LE PROBLÈME DES VIES DE SAINT PACHÔME
(Revue d'Ascétique et de Mystique 42 (1966) 287-305)
Avec le dernier fascicule de ses Moines d'Orient [1] , le Père A.-J. Festugière nous procure une excellente traduction de la première Vie grecque de saint Pachôme. On ne peut que s'en réjouir et être reconnaissant à l'auteur de rendre ainsi abordable à un plus large public cet important document de l'hagiographie pachômienne. La connaissance du monachisme pachômien, dont la spiritualité a suscité à juste titre beaucoup d'intérêt au cours des dernières années [2] , en sera grandement favorisée.
Le grec populaire, dans lequel est rédigée cette Vie, posant souvent des problèmes assez difficiles d'interprétation, la traduction du Père Festugière sera certainement utile même aux spécialistes des sources pachômiennes, qui se font un devoir de travailler sur le texte original. Mais l'attention de ces derniers sera évidemment attirée surtout par la longue introduction de plus de cent cinquante pages dont il a fait précéder sa traduction.
Des quatre parties dont se compose cette introduction, la dernière est consacrée à une étude de la grammaire et du style [3] de G1. Le but de l'auteur y est simplement de réfuter l'affirmation de L. Th. Lefort qui voulait que G1 soit la traduction, par un copte « maniant plus ou moins bien la langue grecque », de documents originellement écrits en copte (Festugière, p. 7). Aussi, n'a-t-il étudié plus spécialement que les 78 premiers chapitres de la Vie. C'était suffisant, sans doute, pour démontrer que Ies copticismes et les barbarismes relevés par Lefort s'expliquent comme des particularités du grec populaire de l'époque, et que rien n'empêche que l'auteur de G1 ait été un Grec ou du moins ait bien connu la langue. Nous aimerions toutefois émettre le souhait que le Père Festugière nous rende un jour le service de poursuivre cette très utile analyse sur l'ensemble de la Vie [4] .
Au cours des trois premières parties de son introduction, qui retiendront désormais notre attention, le Père Festugière entreprend de comparer systématiquement chacun des paragraphes de G1 avec les passages parallèles du dossier copte. Dans le présent article, nous voudrions essayer d'évaluer ce que cette comparaison apporte de positif pour la solution du problème fort complexe des relations entre Ies dossiers copte et grec de la Vie de Pachôme. En même temps, nous attirerons l'attention sur certaines données du problème dont la considération nous semble essentielle pour l'utilisation adéquate des intéressantes analyses du Père Festugière.
Comme le dossier arabe sert de témoin indirect pour certaines recensions coptes de la Vie de Pachôme, et que, au surplus, le Père Festugière en fait un large usage, c'est par l'étude de ce dossier arabe que nous commencerons.
Les Vies arabes et la genèse de la Vie de Pachôme.
Du dossier arabe, le Père Festugière cite abondamment Am, et il fait allusion à Av. De ce dernier manuscrit, il souhaite ardemment la publication. « Oserai-je dire, écrit-il, que, pour notre connaissance de Pachôme, la publication et traduction de ce " témoin inestimable " (Lefort, p. xvi) est la tâche la plus urgente qu'on attende des spécialistes ? On tiendrait là, enfin, l'état premier de la tradition copte» (Festugière, p. 108, n. 1). Nous savons que P. Peeters avait autrefois, vers 1925, fait une copie de ce manuscrit, en vue de le publier. Pourquoi a-t-il renoncé â cette publication ? Nous n'avons pas réussi à le savoir. Ce pourrait bien être tout simplement qu'après la publication des textes sahidiques il ait jugé de peu d'utilité celle de ce témoin arabe. En effet, Av n'est qu'une traduction de la version sahidique dont nous possédons déjà la traduction bohairique ainsi que de nombreux fragments dans le sahidique même (S4, S5, S7) [5] . Sans doute était-ce là un témoin inestimable pour le reclassement des fragments sahidiques; mais il ne semble pas que sa publication puisse apporter rien de neuf au problème des sources pachômiennes [6] .
A défaut de cette Vie arabe du Vatican, le Père Festugière fait grand état de Am. Presque chaque fois qu'il y trouve un parallèle à G1, il nous signale si l'arabe s'accorde avec le grec ou le copte. Ces renseignements seront très précieux. On doit toutefois, avant de les utiliser, et surtout avant d'en tirer argument, analyser soigneusement la composition d'Am et en déterminer les sources.
Am est en fait la juxtaposition de deux compilations distinctes, l'une copte, l'autre grecque, et doit donc n'être utilisé qu'avec une extrême prudence. La jointure entre Ies deux compilations se situe précisément là où, le compilateur arabe explique lui-même (Am 599) : « Et voici que je vous raconterai une autre histoire de notre père, que j'ai trouvée dans un autre volume ».
A ce second volume, qui va de la page 599 jusqu'à la fin de la Vie, le Père Festugière a consacré une étude attentive. Il semble considérer comme allant de soi que ce second volume, comme le premier, soit traduit du copte [7] . L'original copte serait même, pour toute une section, la source commune d'Am, de G1 et de S3b.
Or, au début du siècle, W.E. Crum, un excellent philologue qui réussit à apporter un peu de lumière sur les Vies arabes, avait déjà remarqué les rapports étroits entre le second volume d'Am et les Vies grecques [8] . Sur la base de l'étude du texte arabe, il concluait, avec d'excellents arguments philologiques, que la seconde partie d'Am avait été traduite du grec, tout comme la Vie arabe du Caire et celle de Paris (B.N. 261). Lefort [9] , après la publication des Vitae Graecae de F. Halkin, put constater — sans toutefois entreprendre de le démontrer -- que l'original grec en était G3. Une étude approfondie d'Are et de G3 ne peut que nous convaincre de l'exactitude des observations de Crum et de Lefort, et, en outre, elle nous permet de découvrir les procédés du compilateur arabe [10] .
Le Père Festugière a montré dans un tableau (Festugière, p. 80-81) comment l'ordonnance des récits en Am 641.14-708.7 est identique à celle de G1 122-150. Mais l'ordonnance des récits en G3 161-202 est aussi la même, à quelques exceptions près. Et il se fait que, là-même où G3 diffère de G1, Am est conforme à G3 et non à G1. Ainsi, dans le tableau mentionné, il faut tenir compte que, en réalité, Am 692.4-693.10 ne correspond pas à G1 142, mais nous fournit le récit que G3 195 a substitué à G1 143. De plus, entre le texte de la lettre d'Athanase et la double conclusion qui lui est propre, Am reproduit le début de G3 203, sans correspondant en G1. Ces quelques constatations ajoutées aux indications de Crum et à tout:. ce que l'on peut recueillir d'une analyse comparative de G1, G3 et Am, rendent déjà hautement probable qu'Am 641-708.11 soit une traduction de G3, 161-203a.
Dans l'autre section du second volume (Am 599-641), Am reproduit plusieurs récits ayant leur parallèle soit en G1, soit dans les Paralipomènes. Comme le remarque le Père Festugière, ils se présentent sans liaison aucune (Festugière, p. 30, note 2). Il y a cependant le fait intéressant qu'ils se. présentent exactement dans l'ordre qu'ils ont en G3.
Considérons d'abord le groupe des Paralipomènes (= Am 605-639). On sait que cette série de récits détachés existe dans deux traditions textuelles distinctes présentant chacune un ordre qui lui est propre. A côté de l'ordre du. Ms. de Florence, il y a celui du Ms. d'Athènes et de la version syriaque d'Anân Isho, repris par G3. Or c'est précisément dans cet ordre, qu'ils ont en G3, que nous retrouvons les Paralipomènes d'Am [11] . Il est vrai que quelques-uns des récits y font défaut [12] ; c'est que leur correspondant se lisait déjà dans le premier volume d'Am et que le compilateur n'a pas voulu multiplier les répétitions. De plus ces Paralipomènes, en Am, sont reliés à la section suivante qui lui est commune avec G3, par trois paragraphes empruntés eux aussi à G3, i.e. G3 134 ; 156-157, de sorte que, exception faite de l'omission des récits déjà racontés, il y a correspondance parfaite entre Am 605-fin et G3 97 fin,
Enfin, les quelques récits qui, en Am, précèdent les Paralipomènes (= Am 599-605) sont aussi tirés de G3 et, encore une fois, dans le même ordre [13] . Si, de nouveau, nous tenons compte qu'Am a, dans son premier volume, les récits de G3 qu'il omet ici de traduire, on doit conclure qu'Am 599-fin a traduit G3 56-fin.
Passons maintenant au premier volume d'Am (337-599). En cette partie, comme l'avait déjà signalé Crum [14] , le compilateur arabe reproduit exactement la Vie arabe du Ms. 116 de la Bibliothèque universitaire de Göttingen (= Ag), en y ajoutant seulement quelques paragraphes dont certains proviennent de la trop fameuse Règle de l'Ange. Ces additions sont Am 365.17-369.13 ; 373.15-380.9 ; 382.9-384.12. En considérant l'ordonnance interne des emprunts à la Règle de l'Ange, on constate qu'elle répond non pas à celle des Mss de l'Histoire Lausiaque, mais bien à celle --- un peu modifiée — -- qu'on retrouve dans les compilations grecques tardives. Et, de fait, l'ordre de toutes ces additions d'Am à Ag correspond exactement à celui [15] des paragraphes de G3.
On ne peut donc plus conserver l'ombre d'un doute sur le procédé du compilateur arabe. Il a pris comme base de sa compilation la Vie de Göttingen, qui se terminait à la mort de Pachôme: Il l'a complétée en y insérant au passage les quelques récits complémentaires de G3 qui ne pouvaient être reportés plus loin. Puis, lorsqu'il eut fini de transcrire son original arabe, il se mit décidément à traduire G3, là-même où il l'avait laissé [16] . A cet endroit commence son deuxième volume. De G3 45 à 161 la préoccupation de ne pas trop se répéter l'oblige à faire une sélection. Mais comme à partir de là tout est nouveau, il traduit intégralement sa source grecque jusqu'à la fin.
Nous avons dit plus haut qu'Am est une juxtaposition de deux compilations. Ceci est maintenant clair pour le deuxième volume. Il nous reste donc à montrer que le premier volume, ou plus précisément Ag, est également une compilation.
Lefort a déjà remarqué (Lefort, p. xvii) que cette Vie est la traduction d'une « recension copte du même type que Av, entrelardée de tranches dont l'une au moins représente un type fragmentairement connu par les codices sahidiques S1° et 528». A l'analyse, cette affirmation se révèle substantiellement exacte. Elle demande cependant à être complétée et expliquée. Il est important de nous y arrêter, car nous y trouverons un instrument inappréciable pour la reconstitution d'une Vie de Pachôme antérieure tant à G1 qu'au groupe Bo. Cette reconstitution nous permettra de mieux mettre à profit les très intéressantes observations du Père Festugière.
Du début jusqu'à la page 386 — exception faite des interpolations traduites de G3 — Am correspond exactement à la recension du groupe Bo. Après un long emprunt à d'autres sources, il reprend de nouveau sa correspondance à la même recension depuis la page 553 jusqu'à la fin de son premier volume [17] . A la page 386, au moment de se séparer du groupe Bo, le compilateur arabe nous avertit : « Nous devons commencer l'histoire de notre père Théodore avant d'achever celle de notre père Pachôme, à cause des actions nombreuses qu'il a faites en sa compagnie et des nombreuses révélations que le Seigneur leur découvrit à tous deux ». Cette Vie de Théodore, qui correspond à peu près exactement à la recension S10 (=S10, S11, S20), dans la mesure où les fragments qui restent des codices de cette recension nous permettent d'en juger, court vraisemblablement jusqu'à la page 469(?). De ce point jusqu'à 553, le compilateur traduit une autre source dont on suit le correspondant assez exact quoique résumé dans le groupe Bo et en G1 d'abord, dans le seul groupe Bo ensuite. Il est possible aussi que des récits de la Vie de Théodore aient été amalgamés avec cette dernière section.
De la longue suite de récits qui forment cette section intermédiaire d'Am, seule une sélection de texte a passé en G1 et dans le groupe Bo. Et encore, ils s'y trouvent éparpillés à travers la Vie de Pachôme, souvent résumés et édulcorés. On y décèle également des divergences parfois assez marquées entre le groupe Bo et G1, comme la concordance commentée du Père Festugière permet de le constater facilement.
On peut donc se demander à titre d'hypothèse si le traducteur arabe d'Ag n'aurait pas eu entre les mains un texte sahidique représentant sans doute une Vie de Pachôme textuellement semblable à notre groupe Bo, mais non encore fusionnée avec la Vie de Théodore. Et, de fait, si l'on supprime du groupe Bo et de G1 tous les paragraphes correspondant à la section intermédiaire d'Ag, et qu'on n'en retienne que ceux correspondant aux deux sections où. Ag suit fidèlement la tradition sahidique du groupe Bo (Am 337-386 ; 553-599), on obtient une Vie de Pachôme très bien ordonnée, où les divergences entre le groupe Bo et G1 s'estompent en très grande partie, tant en ce qui concerne l'ordre des récits que leur teneur textuelle. A cette Vie de Pachôme hypothétiquement reconstituée, nous donnerons le nom de Vie brève. Elle se compose des paragraphes suivants du groupe Bo, et des parallèles en G1 : Bo 1-29 ; 39-44 ; 109-112 ; 45-60 ; 94-97 ; [116-117 ?] [18] .
Nous croyons pouvoir retenir comme hautement probable que ce noyau représente une Vie brève de Pachôme, qui fut la source principale tant du groupe Bo que de G1. Cette Vie brave de Pachôme fut ensuite fusionnée à une Vie de Théodore et encore complétée par le recours à d'autres documents. Cette fusion et cette élaboration postérieure s'accomplirent indépendamment et différemment soit en Ag, soit dans le groupe copte, soit en G1, bien que tous aient utilisé des sources communes.
Il importe donc d'analyser les documents qui ont pu servir de sources soit à la rédaction de la Vie brève, soit à l'élaboration postérieure des Vies, et de comparer la façon dont ces documents ont été utilisés dans .les diverses recensions.
Les sources de la Vie de Pachôme.
L'hagiographie pachômienne a subi une évolution fort complexe que l'on ne pourra sans doute jamais reconstituer complètement. Certains faits d'une grande importance nous semblent cependant acquis. G1 d'une part et le groupe Bo d'autre part se situent à peu près au même stade de cette évolution. Celle-ci se poursuivra ensuite dans le dossier grec, surtout par la fusion des Paralipomènes avec la Vie. En remontant vers le stade de la Vie brève on remarque que Ag, le groupe Bo et G1 ont suivi, à partir de ce noyau initial, une évolution parallèle mais indépendante. Tout en laissant de côté le problème de la langue originale de cette Vie brève, on doit constater ce fait important : de la période antérieure à ce noyau premier, nous possédons certains documents coptes qui ont certainement servi de sources à cette Vie brève ; mais de source grecque, nulle trace.
L'une des tâches les plus ardues qui s'imposent aux spécialistes est de démêler l'écheveau de ces sources. Tâche qui n'est pas près d'être achevée, et qui ne le sera certainement jamais tout à fait, vu l'état déplorable des manuscrits. Quelques constatations utiles peuvent toutefois être faites dès à présent.
Ce qui nous est parvenu de SI a certainement servi de source à la. Vie brève dans le récit de la dispute de Pachôme avec son frère Jean et dans celui de l'arrivée des premiers disciples [19] . Quant à S2, il est plus douteux qu'il ait servi de source â cette Vie brève, bien qu'il nous fournisse la version originale d'un récit qu'on retrouve défiguré dans cette recension : S2 13.11-33 (cf. Bo 42 et G1 42). Par ailleurs le même S2 a été largement utilisé dans la section intermédiaire d'Ag, à la suite de la Vie de Théodore (cf. Am 469-553), et certains de ces récits ont passé dans le groupe Bo et en G1: par ex. GI 87 = Bo [113] = Am 542.1-12. On ne peut tirer grand-chose des quelques feuillets de S8 et S13.
Il convient de noter que la plupart de ces fragments dans lesquels on reconnaît des sources de la Vie de Pachôme ont leur parallèle dans la grande compilation S3 qui, elle aussi, malheureusement, ne nous est connue que fragmentairement. On pourrait donc croire que c'est à travers S3 que la Vie brève les a utilisés. Mais, par ailleurs, il est tout aussi possible que S3 soit une compilation postérieure à la Vie brève et même à la Vie du type Bo ou G1, mais aurait cependant intégré, sans les modifier, des documents plus anciens, que ces Vies avaient résumés ou édulcorés. Ainsi, par exemple, pourrait s'expliquer le fait que, dans le récit du différend entre Pachôme et Jean, la correspondance assez lâche entre le groupe Bo et G1 d'une part et S3 transcrivant fidèlement S1 d'autre part devienne un parallèle d'une correspondance presque rigoureuse là où S3 ajoute un passage à S1, S3 62.19-31 n'aurait-il pas complété S1 par le texte emprunté à la Vie brève qu'on lit en G115, 10.11-23 et dans le groupe Bo, ici lacuneux en copte, mais représenté indirectement par Am 362.1-14 ?...
L'état fort lacuneux de tous ces codices, répétons-le, ne permet guère que des conjectures qui apparaîtront sans doute hasardeuses à plus d'un. En tout cas, s'il n'est guère possible d'arriver à quelque certitude en ce domaine, il n'en est que plus nécessaire de bien tenir compte de toute la complexité des problèmes, afin de ne pas tirer trop facilement argument de la similitude ou de la divergence des textes.
La Vie de Théodore.
Le groupe Bo ainsi que G1 ont éparpillé, chacun à sa façon, à travers la Vie, plusieurs récits sur Théodore, qui semblent empruntés à la section que Ag dédie à celui-ci. Or, cette section d'Ag semble correspondre à la recension copte SIG. Le texte du groupe copte S1° est certes très fragmentaire. Cependant les feuillets assez nombreux qui nous restent, et dont quelques-uns portent heureusement leur pagination, donnent des sections importantes représentant une portion considérable du texte. La comparaison de tous ces fragments avec Ag nous permet de conclure que le compilateur arabe traduisait fidèlement sa source, même s'il omet ici ou là un paragraphe (à moins que ce ne soit une rédaction tardive de S10 qui les ait ajoutés...). Ces textes parallèles permettent de suivre la correspondance d'Ag avec le groupe S10 depuis la page 391.2 d'Am jusqu'à la page 459.7. Il n'y a pas de doute que c'est à la page 386.15 que commençait cette correspondance, et il est probable qu'elle se continuait jusqu'à la page 469.17, là ou se termine la section sur Théodore et où commence l'autre document complémentaire [20] . Ag est donc ici pour nous d'une valeur extrême, comme représentant indirect d'une recension sahidique qui a servi de source au groupe Bo et â G1, et que nous ne possédons que très fragmentairement en sahidique. Les rapports du groupe Bo et de G1 avec le texte fourni par Am doivent donc être pris ici en très grande considération.
De S10 Lefort disait qu'il s'agissait là d'une compilation assez tardive, vu l'importance qu'y tient Théodore. En fait, au moins dans la longue section empruntée par Ag, Théodore y tient non seulement une place importante, mais la première place. Si l'on y parle de Pachôme, c'est en fonction de Théodore, et non l'inverse. Nous croyons donc que nous possédons ici non une Vie de Pachôme, mais une Vie de Théodore, qui exista d'abord sous forme indépendante et ne fut amalgamée que par la suite à la Vie de Pachôme [21] .
A l'appui de cette hypothèse, il y a tout d'abord l'affirmation du compilateur arabe, que nous avons citée plus haut (Am 386) : « Nous devons commencer, l'histoire de notre père Théodore avant d'achever celle de notre père Pachôme, à cause des actions nombreuses qu'il a faites en sa compagnie et des nombreuses révélations que le Seigneur leur découvrit à tous deux. » D'ailleurs. Bo 31 et G1 33, puisant à la même source, apportent une explication semblable..
Où cette Vie finissait-elle ? Impossible de le dire. Il est vraisemblable qu'elle devait continuer jusqu'à la mort de Théodore. L'appendice à la Vie de Pachôme qu'on lit en S5 ; S6 ; S3b et G1, qui dépendent tous d'une source commune, représenterait-il la suite de cette même Vie de Théodore dont nous lisons le début dans le groupe S10 et Am 386-469 ? Seule une étude comparative attentive des caractéristiques de style et de vocabulaire des textes sahidiques pourrait permettre d'hasarder une réponse.
Contrairement à ce que nous constatons dans la section que nous avons désignée du nom de Vie brève de Pachôme, le groupe Bo et G1 présentent ici des différences parfois assez marquées, tant dans l'agencement des récits que dans leur teneur textuelle. Il suffira de se référer à. l'Introduction du Père Festugière pour constater ces divergences. Il semble en résulter que le groupe Bo et G1. ont puisé à une même source, indépendamment. Cette source fut-elle directement la recension S10 ? Nous ne le croyons pas. Malgré leurs divergences, les deux traditions présentent aussi un bon nombre de ressemblances. Elles ont à peu près le même choix de textes extraits de S10, bien qu'elles les répartissent parfois diversement. Elles sont aussi souvent d'accord dans leur façon de transformer les récits et de les édulcorer. La présence simultanée de ces divergences et de ces concordances ne peut s'expliquer que par l'usage indépendant non de S10, mais d'une autre source commune qui avait déjà fait un choix parmi les récits de S10, et en avait édulcoré certains.
Appendice à la Vie de Pachôme.
Jusqu'ici nous ne nous sommes occupés que de la Vie de Pachôme proprement dite, se terminant à la mort de celui-ci, comme on la trouve en Av, S7, Ag [22] . Certains témoins de cette Vie y ont ajouté mi Appendice sur le gouvernement de Théodore et d'Horsièse. Ce sont S5, Bo, et G1. S6 nous offre cet Appendice sous forme séparée ; et on en retrouve une bonne section en S3b, qui est un témoin un peu aberrant.
Aucun texte grec ou copte ne nous est parvenu, qui ait pu servir de source à cet Appendice. Par ailleurs, la comparaison des versions, telle que l'a établie le Père Festugière, montre qu'elles ont utilisé une source commune, généralement mieux et plus complètement préservée dans le groupe copte qu'en G1.
Cette section ne soulève donc aucun problème spécial quant aux rapports entre 55, S6, Bo d'une part et G1 d'autre part. S3b pose cependant une certaine difficulté. Ce document, pour toute une section, fournit un texte tellement apparenté avec les paragraphes correspondants de G1, qu'il est presque impossible qu'un des deux n'ait pas été traduit de l'autre, à moins d'être tous deux traduits d'une façon exceptionnellement littérale et fidèle d'un original commun.
Ce n'est que dans ces seuls passages qu'il a en commun avec G1 selon une même tradition textuelle, que le Père Festugière a étudié S3b. Il est toutefois utile de bien considérer la nature générale de ce document, et la place où les passages en question y sont intercalés. S3b suit un texte identique à la recension copte de l'Appendice à la Vie de Pachôme ; mais il y ajoute, ici ou là, de longs passages homilétiques qui lui sont propres. De plus, à la fin de l'Appendice, il ajoute un nouveau supplément sur le gouvernement d'Horsièse après la mort de Théodore.. C'est ce supplément que G1 a intégré dans le texte même de l'Appendice, avant la mort de Théodore et avant le texte de la lettre d'Athanase, à laquelle il laisse, comme dans les témoins coptes distincts de S3b, le rôle de conclusion. Autre fait important : ces quelques paragraphes de G1 correspondant au supplément de S3b sur le gouvernement d'Horsièse, sont les seuls de l'Appendice en G1 qui n'aient pas leur parallèle dans le groupe S5, S6, Bo. Qu'en conclure ? Si de G1 et S3b l'un traduit l'autre, comme c'est fort probable, vu la similitude du copte et du grec [23] , il est très vraisemblable que G1 ait traduit et intercalé dans son texte ce que S3b avait ajouté plus ou moins maladroitement comme un supplément. Il serait beaucoup moins vraisemblable que S3b ait extrait ces récits de G1 pour en former un supplément ; il faudrait alors supposer que, par un hasard tout extraordinaire, S3b n'aurait extrait de tous les récits de l'Appendice concernant Horsièse, pour en faire son supplément, que ceux qui étaient propres à G1.
Sans doute on pourrait toujours émettre l'hypothèse d'une source commune traduite indépendamment. Le Père Festugière a cru trouver cet original commun dans la source copte ( ! ) traduite par Am. Mais nous avons vu que toute cette section d'Am est traduite de G3 et dépend donc indirectement de G1. Si original commun il y a eu, aucune trace ne nous en est restée ; et, en ces conjonctures, il semble beaucoup plus simple de considérer ces passages de G1 comme une traduction de S3b.
Contre cette dernière position, le Père Festugière a des arguments qui lui semblent décisifs : « .,.c'est un point capital, G1 n'a pu être traduit sur S3b, car il y a en S3b une lacune au moins que n'a pas G1 et des fautes qu'on ne peut corriger que grâce à G1» (Festugière, p. 98 c'est lui qui souligne).
Occupons-nous d'abord de la lacune, Le Père Festugière précise en note (ibid., note 2) qu'il « ne parle pas évidemment des lacunes que présente S3b dans le mauvais état où ce ms. est parvenu jusqu'à nous... mais de la lacune 349.11, Psentaèsios (G1 79.12) qui ne paraît pas due- à l'état de corruption du ms. (du moins Lefort n'indique rien, se contentant de compléter le copte d'après G1). Dans ce cas donc, où il s'agit d'un nom propre que G1 n'a pu inventer, on a la preuve que G1 n'est pas traduit sur S3b ».
Avant d'examiner la force contraignante de cette argumentation, il pourra être utile de lire, â la fin de l'Avant-propos de Lefort à sa traduction des Vies coptes, l'explication suivante (p. xi) : « ...les malheureux débris de ces manuscrits sont souvent dans un triste état : déchirés, troués, effacés... Il était difficile, dans une traduction, de faire apparaître partout avec précision de pareils accidents. Le lecteur voudra bien, en cas de doute, se reporter devant le texte copte, où il trouvera toutes les indications nécessaires à ce sujet ». Ouvrons donc l'édition du texte sahidique original [24] , à la page 304, et nous y trouverons la solution de notre problème. Le feuillet du manuscrit est abîmé dans la partie supérieure, et le mot Pschentaêse arrivait tout juste ä la première ligne qui est disparue au haut de la deuxième colonne. La restitution de ce nom propre est tout à fait certaine la dernière ligne de la première colonne se termine par le pronom « ete » qui introduit une proposition nominale et, ä la deuxième ligne de la seconde colonne, on reconnaît facilement, bien que quelques lettres en aient disparu, le mot « Samuel » précédé de la conjonction « men », ce qui ne laisse aucun doute sur la présence de Pschentaêse ä la première ligne [25] .
La vérification de ce point nous a amené à une autre constatation. La liste des anciens, telle qu'on la lit dans le texte sahidique, comporte un autre nom propre — en toutes lettres dans le manuscrit, celui-là — que Lefort, sans doute par distraction, a oublié de traduire. C'est le mot « Pachôme ». Voici donc la traduction de ce membre de phrase, selon le texte sahidique : « n'étaient pas encore décédés la plupart des anciens, c'est-à-dire Pschentaêse, Samuel, Pachôme, Paul, Jean, Ierakapollon, etc... ». Il s'agit évidemment du Pachôme junior, un des premiers disciples de Pachôme, souvent mentionné parmi les autres anciens, aussi bien en G1 que dans les Vies coptes [26] . L'argument du Père Festugière est donc retourné ; c'est G1 qui a une lacune (un nom propre !) qui doit être comblée par Sn. Mais il ne faut pas insister : cette lacune ne peut être qu'une erreur du scribe du Ms. F de G1, car le mot « Pachôme xi se lisait dans le manuscrit de G1 utilisé par le compilateur de G3.
Cette lacune expliquée, voyons maintenant ce qui en est des fautes de S3b qu'on ne peut corriger que grâce à G1. Le Père Festugière cite d'abord Lefort 347, n. 78, puis 348, n. 88. En ce qui concerne la première faute, il s'agit ici encore d'une lacune due au mauvais état du manuscrit [27] . Seul le début du mot copte « eafnedjtef- » a subsisté, la fin de la ligne ayant disparu. Lors de son édition du texte copte, Lefort avait restitué, a la fin du mot (et de la ligne) l'article « ou », ce qui donnait : « Dieu... lui ayant inculqué ta crainte et le souvenir... ». Lors de sa traduction, Lefort a constaté que le parallèle de G1 demandait de restituer l'adjectif possessif « tef » plutôt que l'article; ce qui donne, comme en grec, « Dieu... lui ayant .inculqué sa crainte... ». Donc, aucune faute à supposer ici. Quant à l'autre faute (Lefort, p. 348, n. 88), supposer que la substitution de « ekeire » à « nekeire » soit nécessaire, il ne s'agirait là que d'une faute banale de copiste. Elle prouverait seulement que le manuscrit de S3b que nous possédons n'a pu être l'original de G1, ce qui est évident, puisque ce manuscrit date du XIIe siècle.
Reste donc uniquement l'argument principal, que le Père Festugière tire de la divergence entre S3b 349.1-7 et G1 122. Lefort, considérant le grec de ce paragraphe « à peine intelligible », en concluait que le rédacteur de G1 avait dû avoir sous les yeux un texte copte équivalent à celui de S3b, et l'avait mal compris. Le Père Festugière, de son côté, propose une correction du texte de G1, à partir d'arguments de ,critique textuelle, et conclut « qu'en G1 122 = S3b 349.2 ss, c'est le grec qui a bien compris et le copte qui s'est trompé ». Qu'on nous permette donc de reprendre l'examen des textes.
Notre attention est attirée en premier lieu par une légère différence entre S3b et G1, à laquelle ni Lefort, ni le Père Festugière ne se sont arrêtés. Voici la traduction du texte copte de l'endroit en question : « Les directives aux pères des monastères et aux chefs de maison, il les leur donnait... » Les expressions pères des monastères et chefs de maison sont des termes techniques fréquemment utilisés tant dans les Vies que dans la Règle de Pachôme. Que trouve-t-on dans le parallèle de G1 ? Ceci : « Les préceptes des supérieurs (patérôn), chefs de maison et seconds du monastère... » L'addition des seconds est banale. Mais le mot monastère a été déplacé de sorte que le mot Patérôn est devenu un absolu, sorte de terme générique polir désigner et Ies chefs de maison et les seconds. N'y a-t-il pas lieu de croire qu'il s'agit ici d'une adaptation due à un traducteur ignorant les pratiques et la terminologie pachômiennes ? La substitution du -singulier monastère au pluriel du texte copte n'est pas sans confirmer cette impression, puisqu'elle manifeste que le traducteur ne s'est pas Tendu compte qu'il était en fait question ici des deux réunions annuelles à Pbôou des frères de tous les monastères de la Congrégation.
Par ailleurs le Père Festugière a très justement démontré comment, en rattachant kai tas diatagas... tou monastèriou au verbe antérieur parèggeilen tèrein, on obtenait un sens parfaitement clair pour ce membre de phrase. Et ce sens est tout à fait plausible en lui-même, même s'il diffère de celui du texte sahidique.
Pour la fin du paragraphe, le Père Festugière propose ensuite une correction du texte grec (Festugière, p. 100). La présence de l'accusatif autous après etaxen suffit â prouver, explique-t-il, qu'il est tombé un verbe, dépendant de etaxen et commandant lui-même un régime direct. « D'où, ajoute-t-il, la correction banale ton logon pour tôn logôn, déjà en G3 (377.19), et le supplément < apodounai > tiré du parallèle 56.20 ». Même si le Père Festugière ajoute que : « Tout cela est de la critique textuelle élémentaire et peut être tenu pour certain », on nous permettra de ne pas être entièrement convaincu.
Sans doute cette correction donne-t-elle un excellent texte grec, et un sens acceptable. Et d'ailleurs, comme le note le Père Festugière, le métaphraste compilateur de G3 s'était déjà cru obligé de la faire [28] . Mais puisque nous sommes ici en présence de deux témoins parallèles, l'un grec et l'autre copte, l'on ne peut corriger l'un sans au moins tenir compte de l'autre. Or; ce qu'il y a d'inquiétant dans la correction proposée, c'est qu'elle éloigne encore plus le texte grec du copte. En effet, la formule grecque aphesis tôn logôn correspond mot à mot au texte sahidique qui, au surplus, n'a rien de correspondant à l'apodounai proposé. Comment expliquerait-on que le texte de S3b, qui donne un très bon sens, corresponde exactement au grec qu'on dit corrompu ? La seule explication serait que S3b soit traduit de G1 dans l'état où nous l'avons. Mais la nature des rapports entre G1 et S3b tant dans la première partie du présent paragraphe que dans les paragraphes subséquents (v.g. l'absence du nom de Pachôme en G1 123) s'oppose à cette hypothèse qui, d'ailleurs, « en ce qui concerne G1,... ne fait que reculer le problème » (Festugière, p. 98).
De plus, le texte, tel que le reconstitue le Père Festugière, n'est pas sans créer des difficultés. Même s'il donne un sens fort plausible en soi, ce sens semble en contradiction, au moins sur un point, avec ce que nous savons par ailleurs des pratiques pachômiennes. Car, selon la Règle de Pachôme (Praecepta, 27), autant que selon les autres textes des Vies qui nous renseignent sur la reddition des comptes à l'économe général de Pbôou, celle-ci n'avait lieu qu'une fois par année (cf. S6 332 ; G1 83 = S4 71 = Bo 71) [29] . Or, selon le texte hypothétiquement reconstitué, ce serait deux fois par année qu'aurait lieu cette reddition des comptes.
Mais nous croyons qu'il n'est réellement pas nécessaire de créer ces nouvelles difficultés, et que le texte de G1 peut très bien se comprendre comme du bon grec sans aucune correction. Il suffit de rattacher le pronom autous à tôn paterôn tou monasteriou et de traduire : « il les nomma [30] aux deux moments de l'année, à Pâques et à la grande reddition des comptes de leurs affaires matérielles, etc.” Il nous semble que le traducteur grec a été troublé par l'emploi du même mot copte « tôsch » (boh. « thôsch ») comme substantif et comme verbe : « Les directives (« entôsch »)... il les leur donnait (« aftôsch »)... » Il n'y avait pas d'équivoque. possible sur le sens du substantif. Mais, le verbe « tôsch » pouvant signifier. soit établir des préceptes soit établir ou nommer des personnes à un poste, le traducteur grec a choisi ce deuxième sens et modifié substantiellement le sens de la phrase.
Nous avons une confirmation très claire . de cette interprétation et de l'explication que nous en avons donnée, dans le récit parallèle de G1 83 = S4 71 = Bo 71. Nous transcrivons, sur deux colonnes parallèles, la traduction du sahidique et celle du grec.
S4 71, 310.14.19
Les frères se rendaient à. Pbôou deux fois par an...
et si l'un ou l'autre avait à recevoir des instructions (tôsch) de notre père Pachôme, il les leur donnait
G1 83, 56.15-22 [31]
Deux fois l'an les frères se rendaient au grand monastère... De plus, si le supérieur de quelque monastère voulait quelque ordonnance, il le disait à Pachôme, et celui-ci appointait un chef de maison, ou un autre officier...
On le voit, ici comme en G1 122, le traducteur grec a bien compris le copte « tôsch » employé comme substantif ; mais il a buté sur le sens du verbe « tôsch », qu'il a traduit par Etassen dont il précise décidément le sens en glosant « ...un chef de maison ou un autre officier». Remarquons, en passant, que cette glose confirme le sens que nous avons- donné à Etaxen en G1 122.
Concluons donc que, pour toutes ces raisons, nous tenons que, d'une part, le texte grec peut parfaitement se comprendre tel qu'il se présente, mais que, d'autre part, il est une mauvaise traduction du copte de Sas.
Un point reste à éclaircir : le sens du mot Aphésis. Le Patristic Greek Lexicon de Lampe traduit Aphésis ton logôn par « reddition of accounts », donnant toutefois comme seul exemple notre passage de G1, où le sens s'impose par suite du contexte et du parallèle copte. Le Père Festugière montre par ailleurs que « en grec, aphesis tôn logôn ne signifierait pas « reddition des comptes », mais tout au plus (si ce grec était possible) " congédiement des comptes "... » (Festugière, p. 101). Ce grec, à notre avis, ne peut s'expliquer que comme une traduction littérale d'une expression technique copte. Les expressions techniques sont toujours difficiles â rendre dans une autre langue ; le traducteur, surtout s'il ne comprend pas très bien son original, n'a parfois d'autre solution que la traduction littérale:
Comme la correction du texte par le Père Festugière aboutissait à faire de Aphésis un absolu, il recherche si ce mot, pris ainsi absolument, peut se rapporter à quelque fait précis. Et il trouve une réponse dans quelques textes des Pachomiana Latina de Jérôme, où, de fait, il est question d'une « grande Rémission des péchés ». La discussion de l'interprétation de ces textes nous amènerait trop loin. Nous nous arrêterons seulement â l'interprétation d'un texte copte où le Père Festugière trouve l'emploi absolu de rémission, et dont il déduit un argument en faveur de son interprétation de Aphésis.
Il s'agit du passage, malheureusement s sans parallèle, de S6 332.5-11. Le biographe de Théodore y explique que, deux fois par an, celui-ci déplaçait beaucoup des officiers d'un poste à un autre, d'un couvent à un autre ; puis il ajoute, selon la traduction de Lefort : Egalement, aux jours de Pâques, les frères s'assemblaient... ; et aussi aux jours de fin d'année, qui sont appelés jours de la rémission (?) et pendant lesquels ils donnaient lecture des comptes du travail manuel ». Se basant sur cette traduction, le Père Festugière observe « qu'il y aurait quelque absurdité â entendre : " aux jours de la reddition des comptes ils rendaient les comptes"» (Festugière, p. 101). Peut-être. En tout cas, si absurdité il y a, elle disparaît dés qu'on serre de plus près le texte sahidique, que la traduction de Lefort ne nous semble pas rendre de façon suffisante, et pour lequel nous proposons la traduction suivante : « Il procédait ainsi deux fois par an, en vue de leur profit et de leur salut, en faisant passer beaucoup d'un poste à un autre et d'un couvent à un autre ; soit aux jours de la Pâque --- les frères se réunissaient aux jours de la Pâque, comme je l'ai dit antérieurement, --- soit aux jours de fin d'année, qui sont appelés jours de la reddition [32] , — on y fait lecture des comptes du travail manuel [33] ».
On le voit, l'incise « on y fait lecture... » vient expliciter le contenu de la réunion du mois de mésoré, tout comme l'incise « les frères se réunissaient... » vient expliciter la nature de la réunion de Pâques ; il y a parallélisme parfait. Et la répétition n'est certes pas plus absurde dans le deuxième cas que dans le premier, où elle encore plus littérale.
Conclusion
La question qui se pose au terme de cette étude est évidemment la suivante : où en est le problème des Vies de Pachôme ? Le temps est heureusement révolu où l'on croyait pouvoir ramener à une source commune, grecque ou copte, toute l'hagiographie pachômienne. Les publications des dossiers grec et copte au complet ont permis de se rendre compte du caractère composite d'à peu près tout ce qui nous est parvenu de cette littérature. Tous ces textes ont eu une vie mouvementée. Ils ont été très tôt traduits, copiés, compilés, interpolés, etc. On ne saurait porter un jugement général une fois pour toutes sur aucun d'entre eux. L'examen philologique est à reprendre pour chaque paragraphe. De ce point de vue, on ne pourra qu'admirer combien les .conclusions du Père Festugière, dans chaque section de son introduction, sont nuancées. Il reconnaît chaque fois la supériorité de telle ou telle version sur telle autre, grecque ou copte, selon que l'analyse critique lui semble l'exiger.
Si la connaissance des sources pachômiennes peut encore faire quelque progrès, ce sera en distinguant encore mieux dans les documents qui nous sont parvenus, et qui sont presque tous des compilations, les groupements de récits susceptibles de représenter des sources communes aux diverses compilations, et en reconstituant par l'évaluation soigneuse de chaque recension, l'état primitif et l'évolution des récits ou des groupes de récits.
Comme les documents qui sont le plus susceptibles d'expliquer l'évolution littéraire de la Vie de Pachôme sont soit en sahidique soit en traduction arabe, ce sont eux surtout qu'il importera maintenant de scruter, paragraphe par paragraphe et même ligne par ligne, en tenant compte toujours de l'ensemble du dossier pachômien. Et puisque non possumus omnia omnes, les coptisants et arabisants seront certes reconnaissants au Père Festugière de l'inappréciable instrument qu'il leur a procuré pour la connaissance de la première Vie grecque. Son introduction critique constitue pour les chercheurs à la fois mie invitation et une pierre d'attente.
Armand VEILLEUX, o.c.s.o.
[1] A.-J. FESTUGIÈRE, Les Moines d'Orient, IV/2: La première Vie grecque de saint Pachôme. Introduction critique et traduction. Ed. du Cerf, Paris 1965, 251 p. (= Festugière).
[2] C'est surtout le Père Heinrich Bacht qui a attiré I'attention sur la richesse spirituelle et la physionomie toute particulière du monachisme pachômien. De ses nombreux articles, nous ne rappellerons que le plus récent : « Pachomius und Evagrius. Zur Typologie des koptischen Mönchtums », dans Christentum am Nil (Internationale Arbeitstagung zur Ausstellung « koptische Kunst »), Recklinghausen, 1964, p. 142-157, surtout p. 150-155. On trouvera aussi un excellent exposé synthétique du monachisme pachômien et des documents qui le révèlent, dans H. van CRANENBURGH, « Nieuw licht op de oudste kloostercongregatie van de christenheid : de instelling van Sint-Pachomius », dans Tijdschrift voor geestelijk leven 19 (1963), p. 581-605 et 665-690 ; 20 (1964), p. 41-54.
[3] Nous emploierons les abréviations usuelles pour désigner les sources pachômiennes. G1, G2, etc, = les Vies grecques ; Bo = la Vie bohairique ; S1, S2, etc. = les Vies sahidiques ; Paral = les Paralipomènes grecs ; Am = la vie arabe d'Amélineau; Av = la vie arabe du Vatican ; et nous ajoutons Ag = la Vie arabe de Göttingen (cf. infra).
[4] Des indications complémentaires pourront être trouvées dans les deux articles suivants de D. J. CHITTY : « Pachomian Sources Reconsidered» dans Journal of Ecclesiastical History 5 (1954),38-77 et « Some Notes, mainly, Lexical, on the Sources for the Life of Pachomius », dans Studia Patristica V (Texte und Untersuchungen 80 p. 266-269.
[5] Pour raison de commodité, nous désignerons l'ensemble de cette recension sahidique par l'expression : “groupe Bo“. A ce groupe doit être rattaché le fragment S7 tout comme Av.
[6] Av permet toutefois de compléter la lacune du groupe Bo aux paragraphes 112-114 et 116.
[7] Il écrit, v.g., à la page 36, note 2 : “La même source copte de cette version arabe d'après "un autre volume"...”
[8] W.E. CRUM, Theological Texts from Coptic Papyri edited with an Appendix upon the Arabic and Coptic Versions of the Life of Pachomius. (Anecdota Oxoniensia, Semitic series 12), Oxford, 1913. Voir l'appendice, pages 170 et sv.
[9] L.Th. LEFORT, Les Vies Coptes de Saint Pachôme et de ses premiers successeurs. (Bibliothèque du Muséon 16), Louvain 1943, p. xviii. (=Lefort).
[10] II va de soi que la nature du. présent article nous réduira à ne tracer que les grandes lignes de notre argumentation. Nous comptons reprendre le problème en détail dans un ouvrage sur le dossier pachômien.
[11] G3 97-99 = Paral 5-6 = Am 605-608 ; G3 100 = Paral 13 = Am 608 ; G3 102-103 = Paral 15-16 — Am 608-611 ; G3 104 = Paral 7 = Am 611-613 ; G3 105-109 = Paral 17-19 = Am 613-620 ; G3 110-112 et 117-120 = Paral 21-27 -- Am 620-630 ; G3 122-123 = Paral 29-30 = Am 630-631 ; G3 125-126 -= Paral 32-33 = Am 632-633 ; G3 127 = Paral 12 = Am 633-655 ; G3 128-130 = Paral 34.36 . = Am 635-639.
[12] Paral 1-4; 14; 8-11 ; 28; 31 (selon l'ordre de G3). L'absence de Paral 28 et 31 en arabe est due au fait que le traducteur a raccourci par les deux bouts le groupe Paral 28-31.
[13] G3 56-57; 68; 77 ; 80-81; 87 ; 89 ; 93.
[14] Op. cit., p. 176.
[15] G3 26; 30-34; 38-41 ; 43-44.
[16] 11 faut cependant tenir compte du fait qu'il traduit librement et brode parfois. Il convient aussi de ne pas attribuer au traducteur arabe les nombreuses erreurs de la traduction française d'Amélineau. Le recours au texte arabe est indispensable. Il semble aussi que dans son récit de la mort de Pachôme, le compilateur ait complété G3 avec les derniers paragraphes du groupe Bo (cf. S7) dont il n'avait pas entièrement fini la traduction à la fin de son premier volume, y laissant Pachôme agonisant pour revenir en arrière dans son récit...
[17] On peut suivre la correspondance avec Bo jusqu'à Am 591.4 (= Bo 97) ; ensuite avec Av 93v-95r (= Si 45.26-47.27). Am s’arrête un peu avant la mort de Pachôme ; la fin du récit, qui faisait évidemment partie de la Vie brève (Av 95r-fin = S7 47.27-51.25) a été un peu utilisée par le compilateur arabe pour compléter le récit de la mort de Pachôme traduit de G3: voir Am 647.11-16 (= S7 50.39). Cf. Festugière, p. 82.
[18] On peut facilement vérifier les divergences qui restent entre le groupe Bo et G3, en consultant la première section de l'introduction du Père Festugière. Nous nous permettons ici une remarque. Bo est une traduction du sahidique, et une traduction plus d'une fois défectueuse (cf. L.Th. Lefort, « Littérature bohairique », dans Le Muséon, 44, 1931, p 115-135, surtout 123.133). Puisque S4 et S5 sont très probablement de fidèles témoins directs du texte sahidique, nous nous demandons si, du point de vue méthodologique, il n'eut pas mieux valu faire entre eux et G1 la comparaison, et ne recourir à Bo que lorsque ceux-ci sont lacuneux, et non l'inverse.
[19] Il ne faut pas exclure la possibilité que le rédacteur de la Vie brève ait possédé un texte de S1 plus primitif que celui du parchemin du VIe siècle dont nous disposons. Ainsi, la, longue prière de forme liturgique attribuée à Pachôme en S1 5.6-26 (à compléter par S3 66.9-67.11) pourrait bien être due à la ferveur liturgique d'un scribe postérieur.
[20] Dans le groupe Bo, cette Vie de Théodore .se compose, grosso modo, de Bo 30-38, 61-85 et de quelques autres passages isolés.
[21] Les énormes lacunes du Ms de S10 nous empêchent de savoir ce que contenaient au juste les quelque cent premiers folios. II est possible que ce Ms ait contenu bout â bout une Vie de Pachôme et une Vie de Théodore ; il est également possible que la Vie de Théodore ait été insérée en bloc dans :la Vie de Pachôme.
[22] De même qu'en Denys et G2.
[23] Il faut, pour apprécier cette similitude, écrire sur deux lignes superposées le texte copte et le texte grec. L'identité va jusque dans le choix des mots.
[24] L.Th. LEFORT, S. Pachomii Vitae sahidice scriptae, (C.S.C.O. 99-100), Louvain, 1933-1934.
[25] Cet exemple, banal en soi, montre ä lui seul la nécessité de recourir au texte original dans des études de ce genre.
[26] Cf. Bo 24 = G3 26 ; Bo 206 = S5 186 ; Bo 208 ; S3b 345.29 ; G1 79.
[27] Vitae sahidice..., p. 300, col. B, I. 5.
[28] Les différences entre le Ms. de Patmos et les deux Mss de G5 montrent bien qu'ils ont tous eu de la difficulté à corriger ce texte.
[29] C'est sans doute par simple distraction que le Père Festugière (p. 100 écrit que Bo 71 est perdu.
[30] C'est d'ailleurs ainsi que le Père Festugière a entendu le verbe Tassein dans le passage parallèle de G1 83 ainsi qu'en G1 121. Nous ne comprenons donc pas pourquoi il affirme (p. 94, n. 1) qu’ici Etaxen signifie évidemment " il ordonna " ». (C'est nous qui soulignons).
[31] Traduction du Père Festugière.
[32] Le Koptisches Handwörterbuch de W. Spiegelberg traduit « ouêt » par Abrechnung (p. 172).
[33] Ne pouvant transcrire ici le texte sahidique, nous sommes obligés de renvoyer les coptisants à l'édition originale de Lefort : Vitae sahidice, p. 279.21-27. Voici Ia justification de notre traduction. La correction de « eteï » en « eïte » (ligne 24) est imposée aussi bien par tout le contexte que par la présence d'un second «eïte » à la ligne suivante. Lefort, n'a pas voulu répéter l'expression « aux jours de la Pâque », dans sa traduction ; l'équilibre de la phrase en a été troublé. Enfin, pour ce qui est du mot « eschaueschñlogos », à la ligne 27, on peut certes entendre le « e » initial comme un relatif, tel que l'a fait Lefort ; mais il nous semble plus probable que « eschau » doive plutôt être considéré comme l'auxiliaire du temps second. Sur cette forme, voir H.J. POLOTSKY : « The coptic Conjugation System », dans Orientalia, 24 (1960), p. 400.