Que signifie le « nihil operi Dei praeponatur » de S. Benoît ?

(à propos du décret d’unification) [1]

 Le Saint Siège vient d’accorder à notre Ordre le décret réalisant ce que l’on appelle l’unification de nos communautés. Il n’y a donc plus, juridiquement, qu’une seule catégorie de religieux dans nos monastères : tous sont moines. Et pourtant, il y a un élément dans la situation nouvelle qui fait que cette unification risque de n’être guère plus qu’une fiction juridique ; c’est le fait que subsiste un groupe de moines choro addicti et un autre groupe choro non addicti.

 

Tout le monde sait qu’au cours de tous les travaux préparatoires à la décision du dernier Chapitre Général sur ce sujet, de même qu’au cours des délibérations du Définitoire avec la Congrégation des Religieux, la question de l’Office divin fut toujours la grande difficulté.

 

Cette difficulté reviendra sans doute sans cesse dans l’application concrète du décret et aussi dans la révision de nos Constitutions. Il semble qu’il serait d’une importance énorme pour notre Ordre, dans ces conjonctures, de ne plus retarder à entreprendre un effort de réflexion théologique sur la place et le sens spirituel de l’Office divin dans notre vie monastique.

 

Cette réflexion nous apparaît d’autant plus nécessaire que le Décret d’Unification contient dans l’introduction et le n° 2 non seulement l’affirmation de l’importance primordiale de l’Office divin dans notre vie monastique, mais une façon très particulière et problématique de comprendre cette importance.

 

La Sacrée Congrégation semble en effet prendre pour acquise, sans la discuter, la position solesmienne du « monachus propter chorum ». Notre Ordre se reconnaît-il, reconnaît-il sa vocation particulière dans cette conception de la vie monastique ? Si non, notre Ordre a le devoir de représenter aux membres de la Congrégation ce qu’il considère comme l’appel de l’Esprit à son égard.

 

Ceci n’est aucunement un manque de soumission ou un manque de respect envers le Saint Siège. Le Saint Siège est le juge suprême de l’authenticité des charismes de vie religieuse dans l’Église ; il ne suscite pas et ne détermine pas ces charismes. L’Esprit n’est pas lié par l’institutionnalisation. Ce sont les moines d’un Ordre déterminé qui doivent se mettre à l’écoute de l’Esprit (qui parle à travers la Tradition et les signes des temps et dans le cœur de chacun -- verticalement et horizontalement) et de soumettre ensuite au jugement et à l’approbation du Saint Siège ce qui leur semble leur vocation. Et là aussi vaut la recommandation du Seigneur de frapper avec insistance jusqu’à ce qu’on nous ouvre…

 

Le n° 2 du décret affirme « Opus speciale Monasterii est celebratio Officii divini cui ‘operi’, ut ait sanctus benedictus, ‘nihil praeponatur’ ; …ideoque huic celebrationi chorali omnes, suo modo, directe aut indirecte, cooperari debent. » Or il nous semble que l’on peut légitimement se demander si une telle compréhension du « nihil operi Dei praeponatur » est conforme à la pensée de saint Benoît, au décret « Perfectae Caritatis » (De accomodata renovatione vitae religiosae), à la tradition monastique ancienne et aux perspectives doctrinales de la Constitution De sacra Liturgia.

 

 

« Nihil opere Dei praeponatur » dans le contexte de la Règle.

 

Dans la Règle, l’Opus Dei n’est pas la seule ni la première chose à laquelle il ne faut rien préférer. Avant et par-dessus tout il faut « nihil amori Christi praeponere ». C’est là un principe énoncé de façon absolue, parmi les instruments des bonnes œuvres (4,21 ; nous citons toujours d’après l’édition critique de Hanslik), sans aucun contexte qui puisse le relativiser. Les moines ne sont-ils pas ceux « qui nihil sibi a Christo carius aliquid existimant » (5,2) ? C’est là une affaire d’amour, une suprématie qui ne souffre aucune exception.

 

Mais l’amour du Christ est inséparable de l’amour des frères et de l’abbé. Aussi, c’est sur un rappel de la suprématie de l’amour des frères, de l’abbé et du Christ que se termine la Règle (si l’on fait abstraction de l’épilogue constitué par le chap.73) : « caritatem fraternitatis caste impendant ; amore deum timeant ; abbatem suum sincera et humili caritate diligant. Christo omnino nihil praeponant, qui nos pariter ad uitam aeternam perducat (Amen). » (72, 8-12).

 

Par rapport à cet absolu, tout est relatif. C’est à la lumière de ce principe premier de l’amour que doit s’interpréter et s’exercer tout autre précepte de la Règle, fût-ce celui de l’Office divin. Toute interprétation du « nihil operi Dei praeponatur » qui conduirait à une diminution de l’amour fraternel ou à une diminution de la manifestation de cet amour—pour parler plus concrètement ; toute interprétation qui conduirait à introduire ou conserver une distinction de « classes » dans nos communautés -- nous semble difficilement conciliable avec l’esprit de saint Benoît.

 

Mais, au vrai, que signifie au juste le « nihil operi Dei praeponatur » dans le contexte immédiat de la Règle ? La réponse s’offre très facilement à nous dès que nous regardons ce contexte. Le chapitre 43 ; où se trouve cette expression ; s’intitule « De his qui ad opus dei uel ad mensam tarde occurunt. » et commence comme suit : « Ad horam diuini officii mox auditus fuerit signus, relictis omnibus; quaelibet fuerint in manibus, summa cum festinatione curratur, cum grauitate tamen, ut non scurilitas inueniat famitem. Ergo nihil operi dei praeponatur. »

 

Ce chapitre de la Règle se trouve entre celui qui traite du grand silence de la nuit (42) et celui qui traite des satisfactions à faire par ceux qui ont été excommuniés (44). Il détermine dans le détail les satisfactions à faire lorsqu’on arrive en retard soit à l’Opus Dei, soit aux repas. Il ne faut donc pas y chercher une théologie de l’Officiel ! De plus, le ergo, que nous avons souligné dans le texte cité, montre que tout ce que saint Benoît veut dire, ici, c’est que, au moment où le signal nous appelle à l’Office divin, il faut laisser toute autre occupation et se rendre à l’église. Cela suppose une haute conception de l’importance de l’Office, certes, mais cela n’implique aucunement un jugement de valeur sur l’importance relative des divers éléments, des divers « opera », dont est constituée la vie monastique.

 

S. Benoît parle-t-il ailleurs de l’office divin ? Oui, aux chapitres 8-18 de la Règle, où il décrit en détail la constitution des heures de l’Office. Le chapitre 8 commence ainsi : « Hiemis tempore… », et ça continue sur le même ton pratique durant dix chapitres !...Ensuite vient le chapitre 19 « De disciplina psallendi » où il est traité de l’attitude intérieure à entretenir durant la prière de l’Office, suivi du chapitre 20 « De reuerentia orationis », où aucune distinction n’est faite entre prière privée et Opus Dei. Si, au chapitre 52, Benoît parle de l’oratoire du monastère, c’est pour exhorter à y conserver une grande tranquillité…après les Offices. Aucune spiritualité de l’Office ; conçu comme la « principale fonction » du moine ou du monastère n’est à trouver dans ces textes.

 

Ce n’est pas que nous voulions minimiser l’importance de la prière commune dans notre vie monastique. Tout au contraire ! mais nous croyons que cette importance serait fondée sur une base trop fragile si l’on s’en tenait à cette expression de saint Benoît isolée de son contexte. Pour saint Benoît, comme pour toute la tradition monastique qui l’a précédé, l’Office divin est l’expression cultuelle et communautaire de la réalité une et complexe qu’il appelle le service de Dieu.

 

C’est la même réalité qui s’exprime dans le travail ; dans la prière privée (dans la tranquillité de l’oratoire, après l’office) ; dans la lectio divina ; etc. chacune de ces « expressions » a son rôle propre, appartient à un ordre de chose distinct : il ne peut être question de les comparer, ni d’établir des primats.

 

L’idée que l’Office serait un « opus monasterii », une tâche à être accomplie par le monastère, les uns l’exécutant (!), les autres travaillant pour nourrir, vêtir et loger ceux qui l’exécutent, nous semble aussi difficilement conciliable avec la spiritualité de la Règle, toute fondée sur un amour personnel du Christ, et une expression personnelle de cet amour dans la prière (privée ou communautaire). Ce qui fait la valeur de la prière communautaire, c’est qu’elle est une communion de prière : et c’est cela (comme nous le verrons par la suite) qui en fait une prière ecclésiale.

 

Office divin dans le monastère ancien.

 

Le monachisme des quatrième et cinquième siècles est un phénomène complexe qui ne saurait aucunement être réduit à un dénominateur commun. En ce qui concerne la prière, si nous faisons abstraction des excentricités de quelques individus ou même de quelques groupes isolés, nous croyons pouvoir décrire ainsi ; dans ses grandes lignes, la position des premiers moines.

 

Etait étrangère à l’esprit de ces braves chrétiens toute idée d’une fonction spéciale à remplir dans l’Église. Ils ne furent pas aliturgiques, comme on l’a prétendu au cours des dernières années. Mais ils ne voulurent pas non plus devenir des « spécialistes » de la prière publique ! Ils ne voulaient que vivre l’Evangile, qui était leur Règle, leur unique Règle (Pachôme, par exemple, a bien transmis à ses moines des listes de préceptes divers, d’ordre pratique ; mais l’idée ne lui est pas venue de les considérer comme une Règle). Or, ils avaient lu, dans l’écriture le précepte de « prier sans cesse (indesinenter) ». Leur préoccupation fondamentale fut de trouver le moyen le plus apte d’appliquer ce précepte, même à la lettre. La façon la plus simple et la plus normale de le faire était celle adoptée par le cénobitisme pachômien : réciter sans cesse l’Écriture, et surtout les psaumes, à travers toute la journée : en se rendant au travail, à l’Église, au réfectoire, tout comme en travaillant.

 

Ayant fait également leur idéal de la communauté primitive de Jérusalem, ils étaient eux aussi assidus à la fraction du pain, à la koinônia, aux prières communes. Chaque jour donc avaient-ils quelques synaxes où ils continuaient ensemble, dans la communion, cette même récitation de psaumes qu’ils faisaient à la journée longue. La seule chose qui distinguait cette prière commune de la prière privée n’était pas qu’elle eut une structure juridique spéciale, ni (évidemment) qu’elle ait été considérée comme une prière « officielle » ; c’était tout simplement qu’elle était une « communauté de prière », une communion dans la prière. Il y avait là, non pas le concept mais une intuition profonde de ce que nous appelons aujourd’hui liturgie : manifestation ecclésiale de l’Église comme communauté de louange. Nous y reviendrons.

 

Le décret conciliaire « Perfectae Caritatis »

 

Mais l’Église a évolué depuis les quatrième et cinquième siècles. Et n’a-telle pas attribué aux moines comme fonction spécifique au sein de la communauté chrétienne la célébration chorale et solennelle de la prière publique ? …cette question est ambiguë ; nous y répondrons dans la section suivante, après un bref exposé du sens théologique de l’Office Divin ; dans les perspectives liturgico-doctrinales de Vatican II. Pour le moment qu’il nous suffise d’analyser brièvement le texte du décret Perfectae Caritatis sur les moines, dont quelques phrases sont utilisées dans notre décret d’unification. Nous donnons parallèlement les deux textes.

 

Perfectae Caritatis

 

Décret d’Unification

Monachorum praecipuum officium

Cum Monachorum praecipium officium

est divinae Maiestati humile

sit divinae Maiestati humile

ac nobile servitium praestare

ac nobile servitium praestare

intra septa monasterii

intra septa monasterii

sive in umbratili vita

in umbratili vita

integre se divino cultui dedicent

integre divino cultui dedicata

sive aliqua apostolatus…assumpserint

 

 

 

Nous voyons tout de suite les différences. Dans Perfectae Caritatis, diverses formes de monachisme sont reconnues légitimes. Ici, dans notre décret, une seule. De plus, dans Perfectae Caritatis, document conciliaire, on a soigneusement évité de canoniser la position de Solesme-Beuron du « monachus propter chorum ». on a donc évité la formule « Officium divinum ». ce qui est premièrement, affirmé, c’est que la principale tâche du moine est de se consacrer au service de Dieu : « divinae Maiestati humile simul ac nobile servitium praestatre ». Ensuite, le texte conciliaire reconnaît deux façons d’accomplir ce dominicum servitium : ou bien en se consacrant tout entier et exclusivement à ce service, cette fonction principale ; (comme c’est le cas pour nous, Cisterciens), ou bien en exerçant à la fois une œuvre d’apostolat. En effet, « se divino cultui dedicent » répond à « divinae Maiestati servitium praestare » : les deux expressions sont synonymes ; elles désignent toute la vie ascétique, tout l’ensemble de la vie du moine, ce que saint Benoît appelle le « dominicum servitium ».

 

Or, comme la fin de ce paragraphe introductoire de notre Décret d’Unification le montre bien, les rédacteurs du décret ont appliqué ces termes généraux à l’Office Divin. Il s’ensuit que la conception de la vie monastique affirmée ici ne constitue ni une citation ni même une interprétation de la doctrine conciliaire. C’est une doctrine distincte.

 

Or, tout le monde sait que les fonctions de la Congrégation des religieux ne sont pas d’ordre doctrinal. Elle a à s’occuper des choses « quae respiciunt regimen, disciplinam, studia, bona et privilegia religiosorum sodalium… » (C.J.C. 251,1). Cette affirmation de la Sacrée Congrégation des Religieux ne peut donc être considérée que comme une chose présupposée, affirmée par des rédacteurs du décret comme allant de soi… Si notre Ordre ne se reconnaît pas dans cette affirmation, il a le devoir d’en avertir les membres de la Congrégation qui, n’étant pas moines, au moins pour la plupart, peuvent difficilement se figurer les diverses formes que peut revêtir la vocation monastique.

 

Que signifie être délégués pour accomplir le prière officielle de l’Église ?

 

La réponse à cette question suppose évidemment la conception que l’on a de la liturgie. Pour mieux voir la richesse de la doctrine de Vatican II sur ce point, il faut la comparer avec les conceptions antérieures. Jusqu’à une époque récente, pour définir la liturgie on partait d’une notion philosophique ou phénoménologique du culte. On distinguait culte public et culte privé. Puis, se fondant sur une fausse étymologie de « leitourgia », on appliquait la notion de culte public à l’Église conçue elle-même par analogie à la société civile « parfaite ». l’Église étant une société devait avoir son culte public. Ce culte devait être constitué d’un certain nombre de rites sacrés et d’un certain nombre de prières. Ces prières devaient être récitées par quelqu’un ; et même si le sens lui en échappait à cause de la langue, elles glorifiaient Dieu « ex opere operantis Ecclesiae. »

 

Vatican II, tant dans l’Aula que dans les commissions préparatoires, a refusé d’aborder la liturgie par ce biais. La constitution De Sacra Liturgia, lorsqu’elle veut définir la liturgie, commence par décrire l’exercice du sacerdoce du Christ et son mystère pascal, l’unique liturgie de la nouvelle Alliance. Puis elle montre que la liturgie n’est rien d’autre que la représentation et la ré-actuation de ce même mystère pascal à travers des signes dans lesquels l’Église manifeste sa foi en ce mystère. La liturgie est le culte de l’Église parce qu’elle est le culte rendu au Père par le Christ, dont l’Église est le sacrement (mystère) ici-bas.

 

Ici, la Constitution De Ecclesia vient compléter la Constitution De Sacra Liturgia. Qu’est-ce que l’Église ? L’Église c’est le Peuple de Dieu : considéré non pas par analogie aux sociétés civiles, mais considéré comme communauté de salut (communion d’amour avec Dieu) sous le signe d’une communion visible dans la foi et la charité. Elle n’est toutefois pas une réalité abstraite existant quelque part dans les airs ! L’Église existe concrètement là où elle s’actue, là où elle manifeste visiblement et communautairement sa foi au mystère qui la constitue et dont elle est le signe, dans des signes liturgiques.

 

Donc, là où un groupe de fidèles manifestent visiblement leur communion de charité et de foi au mystère du Christ, là est la prière de l’Église. Il est requis et il suffit que ces fidèles soient en communion avec leur pasteur légitime. La détermination par le Magistère des modalités de cette prière est certes légitime et il faut en tenir compte lorsqu’elle existe ; mais cette détermination juridique n’est pas de l’essence de la prière liturgique, n’est pas de l’essence de la prière « officielle » de l’Église.

 

L’Église en tant que sacrement du Christ a le devoir de manifester partout et en tout temps (de l’Ascension à la Parousie) le mystère du Christ, son mystère. Elle ne peut se manifester comme communauté de foi et de charité sans se manifester comme communauté de culte Congregavit nos in unum Christ amor : lorsqu’un groupe de chrétiens (des moines, par exemple) vivent ensemble -- vivent en communauté, leur vie de communauté ne prend sa valeur chrétienne et ecclésiale que si elle se manifeste aussi comme communauté de culte. Toute la vie du moine est un « cultus divinae Maiestatis » : mais pour être d’Église, pour être l’Église, la communauté doit manifester chaque jour, « sacramentellement », par une prière commune -- vraiment commune -- le caractère ecclésial et donc authentiquement chrétien de ce « cultus divinae Maiestatis ». La louange de Dieu en commun est exigée par la nature même de notre vie cénobitique chrétienne : c’est une « délégation » en quelque sorte intrinsèque… aucune délégation juridique ne peut y ajouter une valeur spirituelle supplémentaire.

 

Conclusions

 

Cette brève enquête à travers la Règle de saint Benoît, la tradition monastique antérieure et la doctrine de Vatican II sur l’Église et la liturgie, devraient nous permettre de poser les principes à partir des quels il serait possible de déterminer la place de l’Opus Dei dans notre vie monastique.

 

1. Prière personnelle

La première réalité fondamentale de l’Office Divin consiste en ce qu’il doit être une prière personnelle (ce qui n’est pas synonyme d’individuelle), un acte de foi et d’amour, un dialogue personnel du moine avec le Père par le Christ, dans l’Esprit. Si cet élément fondamental fait défaut, tout est nul. Il ne peut alors être question d’un mérite « ex opere operantis Ecclesiae », car il n’y a pas de prière du tout.

 

2. Prière commune

L’Office doit être de sa nature une prière commune (en même temps que personnelle). Plus encore, il doit être une prière de la communauté comme telle. Pour cela il ne suffit pas qu’elle soit accomplie par un certain nombre de moines délégués à cet effet. Il faut que ce soit la communauté comme telle, la communauté tout entière, qui s’y manifeste comme « communauté de culte ». Il ne peut y avoir une façon directe et une façon indirecte d’y participer. Le caractère « sacramentel » (au sens patristique) de la liturgie exige de façon absolue la participation directe.

 

3. Expression du mystère du Christ.

Ceci concerne le contenu de la prière et sa structure. La prière commune, l’Office Divin a pris à travers l’histoire de l’Église beaucoup de formes diverses. Rien n’empêche qu’il trouve encore de nos jours des formes nouvelles ; ce serait même normal. Mais il faut être extrêmement prudents dans ce domaine. Non seulement il ne faut pas tout chambarder avant d’avoir fait les études historiques, théologiques et pastorales suffisantes ; mais il faut avant tout, veiller à ce que « notre » prière, notre liturgie demeure l’expression authentique des réalités du salut, de l’économie salvifique, et ne devienne pas l’expression d’une piété « moderne » fondée sur l’accidentel.

 

Les trois principes que nous venons d’énumérer appartiennent à l’essence même de la prière liturgique. Avec eux on ne peut transiger. Par rapport à eux, tout est relatif : nombre d’Offices par jour, structure de chaque heure de l’Office, langue de l’Office; etc.

 

Le deuxième principe énoncé s’oppose à ce que nos communautés soient divisées en moines choro addicti et moines choro non addicti. C’est dans le culte que se crée notre communion et notre communauté. Notre culte liturgique n’a sa pleine valeur ecclésiale et donc chrétienne que s’il est une expression visible parfaite de notre communion dans le service continuel de Dieu. L’autre solution, selon laquelle l’abbé déterminerait lui-même si quelqu’un doit venir et quand il doit venir aux Offices ne nous semble guère préférable ; et pour les mêmes raisons. D’ailleurs elle ne peut se fonder sur la Règle de saint Benoît; comme on l’a prétendu. Saint Benoît dit que l’abbé donnera certaines occupations aux religieux qui ne peuvent pas vaquer avec fruit à la lectio divina. Il ne dit rien de semblable en ce qui concerne l’Office divin qui est la réunion (le get together) des frères dans la louange de Dieu.

 

Mais, objectera-t-on, notre Office ne répond pas aux besoins de beaucoup des membres de nos communautés, en particulier des anciens frères convers. La principale difficulté est celle de la langue. Il ne peut être question de traiter de ce problème ici. Dans nos communautés, où – maintenant un grand nombre de « moines » ne savent pas le latin, il est clair que la conservation de cette langue s’oppose à notre deuxième principe : « prière commune ». De plus, d’une façon générale, le latin s’oppose au premier principe, le plus fondamental : « prière personnelle ». La louange divine ne peut être l’expression authentique et sincère de notre dialogue avec Dieu, de notre prière personnelle et intime, si nous ne savons pas ou si nous savons mal (c’est le cas pour la plupart) ce que nous récitons. La spiritualité « ancienne » considérait qu’il n’était pas nécessaire de comprendre ce que l’on récitait, puisque cette prière avait une valeur ex opere operantis Ecclesiae !!! En fait, il est possible (et c’est sans doute le cas généralement chez nos moniales) qu’une personne, en récitant l’office en latin, sans le comprendre, s’unisse personnellement à Dieu. Alors, sa prière a toute sa valeur ; mais c’est à cause de son degré de charité, nullement parce qu’elle récite des textes officiels déterminés par la législation liturgique (c’est en fait « malgré » cela !).

 

Une simple pétition pour demander la langue vulgaire aurait peu de chance, en ce moment, de recevoir une réponse affirmative. Il serait toutefois nécessaire d’expliquer une fois de plus, et de façon théologiquement solide, les raisons théologiques, spirituelles, traditionnelles, etc., pour lesquelles nous avons un rigoureux besoin de cet usage de la langue vivante.

 

Par ailleurs, il ne faudrait pas croire que la simple traduction des textes réglera tous les problèmes. Il est certain que beaucoup des anciens frères convers et des postulants à venir ne tiendront pas du tout à célébrer l’office tel qu’il est aujourd’hui. La fidélité aux réalités fondamentales de l’Office nous obligera donc à réviser la structure même de l’Office.

 

Suggestions de mesures concrètes immédiates

 

La commission de liturgie, et plus particulièrement Père Chrysogonus Waddell de Gethsemani, s’occupe actuellement de préparer la révision du Bréviaire.

Nous voulons faire ici des suggestions d’ordre plus immédiat, en rapport avec la problématique du Décret d’Unification, qui nous a amené à rédiger ces notes.

 

Nous suggérons donc :

 

1. que soit constituée une commission chargée d’étudier plus profondément ce problème de la place de l’Office divin dans notre vie monastique. Cette commission pourrait préparer un rapport qui serait discuté et voté au prochain Chapitre Général, afin d’être présenté au Saint Siège.

 

2. que dès maintenant, sans tarder, un mémoire soit préparé et transmis au Saint Siège, expliquant comment notre vocation monastique se distingue de celle de la plupart des Congrégations bénédictines, qui sont les seules que le Saint Siège prend en considération lorsqu’il publie une législation générale pour les moines. Ceci est très important. En effet, d’ici le mois de juin, le Saint Siège publiera des instructions pour l’application du décret conciliaire sur la rénovation des Ordres religieux. Or il est certain que, si nous ne manifestons pas dès maintenant au Saint Siège nos besoins particuliers, nous serons bientôt liés par une législation générale qui n’aura aucunement pris en considération nos conditions particulières.

 

3. qu’une tentative soit faite d’obtenir certaines corrections rédactionnelles dans notre décret d’unification :

a) supprimer le début du §2, et la citation hors contexte du « nihil operi Dei praeponatur »

b) corriger l’introduction de façon à la mettre en conformité avec le décret conciliaire…

c) corriger le « sacerdotio aucti sint » du §1.

4. que des mesures soient prises pour faire reconnaître dès maintenant notre Ordre comme religion non cléricale. Cela simplifierait une foule de problème, particulièrement dans le domaine liturgique.

 

UT IN OMNIBUS GLORIFICETUR DEUS.

 

Monte Cistello

En la fête de sainte Scholastique, 10 février 1966

 

Armand Veilleux, moine de Mistassini.

 

 

 

[1] Document de travail rédigé à la demande de quelques abbés des USA durant la réunion de la Commission Centrale à Monte Cistello, en février 1966.