1er novembre 2022 – Fête de tous les Saints
Apo 7,2-4.9-14 ; 1 Jn 3,1-3 ; Mt 5,1-12a
Abbaye d’Abakaliki, Nigeria
Homélie
Ces paroles de Jésus sont des paroles surprenantes. Elles n’ont pas grand chose de « religieux ». Il n’y est pas question de religion, même pas de prière. Elles se réfèrent à la vie concrète – une vie où il y a des personnes qui souffrent et qui sont consolées, de personnes soumises à leur sort et qui finalement sont comblées, des personnes affamées et assoiffées de justice, des personnes qui ont le coeur pur et qui travaillent pour instaurer la paix en ce monde, mais aussi de gens pauvres et des persécutés. Un monde, somme toute, pas tellement différent du nôtre. Et, à ce monde, Jésus offre le bonheur. Un bonheur qui est à la disposition de tous, si au lieu de courir après les idoles de l’argent et du pouvoir, on opte pour le règne de Dieu. « Bienheureux les pauvres ; ils ont choisi le royaume des cieux ».
Ce sont tous ces gens heureux que nous célébrons aujourd’hui, ceux d’hier et ceux d’aujourd’hui. Ceux que nous avons connus au long de notre propre existence et ceux qui ont vécu depuis le commencement des âges -- et que nous connaissons aussi d’une certaine façon. La Toussaint n’est pas un monument au saint inconnu, à l’instar de ces monuments « au soldat inconnu » qu’on trouve dans les cimetières militaires, ou sur la place centrale de certaines villes.
Ce que nous célébrons, c’est la sainteté de Dieu incarnée dans des femmes et des hommes de chair et de sang. Des gens ordinaires, avec leurs qualités et leurs défauts, leurs vertus et leurs péchés ; pas des paranormaux du monde spirituel. Des personnes qui ont vécu une sainteté possible et non une sainteté impossible.
Nous célébrons aussi une réalité plus difficile à définir et qu’on appelle, dans le langage toujours un peu obscur des livres de théologie et de spiritualité, la communion des saints. En effet, tous ceux en qui s’est exprimée dans le passé et continue de s’exprimer aujourd’hui la sainteté de Dieu, forment une grande famille. Ils sont unis dans une grande unité, une union, une communion – ensemble et avec Dieu. Nous en faisons partie, nous qui croyons en Dieu, puisque, malgré toutes nos limites et même malgré nos péchés, la sainteté de Dieu se manifeste un peu en nous. Et nous pouvons donc la percevoir en Lui et dans tous ses saints, puisqu’elle ne nous est pas tout à fait étrangère.
On nous demande parfois : « Où se trouve cette multitude des saints qui ont vécu tout au long des siècles ? » -– Fausse question ! – Ils ne se trouvent nulle part. Comme Dieu ne se trouve nul part. Au moment de la mort, l’être humain, qui a été créé avec une participation à l’éternité de Dieu, ne cesse pas d’exister. Il est simplement libéré des limites du temps et de l’espace. Il est donc présent, comme Dieu, à tous les temps et tous les lieux sans être emprisonné par aucun.
Puisque toute notre connaissance dépend des images que nous nous formons des réalités qui nous dépassent, lorsque nous pensons à la vie après la mort, nous ne pouvons le faire qu’en images. Nous nous imaginons donc un lieu qu’on appelle le ciel. Nous nous imaginons aussi les conditions de vie dans ce lieu. Tout comme nous nous imaginons qui est Dieu. Évidemment il n’y a rien de mal en cela. Au contraire nous ne pouvons rien connaître sans utiliser des images, sans imaginer ainsi des réalités qui dépassent l’imagination. L’important est de demeurer toujours conscient que ces images ne sont que de petites intuitions d’une réalité qui nous dépasse infiniment – et qui dépassent donc toute imagination.
Une fois ceci compris, nous pouvons laisser de côté toute l’imagerie pieuse et souvent de mauvais goût qui nous décrit soit des scènes sentimentales du ciel soit des scènes affreuses de l’enfer. Mais nous pouvons en même temps trouver beaucoup d’encouragement – et aussi de lumière -- dans les oeuvres des grands maîtres de l’imagerie comme sont les grands poètes et les grands mystiques. Il vaudrait la peine de relire aujourd’hui l’imagerie grandiose du Ciel, dans la Divine Comédie de Dante. Mais, n’allons pas si loin. Nous avions, comme première lecture, une description du ciel tirée de l’Apocalypse de saint Jean. Si nous recherchons une description exacte d’un « lieu » qui s’appellerait « ciel », cette description est pour le moins déconcertante. Mais si nous essayons de pénétrer un peu plus dans le mystère de cette communion qui nous unit à Dieu et à tous ceux qui nous ont précédés dans le pèlerinage terrestre, nous trouverons cette imagerie d’une grandiose beauté. Fermons les yeux, et imaginons-nous ces cent-quarante-quatre mille bienheureux vêtus de blanc se tenant debout devant le trône de l’Agneau. On ne peut que désirer être du nombre, faire partie de cette communion, se laisser envahir par le même bonheur.
Mais si les images sont nécessaires, on ne vit pas dans un monde d’images. Il faut garder les deux pieds sur terre et rouvrir vite les yeux. La recette de bonheur de Jésus, ou ce qu’on appelle ses béatitudes, n’appartient pas au monde des images. Jésus nous ramène au contraire à la réalité – la réalité de tous les jours, où il y a des pauvres à aider, des personnes tristes à consoler, des affamés à nourrir, des victimes de la violence à sauver, la paix à rétablir -- même si tout cela peut nous conduire à être victimes d’incompréhension ou de persécution. C’est en tout cela que se trouve le bonheur auquel nous appelle Jésus – un bonheur inimaginable, car il est au delà de toutes les images.
Armand VEILLEUX