13 mai 2021 -- Solennité de l'Ascension, "B"
Ac 1,1-11; Ep 4, 1-13; Mc 16,15-20
Homélie
L’Évangéliste Luc est le seul à nous avoir donné une description de l’Ascension. Les trois autres Évangélistes ne séparent pas le moment de la résurrection de celui de son entrée définitive dans la gloire du Père. Le dernier chapitre de l’Évangile de Marc, que nous venons d’entendre, est une addition postérieure empruntée à Luc.
Bien plus, Luc nous donne deux récits de l’Ascension, l’un à la fin de son Évangile et l’autre au début du Livre des Actes des Apôtres. Ces deux récits de Luc ne sont d’ailleurs pas totalement concordants. Il serait donc futile d’essayer de reconstituer une description historique des faits, en conjuguant les détails provenant des deux récits ; car le but de Luc n’est pas de décrire un événement mais de donner un enseignement spirituel et théologique.
Dans son Évangile, qu’il appelle son « premier livre », Luc avait décrit la vie de Jésus au milieu de ses disciples. Puis il commence son « deuxième livre », que nous appelons les « Actes des Apôtres » par le récit que nous avons entendu comme première lecture. Dans son langage symbolique habituel, il décrit comment une nuée descendit sur le lieu où les Apôtres se trouvaient et comment Jésus, après leur avoir fait ses dernières recommandations, disparut dans cette nuée. Ce sera désormais son mode de présence parmi les hommes. Arrêtons-nous un peu à cette image de la nuée.
L’un des moments clés de l’histoire du Peuple juif au désert fut celui de la conclusion de l’Alliance. Moïse, laissant le peuple au pied du mont Sinaï, monta seul sur la montagne, qui fut alors couverte d’une nuée. La gloire du Seigneur demeura sur la montagne, et la nuée la couvrit pendant six jours (Exode 24,15). De même, quelques siècles plus tard, lorsque l’arche d’Alliance fut intronisée dans le temple de Salomon, une nuée emplit la maison de Yahvé, et la gloire du Seigneur emplissait tout le lieu ; si bien que les prêtres ne pouvaient pas exercer leurs fonctions parce que la gloire de Dieu emplissait la maison (1 Rois, 8,10).
La nuée, dans l’Écriture, signifie toujours une présence mystérieuse de Dieu. On ne peut toucher Dieu, mais il est là, à la fois révélé et caché. Sa présence pénètre tout. Tous les admirables récits nous racontant les débuts de l’Église primitive, que nous avons lus durant nos célébrations liturgiques depuis Pâques, nous décrivent la vie des premiers Chrétiens sous cette nuée, protégés et guidés par cette présence de la gloire de Dieu – la gloire du Christ – habitant cette nuée.
Plus de deux mille ans plus tard, nous vivons toujours sous cette nuée, qui nous révèle la présence de Dieu, que nous ne saurions voir encore face à face. Nous vivons dans la période de la foi et de l’espérance. Nous pourrions dire que plus cette nuée, qui est aussi le symbole de l’absence, se fait épaisse, voire opprimante, plus la présence est réelle et efficace.
Le dernier chapitre de l’Évangile de Marc, emprunté à saint Luc comme je l’ai dit au début, nous rapporte les dernières paroles de Jésus avant d’entrer dans la nuée. Il parle des signes qui accompagneront ceux qui croiront en cette présence mystérieuse : « En mon nom ils chasseront les esprits mauvais, ils parleront un langage nouveau, ils prendront des serpents dans leurs mains et boiront un poison mortel sans en ressentir aucun mal. Ils procureront du bien aux malades en leur imposant les mains ». Il ne s’agit pas là de miracles, mais simplement de la protection du Seigneur contre toutes les formes de mal aussi longtemps que l’on reste sous la protection de cette présence mystérieuse et cachée.
De nos jours on parle beaucoup de crises : la crise économique, les crises politiques, la crise sociale, les crises de l’Église et au sein de l’Église. « Crise » est un nom qu’on donne à la nuée qui couvre notre monde. Pourquoi ne pas regarder cette nuée avec des yeux de croyants et y voir une forme de la présence de Dieu en train de transformer notre monde ? En réalité ce que nous vivons présentement, aussi bien dans l’Église que dans le monde, n’est pas une crise. C’est un moment de mutation.
Cette nuée semble parfois nous opprimer. Ainsi en fut-il de la nuée qui couvrit le Sinaï lorsque Moïse y monta pour rencontrer Dieu. Ainsi en fut-il aussi de la nuée qui emplit le Temple lors de l’intronisation de l’Arche d’Alliance. Une présence si forte de la gloire de Dieu que les prêtres ne pouvaient plus y effectuer leur service liturgique (1Rois 8,10). Ainsi en fut-il des persécutions qui se déchainèrent sur les premiers Chrétiens.
Depuis Vatican II, ceux qui veulent vivre son message, s’efforcent de « parler au monde un langage nouveau », comme le fait le Pape François. Ayant fait une option préférentielle pour les pauvres et les petits du Royaume, il leur arrive de devoir prendre des serpents dans leurs mains et même boire un poison mortel, comme un Oscar Romero. D’autres offrent leurs mains aux malades. On voit parfois la diminution radicale du nombre de prêtres comme un résultat de la sécularisation et de la déchristianisation, rendant plus difficiles et plus rares les célébrations liturgiques. Et si c’était le résultat d’une présence plus forte de la gloire de Dieu en train de recréer le monde et de reconfigurer son Église ? Pourquoi ne pas privilégier cette vision d’espérance plutôt qu’une vision de découragement ?
Saint Paul, nous disant dans sa lettre aux Éphésiens que Jésus est « monté » parce qu’il était d’abord « descendu », exprime la même idée si merveilleusement reprise dans sa lettre aux Philippiens. C’est parce que le Fils de Dieu s’est fait homme, descendant jusqu’aux profondeurs de notre humanité, qu’il a été exalté par le Père, nous amenant tous avec lui dans ce mouvement ascendant de retour au Père.
Lorsque la nuée a plané sur les eaux, au premier jour de la création, elle y a déclenché la naissance de la vie. Lorsqu’elle a plané sur Marie elle a fait descendre en son humanité et la nôtre la plénitude de la divinité. N’ayons pas peur de toutes les nuées qui nous couvrent, même lorsqu’elles semblent nous opprimer. Non seulement Dieu y est présent ; mais l’un d’entre nous, le Dieu fait homme, y a pénétré, nous montrant le chemin et nous y attendant.
Armand VEILLEUX