, il s'enfuit dans la solitude de la montagne pour prier. Et quand il est évident qu'il va bientôt mourir, il va à nouveau dans la montagne - la montagne de la transfiguration - où il parle de sa mort avec Moïse et Élie (Lé 9, 30­31), et où sa filiation divine est réaffirmée par le Père.

La question de son identité était aussi importante pour le Christ que pour n'importe quel autre être humain. Lorsqu'il demande à ses disciples : « Qui suis-je, au dire des hommes ? », et ensuite, « Et vous, qui dites-vous que je suis » (Mc 8, 27.29) ---- ce n'était pas une question rhétorique utilisée à des fins pédagogiques. C'était une question importante pour lui, une question vitale. A ce moment, il savait déjà qu'il allait mourir bientôt. Dans une perspective humaine, sa mission pouvait être regardée comme un échec. Il voulait - et il avait besoin de - savoir s'il allait rester vivant dans la mémoire de ses disciples et s'ils seraient capables de continuer sa mission son identité).

Par l'Incarnation, Dieu n'est pas simplement devenu un homme en Jésus. Il est devenu humain, il a assumé notre humanité. En lui, c'est toute l'humanité qui retourne au Père. Tant et si bien qu'il est notre propre identité la plus profonde. Il est la plénitude du « moi » (self). Nous devenons nous-mêmes dans la mesure où nous assumons notre identité christique - c'est-à-dire dans la mesure où nous dépassons nos fausses identités ou nos identifications superficielles pour atteindre le niveau le plus profond de notre être, là où notre être propre jaillit de l'Être.

J'ai remarqué, en commençant, que le Christ ne s'était pas proclamé lui-même ; il a proclamé le Père. À certains moments cependant, il a révélé certains aspects de sa propre identité, par exemple quand il a dit : « Je suis le chemin et la vérité et la vie >» (Jn 14, 6) ou encore quand il a dit à Marthe : « Je suis la résurrection et la vie » (Jn 11, 25). Mais c'est seulement tout à la fin de sa vie qu'il a dit une ou deux fois : « Je suis » (sans aucune qualification) - par exemple quand il a dit : « Avant qu'Abraham existât, je suis » (In 8, 58) ou, de manière plus significative, quand, interrogé très explicitement par le Grand Prêtre, au moment de sa Passion : « Es-tu le Messie, le Fils du Dieu béni ? », il a répondu : « Je (le) suis (ego eimi) » (Mc 14, 61-62). 11 était à ce moment-là abandonné de tous et il allait mourir. Tout ce qui n'était pas son identité la plus profonde de Fils de Dieu avait été retiré de lui.

Tel a été son chemin. Et chaque fois que dans l'Évangile, il dit à quelqu'un : « Viens et suis-moi », il l'appelle à le suivre sur ce chemin. C'est très clair, en particulier dans l'appel au jeune homme riche. Â ce moment Jésus marche vers Jérusalem, et il a déjà annoncé qu'il va être mis à mort. Ceci doit être pris en compte si l'on veut comprendre le sens plénier de son appel : « Va, ce que tu as, vends-le [...] puis viens, suis-moi » (Me 10, 21).

Quand nous suivons quelqu'un, nous ne voyons pas son visage. Nous le voyons de dos. Comme Moïse qui ne pouvait pas voir la Gloire de Dieu, sinon de dos (cf. Ex 33, 23). Ceux qui sont appelés à suivre le Christ ne sont pas simplement appelés à s'asseoir en face de lui, à admirer son visage et à boire ses paroles, Lorsque nous suivons le Christ, nous voyons ses épaules, et non pas sa face (nous ne le voyons pas encore face à face). Les épaules que nous voyons sont les épaules qui ont porté la brebis perdue, et aussi les épaules qui ont porté la Croix.

C'est aussi le sens de notre chemin monastique, et en particulier de notre conversion monastique. Tout d'abord, la conversion signifie découvrir notre véritable identité. En ce sens, le chemin de Jésus peut être considéré comme le paradigme de la vraie conversion (qui n'est pas en premier lieu le passage du péché à la vertu mais un passage à travers différentes phases de croissance),

La conversion que Jésus demande à ses disciples n'est pas seulement une modification superficielle du comportement moral. Cela implique bien plus que de remplacer notre « ego » par un autre, plus respectable ou plus conforme aux exigences ou aux attentes de la société. Cela exige une transformation générale et radicale, touchant toutes les dimensions de l'existence humaine, « esprit, âme, et corps », pour utiliser les catégories de l'anthropologie de saint Paul (cf. 1 Th 5, 23).

Une telle conversion doit, bien sûr, être en premier lieu une conversion du coeur, source de tout ce qui est bon ou mauvais dans l'existence humaine. Ézéchiel a décrit en termes poétiques et beaux la conversion qui serait caractéristique du nouveau Royaume : « Je leur donnerai un cœur loyal ; je mettrai en vous un esprit neuf ; je leur enlèverai du corps leur cœur de pierre et je leur donnerai un cœur de chair » (Ez 11, 19). Le chemin de conversion est tout d'abord un cheminement intérieur dans les replis du coeur, vers la découverte du vrai « moi », c'est-à-dire de personne que Dieu nous appelle à être, image unique du verbe de Dieu que nous sommes, le nom qu'il nous a donné.

Dans cette partie intime de nous-mêmes, il se peut que nous soyons amenés à atteindre des zones inconnues de nous-mêmes, contrées obsédantes, non familières, où nous sommes des étrangers. Il se peut que nous ayons à devenir des nomades à l'intérieur de notre propre monde. La première réalité que nous allons rencontrer là sera notre ego avec toutes ses limites. Quand nous nous aventurons à cheminer vers notre monde intérieur, nous devons être prêts à être confrontés à la peur et la confusion, à la tentation.

Ce genre d'expérience du désert se retrouve au début de tout grand cheminement spirituel. Après son baptême, Jésus a commencé une nouvelle période de sa vie par un chemin de solitude. Ce fut l'expérience du prophète Élie, passant par la conscience de sa propre pauvreté, de ses peurs et de sa faiblesse, au désert, avant sa rencontre avec la gloire de Dieu sur le Mont Horeb. Ce fut aussi l'expérience de Paul qui a passé quelques mystérieuses années dans le désert d'Arabie après sa rencontre avec le Christ sur la route de Damas. Et des milliers de femmes et d'hommes, depuis les premiers jours de la vie monastique en Syrie et en Égypte jusqu'à nos jours, sont allés au désert précisément pour vivre cette expérience.

Ce chemin transformant peut commencer par une expérience très profonde voire même bouleversante, comme celle de Jésus au moment de son baptême, ou celle de Paul sur la route de Damas, ou celle d'Élie sur le chemin du Mont Horeb. La plupart d'entre nous cependant s'embarqueront presque insensiblement pour ce voyage, non pas après une expérience mystique radicale, mais simplement, progressivement, en avançant dans la vie: passant de succès en défaite, faisant l'expérience d'un échec dans notre carrière universitaire, dans nos amitiés, notre vie morale, et goûtant la frustration grandissante de rêves inassouvis alors que nous commençons à compter le nombre des années aux marques qu'elles laissent sur notre corps. Toutes ces choses peuvent au début paraître superficielles, mais elles nous touchent en profondeur, et si nous les acceptons honnêtement, elles nous mettent au contact de nos limites profondes, avec notre être marqué par le péché (sinfulness), et avec toutes les idoles que nous avons secrètement vénérées. Et c'est là le premier pas sur le seuil de notre conversion du cœur.

Lorsque les Pères du Désert décrivaient leurs luttes avec des bêtes hurlantes, des serpents visqueux ou des démons grimaçants (ou avec des femmes séductrices), ils ne faisaient simplement que décrire les différents aspects de leur propre cœur que l'expérience du désert leur avait fait découvrir. Es sont ce que Jung appelle notre « moi-ombre », la part inacceptable de notre personnalité avec laquelle nous nous trouvons maintenant face à face.

Une telle expérience de notre être pécheur (sinfulness) n'est pas une découverte réservée aux débuts du noviciat ! Ce peut être une découverte soudaine ou lancinante, après de nombreuses années de prière et de fidélité au service de Dieu, alors que des doutes puissants et persistants apparaissent dans notre cœur sur Dieu et sur notre vocation, que des passions brûlantes nous enflamment, que le sens et les vérités s'étiolent, que des questions abondent sans qu'aucune réponse n'apparaisse. De nouveaux genres d'obscurité et de stérilité peuvent alors nous éprouver profondément. Ce ne sont pas là les charmantes petites obscurités et aridités des premières années, qui nous rassuraient parce qu'elles nous convainquaient plus ou moins que nous progressions vers les stades plus élevés de vie spirituelle que décrit Jean de la Croix. Nous étions un peu fiers de cette obscurité et de cette aridité. Les nouvelles formes sont terribles. L'amour de Dieu qui autrefois nous soutenait et nous motivait semble à présent insaisissable et illusoire.

Lorsque Jésus a essayé de décrire la réalité de la conversion, il a utilisé des images qui n'étaient pas des images de transformation douce et progressive, mais des images qui reflétaient les deux évènements les plus traumatisants de la vie humaine : la naissance et la mort. Il savait, plus que tout autre, que la totalité de notre vie ne peut pas être atteinte sans franchir la rivière de la mort.

À Nicodème (Jn 3, 5-6) il disait : « En vérité, en vérité, je te le dis : nul, s'il ne nain d'eau et d'Esprit, ne peut entrer dans le Royaume de Dieu. Ce qui est né de la chair est chair, et ce qui est né de l'Esprit est esprit. » Mais il plus tard décrit la condition pour une telle vie : « En vérité, en vérité, je vous le dis, si le grain de blé qui tombe en terre ne meurt pas, il reste seul ; si au contraire il meurt, il porte du fruit en abondance » (Jn 12, 24).

Dans l'obscurité de notre nuit, désirant comprendre ce qui se passe, nous allons vers le Mitre pour un conseil ou une parole de réconfort, et sa réponse nous semblera probablement aussi énigmatique que pour le pauvre Nicodème.

Très souvent l'entrée dans la vie monastique est considérée comme « la conversion » (ou « la seconde conversion » qui suit celle du baptême). Le reste de notre vie est supposé ne devoir être que douce croissance, même si elle ne sera pas toujours facile, développement et fidèle persévérance. Notre voeu de conversatio morum est alors compris comme l'engagement à ne pas nous arrêter dans notre chemin, droit et paisible, vers la perfection. De la même façon, nous avons de nos jours tendance à privilégier des « conversions instantanées », des expériences mystiques transformantes et soudaines. Le danger est que de telles conversions peuvent n'être que de simples changements de comportement, l'échange d'un « ego » pour un autre « ego ».

Dans tous les cas, même l'expérience de Dieu la plus extraordinaire est en général seulement le premier pas sur une longue route vers la conversion, et elle n'exempte pas la personne d'entrer dans le désert de son propre cœur et de le parcourir, souvent durant des années, comme le peuple d'Israël dans le désert. C'est dans un tel esprit que les premiers moines sont allés au désert, dans le but d'entrer en contact avec leur propre cœur, de rencontrer sur ce champ de bataille les forces du mal et de les vaincre à l'exemple du Christ et avec sa grâce, et ainsi de hâter la venue de la fin des temps.

Toutes les richesses, les douloureuses richesses de telles expériences humaines de conversion peuvent être perdues lorsque l'accent est mis indûment sur des expériences mystiques extraordinaires, sur un enthousiasme charismatique irréaliste, ou quand les pratiques ascétiques se substituent à la plénitude de vie à laquelle nous sommes appelés. L'ascèse est nécessaire et indispensable, mais elle peut aussi être une excuse commode pour échapper au processus de croissance douloureux. Elle peut être un moyen commode de nous exempter du douloureux processus d'apprendre à prêter attention, à écouter, à vivre, à aimer - en d'autres termes, de parvenir « peu à peu » à la plénitude de la perfection.

Paradoxalement, essayer de regarder hors de nous-mêmes et tenter de vivre en fonction d'idéaux extérieurs et d'attentes, peut entraver l'authentique conversion dont nous parlons. Et j'ai peur que très souvent, notre formation monastique ne fasse que cela. Au lieu de conduire les gens à une conversion difficile, nous les invitons à enfiler un nouvel ego tout neuf par-dessus l'ancien. Lorsque des personnes tentent de trouver le fondement de leur identité simplement en faisant des choses et en vivant en fonction de rôles dans la société ou d'attentes communautaires, elles produisent involontairement un faux moi. Les idéaux qui en soi sont très bons comme être un bon novice, un bon abbé, une bonne prieure, un bon enseignant, un bon pasteur, peuvent devenir des obstacles à une conversion plus profonde. Nous sommes souvent trop craintifs pour abandonner nos propres créations et pour laisser Dieu nous toucher et donner naissance à notre moi véritable.

Si nous poursuivons courageusement notre chemin à travers le désert de notre cœur, nous finirons par atteindre de quelque manière le sol de notre être, là où il jaillit de l'Être, où notre propre moi est un avec l'Unique qui est la plénitude du moi, si bien que nous pouvons dire avec Paul : <« Je ne vis pas; Lui vit en moi ». La conversion nous conduit à une image renouvelée de nous-mêmes, de Dieu et de notre entourage. Ou plutôt, elle nous permet d'aller au-delà des images et de transcender par cette simplicité bénie, qui est la fin ultime de la vie monastique, tout ce qui nous retient loin de nous-mêmes, de Dieu et de nos frères.

La conversion monastique implique ainsi de renoncer peu à peu à toutes nos fausses identités ou identifications en grandissant en dehors d'elles. L'identification est le processus qui vise à s'identifier à quelque chose ou à quelqu'un en-dehors de nous-mêmes. L'identité est l'essence de qui nous sommes. Une forme d' «« imitation du Christ », seulement en essayant de faire ce que nous croyons qu'il ferait dans notre situation, en reste au stade de l'identification.

Nous savons comment un enfant s'identifie normalement à son père ou sa mère, comment un adolescent s'identifie à une star du sport ou du cinéma, ou simplement à un adulte qu'il admire – qui peut être un professeur. Plus tard le jeune homme s'identifiera à ce qu'il fait et accomplit ou à ce qu'il acquiert et possède, pour la jeune femme ce sera de même ou elle s'identifiera plutôt à ses conquêtes sentimentales. Mais lorsque quelqu'un devient réellement adulte - ce qui n'est pas seulement une question d'années - cette personne va découvrir et réaliser son identité ; qui elle est - ou qui il est - indépendamment de tous les egos superficiels, de toutes les images qu'elle a, ou que les autres ont d'elle. Elle est la personne qui possède certains talents et n'en possède pas d'autres, qui a des choses et peut les perdre, qui connaît des succès et des échecs, et qui demeure la même personne à travers toutes les crises de la vie, tout en devenant de plus en plus elle-même.

Ce processus pour devenir un adulte et une personne autonome, tant au plan humain que spirituel, est très bien exprimé par nombre de paraboles de l'Ancien aussi bien que du Nouveau Testament.

Dans l'Ancien Testament, nous avons l'histoire de Job. Job a tout ce par quoi les gens trouvent normalement leur identité psychologique, sociale et spirituelle. C'est un homme bon, il a une bonne réputation au sein du peuple de Dieu, il a une femme et de nombreux enfants (sept fils et trois filles), de nombreux biens - champs, troupeaux, moutons, bœufs, et aussi des serviteurs hommes et femmes pour prendre soin de ces biens. Il jouit d'une bonne santé et a de bons amis.

Il perd tout cela, y compris l'entente avec sa femme et ses amis, ainsi que sa santé. Puis il fait cette découverte merveilleuse que, même après avoir tout perdu, il est. Il existe. Il est le même Job qui avait toutes ces choses et les a perdues. Le Job qui à présent n'a rien est la même personne que l'homme riche, puissant et influent qu'il était.

N'ayant plus rien à perdre désormais, il est libre. Pour cette raison il peut se tenir debout devant Dieu et parler à Dieu avec beaucoup de force. Personne dans la Bible ne parle ainsi à Dieu. Ce n'est pas de l'arrogance, c'est de la parrhesia - confiance et liberté - la liberté de ceux qui n'ont rien à perdre. À la fin il sera en mesure non de recouvrer ce qu'il a perdu (ce qui est perdu est perdu), mais d'acquérir à nouveau des richesses similaires. Cela ne changera pas qui il est. Il est libre.

Dans le Nouveau Testament, le même processus de croissance est décrit dans une des paraboles de Jésus : celle de l'enfant prodigue (mieux appelée la parabole du Père prodigue). Nous avons là une famille dont la vie semble être heureuse et sans histoire. C'est une famille aisée, puisqu'il y a une fortune à diviser entre les enfants : il s'agit de champs, de troupeaux, et de serviteurs. Il y a bien sûr une mère, et probablement des sœurs (bien qu'elles ne soient pas mentionnées), et au moins un frère. Ce que veut montrer la parabole, ce sont les différentes attitudes de trois des personnages.

L'un des fils en a assez de cette vie de famille tranquille, même si elle semble avoir été harmonieuse, aisée et plaisante. Il veut vivre sa propre vie. Cette vie qu'il partage avec son père, son frère, et le reste de la famille ne le satisfait plus. Il a besoin de s'accomplir personnellement. Il veut être quelqu'un et profiter de la vie. Il veut exister comme individu indépendant et isolé, et non comme membre d'un tout (quelque chose que nous entendons dans nos communautés, quelquefois).

Que fait le père ? n'exprime aucune objection. Il a sans doute fait ses propres erreurs dans sa jeunesse, et il reconnaît le droit de son fils à faire les siennes propres. Ce qui lui importe est que son fils ait la vie. Les conditions dans lesquelles il va réaliser sa vie sont importantes mais secondaires. Le fils prodigue goûte alors à tous les plaisirs de la vie. Ils sont de réels plaisirs, mais au niveau superficiel de l'existence. Peu à peu, il dilapide tout ce qu'il a et, finalement, il fait la même expérience de tout perdre que Job avait faite. La seule différence est qu'il se l'inflige à lui-même alors qu'elle était imposée à Job par le Tentateur. Puis il poursuit son propre chemin. Il y avait dans le passé quelqu'un qui vivait avec son père, et qui a quitté son père, qui avait une fortune qu'il a dilapidée, qui a joui des plaisirs de l'existence qu'il ne peut plus se permettre. Cette personne est capable de conversion et de revenir vers son Père. Il est assez libre pour retourner. Il ne craint pas d'être déshérité, puisqu'il a déjà eu son héritage et qu'il l'a dilapidé. Il ne craint pas d'être rejeté comme fils, puisqu'il ne revendique pas le droit d'être considéré comme fils. Il veut simplement être un serviteur (ce mot est peut-être le plus important de la parabole). Et quand le Père le voit arriver, il court vers lui et l'embrasse, parce que son fils est en vie. Le père ne voit pas le fils ingrat, il ne voit pas le fuyard, il ne voit pas la personne débauchée. Il voit son fils qui est vivant et il veut célébrer la vie avec sa famille et ses serviteurs.

Ce n'est pas tout le monde qui peut célébrer la vie, en particulier la vie dans les autres. Le second fils est la figure la plus pathétique de la parabole. Il est comme le bon chrétien, ou le bon religieux, toujours fidèle à toutes ses obligations, mais qui n'a pas compris le sens de la vie, et par-dessus tout n'a pas compris le sens de l'amour et de la miséricorde. Il est incapable de célébrer. En fait, il n'a rien à célébrer. Quand il rentre des champs et qu'il entend la musique et la danse, il demande quel est le sens de cette musique et de ces danses. Ce pauvre homme, avec toute sa vertu et sa fidèle observance, n'a pas parcouru le chemin vers la maturité et la vie adulte que son frère a parcouru.

Retournons maintenant à l'histoire du jeune homme riche. Il demande à Jésus ce qu'il doit faire pour obtenir la vie éternelle. Son but est sans aucun doute bon - la vie éternelle. Il est très préoccupé par le « faire ». Il demande ce qu'il doit faire; et lorsque Jésus lui cite certains commandements du Décalogue, il dit qu'il a fait tout cela depuis sa jeunesse. Puis Jésus l'invite à se débarrasser de tout, à venir et à le suivre. En réalité, Jésus l'invite à réaliser volontairement et librement l'abandon de toutes choses qui a été imposé à Job par les circonstances et que le fils prodigue s'est lui-même imposé. Il est incapable de le faire. Il n'est pas libre. Il n'est pas encore devenu adulte.

Tel est le processus qui est décrit à travers toute la Règle de Benoît et qui trouve son achèvement, quand il est vécu dans une communauté cénobitique, dans ce que Benoît décrit dans son chapitre 72, que nous étudierons plus en détail dans la seconde conférence.

Nous trouvons aussi là un enseignement important concernant la maternité ou la paternité spirituelle et la formation. La formation consiste à aider quelqu'un à acquérir très tôt dans sa vie monastique une identité personnelle claire, qui sera ensuite progressivement transformée ou convertie pendant le reste de sa vie. Lorsque quelqu’un a acquis cette identité, il sait qui il est devant Dieu, et ne dépend pas de l'estime des gens, de l'image que les autres ont de lui, de l'appréciation de ses supérieurs ou des autres membres de la communauté.

Afin de bien comprendre ce chapitre 72, à la lumière de notre identité avec le Christ, nous devons considérer un autre aspect de l'identité du Christ.

Nous voulons nous identifier au Christ. Cela est certes un noble désir ! Mais peut-être serait-il plus important de nous demander, « avec qui le Christ veut-il s'identifier ». La réponse est bien évidente en Matthieu 25. Le Christ s'identifie aux plus petits, les nécessiteux, les opprimés. « J'étais malade, j'étais affamé, j'étais en prison, j'étais persécuté... Ce que vous avez fait aux plus petits, c'est à moi que vous l'avez fait » (cf. Mt 25, 35-36). C'est lorsque nous appartenons d'une façon ou d'une autre à l'une de ces catégories que nous pouvons être sûrs que le Christ s'identifie à nous.

Éphésiens 1-2 doit aussi être lu dans ce contexte. L'identité au Christ n'est pas simplement quelque chose de statique qu'il faudrait admirer ou pour lequel il faudrait être reconnaissant. C'est quelque chose à accomplir en suivant le Christ dans son Mystère Pascal. Paul, qui écrivait cela aux Éphésiens, savait très bien de quoi il parlait, puisque cette identité du Christ avec les petits lui a été révélée sur la route de Damas. « Seigneur, qui es-tu ? » Et la réponse fut: « Je suis celui que tu persécutes. » Cette révélation que le Christ s'identifiait avec les persécutés changea la vie de Paul -- et de manière radicale. Jusqu'à cette époque, Paul était une personne privilégiée. Il avait étudié avec les meilleurs maîtres, avait une bonne position au sein du peuple Juif. Il avait ce.qui semblait une claire identité. Après sa rencontre avec Jésus sur la route de Damas, il sera un Juif errant, rejeté par presque tous. Il n'appartiendra jamais à une communauté locale, bien qu'il en ait fondé de nombreuses et soutenu de plus nombreuses encore par son enseignement. La seule chose importante était alors son identité au Christ.

J'aimerais réfléchir encore sur un autre aspect du chemin de Jésus - de son Père vers son Père. C'est son passage à travers les enfers. Dans un des Symboles de foi les plus primitifs, il est dit que le Christ, après sa mort, et avant sa résurrection, est descendu dans l'abîme des enfers. La compréhension la plus courante, dans la tradition latine, est qu'il est venu visiter tous les justes qui étaient dans le sein d'Abraham, et qui attendaient la venue de Jésus pour qu'il les prenne avec lui au Ciel. Beaucoup parmi les premiers Pères grecs avaient une interprétation sensiblement différente. Pour eux, cette descente aux enfers était pour Jésus une partie de son anéantissement et du fait d'assumer tous les aspects de notre humanité. C'était la kénose la plus radicale.

Dans la compréhension populaire, nous pouvons imaginer que le Christ avait trois jours à remplir ou occuper après sa mort et avant sa résurrection. Ainsi, il est descendu pour visiter et consoler ceux qui avaient attendu un long temps avant d'être introduits au Ciel. Puis il s'est relevé d'entre les morts - la résurrection étant comprise comme un retour à la vie d'ici-bas sur la terre. Il a passé ici encore quarante jours pour former ses disciples, avant de retourner au Ciel définitivement. Ceci naturellement est une caricature, mais n'est pas trop éloigné de la compréhension populaire. Cette représentation prend la terre pour point de référence. Après avoir vécu quelques 33 ans sur terre, le Christ, après sa mort, est descendu aux enfers, puis est revenu sur terre sous une forme différente, et puis a quitté la terre pour le Ciel. Pour les Pères grecs, le Christ, par son obéissance jusqu'à la mort, a atteint les profondeurs du mal - de ce qu'est le mal - comme une victime de ce mal, et de là a été élevé par le Père dans les hauteurs du Ciel. La résurrection n'est pas un retour sur terre mais un accès direct au Père depuis les profondeurs de la souffrance et de l'humiliation (cf. Philippiens 2). Les apparitions après la résurrection sont alors quelque chose de périphérique qui se passe en réalité dans les disciples plus que dans le Christ, qui est avec le Père.

La raison de mentionner cela est que cela pourra être de quelque secours pour comprendre ce que signifie Benoît quand il parle, au début de RB 72 des deux formes de zèle, l'un qui mène à l'enfer et l'autre qui mène à la vie éternelle.

Ce sera notre prochaine conférence.

Abbaye N.D. de ScourmontArmand VEILLEUX, ocso

B - 6464 FORGES