8 février 2009 – Chapitre à la Communauté de Scourmont

Parlons d’excommunication

On a parlé beaucoup d’excommunication dans la presse et dans les divers autres media de communication ces derniers temps, à la suite de levée de l’excommunication contre les quatre évêques de la Fraternité saint Pie X, qui avaient été automatiquement excommuniés lorsqu’ils avaient été consacrés par Mgr. Lefebvre.C’est sans doute une occasion de réfléchir un peu sur le sens d’une excommunication. Et pour le faire j’aimerais partir d’un récit très charmant que l’on trouve dans un fragment ancien des Vies de saint Pachôme.

La scène se situe à l’époque où saint Pachôme, après sa conversion au christianisme et une période de vie anachorétique avec le vieillard Palamon, commence à réunir ses premiers disciples dans une communauté.Un jour deux frères de la communauté naissante se querellent.Le premier gifle le second et le second, oubliant qu’il devait présenter l’autre joue, selon le précepte de l’Évangile, gifle l’autre à son tour.On amène les deux frères devant Pachôme, qui est encore jeune supérieur, plein d’ardeur.Il décide de chasser le premier du monastère et d’excommunier le second pour une semaine.

Se produit alors une scène une peu classique, car on le retrouvera sous diverses formes dans d’autres écrits monastiques.Un vieillard se lève et dit : « Si Pachôme chasse ce frère parce qu’il est pécheur, alors je dois partir moi aussi, car je suis aussi pécheur.Et si quelqu’un ici n’est pas pécheur, il peut demeurer avec Pachôme ».Et tous les frères partent.Pachôme court après eux, les ramène à l’oratoire, où on pratique un rite de réconciliation, et lorsque tous les frères ont quitté l’oratoire Pachôme se retrouve tout seul.Plusieurs paroles de l’Écriture traitant du pardon des péchés lui reviennent à l’esprit, et il se dit à lui-même : « Si les frères viennent au monastère pour se convertir parce qu’ils sont pécheurs, quel droit ai-je de les expulser parce qu’ils sont pécheurs.C’est précisément pour cela qu’ils sont venus au monastère.Et, se rendant compte qu’il a manqué à la charité en étant trop sévère, il décide de s’excommunier lui-même de l’Eucharistie pour trois semaines.

C’est ce dernier point qui est le plus important dans tout le récit.Si quelqu’un, peut s’excommunier soi-même, comme Pachôme le fait, c’est que l’excommunication n’est pas conçue comme une peine ou une punition, mais tout simplement comme la reconnaissance du fait qu’on s’est soi-même séparé de la communion des frères en manquant à la charité ou à la communion.

La réalité centrale est celle de la communion (en grec : koinonia). Lorsque quelqu’un, soit par un acte grave ou par une attitude, se coupe de la communion des frères, il s’excommunie lui-même.Et lorsque le supérieur prononce l’excommunication il n’impose pas arbitrairement une peine, mais fait simplement reconnaître officiellement le fait que le frère s’est séparé de la communion par son acte.

On retrouve une mentalité assez proche de celle-ci dans la Règle de saint Benoît, même si toute la section de la Règle sur l’excommunication est influencée par le droit romain, où le caractère juridique d’un tel acte est plus accentué.

Dans le droit actuel, depuis Vatican II et la Réforme du Droit Canon en 1983, il y beaucoup moins de cas d’excommunication qu’autrefois.Ils se répartissent en deux catégories : l’excommunication latae sententiae, c’est-à-dire celle qui est encourue ipso facto lorsqu’on fait tel acte ; et l’excommunication ferendae sententiae, qui résulte d’une décision de l’autorité ecclésiastique.Dans le cas de la première, intervient une déclaration de l’autorité qui, à proprement parler, n’excommunie pas la personne, mais déclare qu’elle s’est elle-même excommuniée.C’est la situation de Mgr. Lefebvre et des évêques qu’il a emportés dans son schisme en les ordonnant évêques sans l’accord de Rome.

Dans ce cas, le seul moyen pour l’excommunier de rentrer dans la pleine communion de l’Église est de se repentir et de faire amende honorable pour l’action qu’il a posé et de sortir de son état de rébellion.La levée de l’excommunication par l’autorité ecclésiastique ne fait normalement que reconnaître cette conversion.

Dans le cas de la récente levée par Benoît XVI de l’excommunication qui affectait les quatre évêques de la Fraternité Saint Pie X, ce qui a compliqué les affaires c’est que les évêques en question ne semblent pas encore disposés à accepter Vatican II, en tout cas pas comme le reste de l’Église le comprend, et qu’ils sont plus préoccupés de convertir Rome à leurs vues que de se convertir au sensus Ecclesiae.Et Mgr. WillIamson, l’un de ces quatre évêques, semble avoir pris plaisir par ses déclarations intempestives sur la Shoah de faire échouer les efforts de réconciliation.

Le geste du Pape en a déconcerté plusieurs et les avis sont très partagés sur l’opportunité de ce geste et sur ses conséquences.De toute façon, ce qui est important est de bien voir que ce qui est en cause ici n’est pas simplement l’imposition d'une peine et sa levée, mais bien de la rupture de la communion et des moyens à mettre en oeuvre pour rétablir cette communion.

Armand VEILLEUX

25 janvier 2009

Chapitre à la Communauté de Scourmont

Cinquante ans déjà !

En ce 25 janvier 2009, la célébration plus solennelle que d’habitude de la fête de la Conversion de Saint Paul, qui marque la clôture de l’année paulinienne, risque de nous faire oublier un autre événement très important dans l’histoire de l’Église à notre époque.Il y a exactement 50 ans aujourd’hui, dans la Basilique Saint Paul-hors-les-murs à Rome, après avoir célébré l’Eucharistie qui concluait la semaine de prière pour l’Unité des Chrétiens, le bon pape Jean XXIII, à peine trois mois après son élection, faisait aux Cardinaux présents à Rome et qui avaient assisté à cette Eucharistie, une annonce assez extraordinaire : Il leur annonçait trois choses : la tenue d’un Synode pour l’Église de Rome, la tenue d’un Concile œcuménique pour l’Église universelle, et la révision du Code de droit canon qui serait la conséquence logique des deux événements précédents.

J’ai relu ce matin ce texte d’une lucidité admirable.Tout d’abord Jean XXIII est conscient qu’il est en premier lieu l’évêque de l’Église de Rome.Il constate comment celle ville qu’il avait connue quarante ans auparavant comme étudiant s’était complètement transformée.Il loue la générosité de tous ceux qui s’efforcent de répondre, à travers la pastorale traditionnelle, aux besoins toujours changeants de cette foule en constante mutation et il constate que se renouvelle alors, dans la Rome moderne, ce qui s’était produit au temps de Jésus : « Il faut, dit-il, constater que l’épisode évangélique des foules appelées à suivre le Seigneur et à s’approcher de lui, mais impuissantes et incapables de se procurer le pain nourrissant de la grâce, se renouvelle et émeut le coeur du pasteur.Peu de pain, peu de poissons... » Et il y voit un besoin urgent de mieux coordonner les efforts pastoraux et de les mieux adapter aux besoins concrets de son peuple, à travers une réflexion synodale.C’est pourquoi il décide la convocation d’un synode pour l’Église de Rome.

Les historiens ont montré l’expérience synodale qu’avait le Pape Roncalli qui, comme jeune prêtre, avait participé en 1910 au Synode que son évêque, Mgr. Radini Tedeschi avait convoqué à Bergamo, et où le jeune Roncalli avait rempli les fonctions de secrétaire synodal.

Ce qu’il constate pour l’Église de Rome, le nouveau Pape le constate aussi pour l’Église universelle.Il voit un monde en profonde et rapide transformation, qui a besoin d’orientation et de nourriture spirituelle et à qui le message de l’Église ne parvient plus. Il en conclut que l’Église universelle a besoin d’un Concile tout comme l’Église de Rome a besoin d’un Synode.– Toujours le même souci de collégialité et réflexion commune en vue d’une action concertée.

Il est surprenant de voir comment ces événements ecclésiaux, d’une importance extraordinaire sont annoncés dans un discours très bref, avec quelques considérations très pratiques et sans grande littérature.

La plupart d’entre nous avons vibré à cet événement.Pour ma part, j’étais profès temporaire à ce moment-là.J’avais œuvré dans l’Action Catholique avant d’entrer au monastère et je me souviens comment cette annonce m’avait rempli de joie et d’espérance.Ensuite nous avons tous suivi le Concile, de 1962 à 1965. Personnellement j’ai eu la chance inouïe d’être à Rome durant tout le temps du Concile, où j’ai pu assister aux funérailles de Jean XXIII et à l’intronisation de son successeur, Paul VI.

Notre Ordre, dans son ensemble, est entré avec ardeur dans l’application du Concile.Dès avant la fin du Concile nous avons commencé à réformer notre liturgie dans la ligne de la Constitution Conciliaire sur la Liturgie votée au cours de la première session.Puis, toute la révision de nos structures et de nos Constitutions a été une réponse aux orientations données par le Décret sur la vie religieuse.Un peu plus tard nous nous sommes engagés aussi, à la demande du Saint Siège, dans le dialogue interreligieux en réponse à la Déclaration conciliaire Nostra Aetate.

Les débuts de ce renouveau conciliaire ne furent pas toujours faciles.On l’a vu ces jours-ci dans la lecture (au réfectoire) de la section de l’Histoire contemporaine de notre Ordre racontant les crises de conscience de Dom Ignace Gillet, qui se rattachait évidemment, dans sa vision ecclésiale, à la minorité qui se sentait déstabilisée par toutes les orientations nouvelles.

Il faut dire en effet que même si tous les textes conciliaires ont été votés avec une majorité écrasante, il y a toujours eu, tout au long du Concile, une minorité dont la sensibilité religieuse et ecclésiale allait dans un sens opposé.Et ce qui est triste est que cette minorité n’a cessé par la suite d’être active.

L’expression la plus visible et la plus dramatique de cette opposition fut évidemment celle de Mgr. Marcel Lefebvre, qui lorsqu’il était étudiant au Collège Français de Rome, en 1926, faisait déjà partie, avec le Supérieur du Séminaire, l’abbé Henri Le Floch, d’un groupe qui s’opposait à Benoît XV pour défendre l’Action française et les idées de Maurras et Daudet. C’est dans ce contexte que Lefebvre développa une idée qui restera au coeur de sa pensée tout au long de sa vie : à savoir, que le progrès de la foi chrétienne exige, dans l’Église comme dans la société, une forme monarchique de gouvernement et donc un pouvoir autoritaire.Toute approche conciliaire, synodale ou collégiale lui apparaissait donc inacceptable.Il est intéressant que se trouvait au Séminaire français, en même temps que Lefebvre un autre étudiant qui ne partageait pas ces idées et dont la carrière ecclésiastique serait toute différente : Léon-Étienne Duval qui deviendrait plus tard le célèbre archevêque d’Alger.

On sait comment Lefebvre ordonna quatre évêques sans l’accord de Rome, en 1988, encourant comme eux une excommunication latae sententiae.L’avenir nous dira comment il faut interpréter le fait que cette excommunication ait été levée la veille même du 50ème anniversaire de l’annonce du Concile, sans que les évêques concernées (Lefebvre est déjà décédé depuis quelques années) aient dû manifester leur acceptation du Concile.Benoît XVI voit évidemment dans ce geste un effort vers le retour à la pleine unité ; eux y voient certainement une victoire de leur cause.Prions pour que les faits donnent raison à Benoît XVI.

Armand VEILLEUX

4 janvier 2009 : Solennité de l’Épiphanie

Chapitre à la Communauté de Scourmont

S’ouvrir à la lumière

Les deux premiers chapitres de Luc nous ont accompagnés dans la liturgie et sans doute dans notre lectio divina personnelle, tout au long des dernières semaines, et ils seront l’objet de notre retraite annuelle qui commence aujourd’hui. J’ai souvent insisté dans mes commentaires sur la richesse symbolique de ces chapitres qui sont non pas une chronique d’histoire mais une présentation théologique très profonde.Il en va de même des deux premiers chapitres de Matthieu, et surtout du deuxième concernant la visite des mages, le martyre des enfants de Bethléem et la fuite en Égypte.

Il y a deux thèmes qui parcourent les trois lectures de la Messe d’aujourd’hui, eux de la lumière et de l’universalité. Je traiterai du thème de l’universalité dans l’homélie.Parlons pour le moment un peu du thème de la lumière.

La première lecture (que nous venons d’entendre à Laudes) est constituée des premières strophes d’un long poème tirée du Livre d’Isaïe.Durant l’Avent nous avons lu plusieurs poèmes de ce Livre, surtout des Chapitres appelés le Deuxième Isaïe et spécialement ceux appelés le Livre de la Consolation d’Israël.Le poème d’aujourd’hui est tiré de la section appelée le Troisième Isaïe.Nous sommes alors environ deux siècles après le premier Isaïe, après le retour des Juifs de l’exil en Mésopotamie.Jérusalem est alors une toute petite ville qui commence à peine à se reconstruire sur ses ruines.Alors, les disciples des disciples d’Isaïe s’efforcent de faire revivre sa vision et annoncent le jour où cette petite ville sera le centre du monde, tout illuminée de la gloire de Dieu, et où l’on viendra de toutes les nations vers sa lumière.

Saint Paul, dans sa Lettre aux Ephésiens, reprend le même thème.La mission qu’il a reçue, qui lui a été révélée, est celle d’annoncer que le salut apporté par le Christ n’est pas destiné à un seul peuple, mais à toutes les nations. Le salut n’est pas dans l’appartenance à un peuple, mais dans une relation personnelle avec le Christ Jésus, qui fait de nous des fils participant au même héritage et formant donc tous une grande famille, un nouveau peuple.

Dans le récit évangélique des mages venus d’Orient, ce thème de la Lumière est exprimé symboliquement.Réalisant la prophétie du Troisième Isaïe, ces mages (peu importe s’ils étaient deux ou trois, ou cinq ou plus) viennent d’Orient (et peu importe aussi de quel(s) pays ils viennent) et ils veulent adorer le roi des Juifs, car ils ont vu se lever son étoile.

L’Évangile ne dit pas, en effet, combien de mages il y avait ; mais dès le deuxième siècle on a commencé à considérer qu’ils étaient trois, à partir des trois présents mentionnés dans le texte de Matthieu. Puis, à partir du 6ème siècle, on les a pris pour des rois, et on a même décidé de quel pays ils étaient, puis on les a baptisés : Melchior, roi de Perse ; Gaspar,roi d’Arabie et Balthasar, roi de l’Inde. Un peu plus tard, au 8ème siècle, Bède le Vénérable leur a fait représenter plutôt les trois continents connus à l’époque : l’Europe, l’Asie et l’Afrique et alors les peintres ont commencé à donner à chacun la couleur de la peau correspondant à cette provenance supposée.Enfin, au 12ème siècle, les Croisés, qui ont ramené d’Orient les reliques les plus invraisemblables, ont, bien sûr, ramené aussi les ossements des trois rois mages, qui furent d’abord vénérés à Milan et qu’on peut aujourd’hui aller vénérer à Cologne, si le coeur nous en dit.

Mais revenons à l’étoile et au thème de la lumière : Cette étoile – ou cette lumière – qui les avait guidés jusqu’à Jérusalem, les a quittés dès qu’ils ont demandé à Hérode où était né ce roi et qu’Hérode l’eut demandé aux chefs des prêtres et aux scribes. On retrouve ici en Matthieu, comme dans les deux premiers chapitres de Luc, un récit symbolique dont le but est d’annoncer ce qui va se passer par la suite : les autorités du peuple juif et les autorités romaines complotent déjà ensemble la mort de Jésus.Dès qu’ils quittent ce monde de la politique locale, plein de confusion, les mages voient de nouveau l’étoile qui, tout d’abord, leur donne une grande joie puis les guide vers une maison (il n’est pas dit où se trouvait cette maison – cela n’est pas important) où ils voient l’enfant (qui n’a pas encore de nom, puisque, théoriquement, c’est avant la circoncision, jour où il recevra son nom) et sa mère. De nouveau ils accomplissent la prophétie d’Isaïe en se prosternant en signe de respect et en offrant leurs présents.Puis, leur mission prophétique étant terminée, ils quittent le décor et retournent chez eux.

L’objet de cette fête est, pour nous, de rendre grâce à Dieu de trois choses :

a) d’avoir envoyé son Fils en notre monde comme Lumière ;

b) d’avoir fait de lui la lumière de toutes les nations et non seulement d’un peuple

c) de nous avoir donné, à chacun de nous, la grâce de recevoir cette lumière.

Ce récit, selon plusieurs exégètes, a aussi un arrière-fond historique dans l’Église primitive où il a été rédigé. On y trouve la réaction de l’Évangile de Matthieu face à la conscience de leur supériorité raciale que démontraient les chrétiens d’origine juive de Syrie où fut écrit cet Évangile.Devant cet orgueil et cet exclusivisme hérités de l’Ancien Testament, l’Évangile invite à reconnaître le « roi des juifs » dans un petit enfant nu, déposé dans une mangeoire.Matthieu le fait reconnaître non par les puissants aussi bien laïcs que religieux d’Israël, mais par des « étrangers » venant de loin et exerçant une profession méprisée, celle d’astrologues.

On pourrait dire, entre parenthèse, que l’attitude de l’État moderne d’Israël à l’égard des Palestiniens comporte le même sens de supériorité et le même mépris qui s’exprime ces jours-ci dans un débordement de violence qui atteint la démence. (Les exégètes considèrent que s’il y a eu vraiment un massacre des enfants de moins de deux ans dans le petite bourgade de Bethleem, le chiffre n’a pas dû dépasser le nombre de 15 – or plus de 75 enfants ont été tués ces derniers jours dans la bande de Gaza, sur un total de plus de 400 victimes – et ce n’est pas fini).

Il ne faut cependant pas trouver trop facilement de bouc émissaire. À notre époque, dans tous nos pays, se généralise à nouveau une méfiance grandissante à l’égard de l’ « étranger » et de quiconque est « différent ». Ce récit prend donc une signification tout à fait actuelle.Il nous montre que lorsque nous nous fermons à l’étranger et surtout lorsque nous voulons réduire le monde aux limites de nos croyances et de nos appartenances, nous reproduisons aussi bien l’attitude d’Hérode que celle des prêtres et des scribes d’Israël – ou celle des Nazis à l’égard des Juifs, ou celle de l’État actuel d’Israël à l’égard des Palestiniens.

Ouvrons-nous donc à toutes les épiphanies ou manifestations de Dieu, dont la lumière nous conduira toujours à l’universalité et au respect de l’autre.

1 février 2009 – 4ème dimanche ordinaire « B »

Chapitre à la Communauté de Scourmont

Le souci des affaires du Seigneur (1 Co 7, 32-35)

Depuis le début de la série des dimanches du temps ordinaire, nous lisons la première lettre de Paul aux Corinthiens. Puis, à partir du 7ème dimanche, ce sera la deuxième aux Corinthiens (mais cette année, ce sera le carême tout de suite après le 7ème dimanche ordinaire).

Corinthe est l’une des communautés évangélisées par Paul, qui y prêcha la bonne nouvelle durant les années 50-52. Un peu comme Alexandrie, en Égypte, Corinthe était une grande métropole très cosmopolite, où se retrouvaient toutes les influences philosophiques et théologiques de l’époque.Ce contexte représentait un défi extrêmement intéressant à l’inculturation de l’Évangile.On y trouvait une minorité de personnes très riches qui pouvaient se consacrer entièrement à la recherche du plaisir et une grande majorité de pauvres.Les historiens disent que les deux-tiers de la population (d’un demi-million de personnes) étaient constitués d’esclaves.

Dans ce qu’on appelle la 1ère aux Corinthiens (mais qui n’est pas la première, puisque Paul y fait allusion à une autre lettre qu’il leur avait écrite, et qui n’a pas été conservée), Paul répond à plusieurs questions que lui avaient posées les Corinthiens, en particulier sur des problèmes de morale sexuelle et d’ascétisme.L’une des difficultés que signalent tous les exégètes dans l’interprétation de cette lettre est qu’il est souvent difficile de voir, dans certaines affirmations, s’il s’agit de la pensée de Paul, ou s’il cite des affirmations de ses correspondants, pour y répondre ensuite.

Il y avait certainement dans la grande ville cosmopolite qu’était Corinthe des situations d’immoralité sexuelle auxquels étaient confrontés les Chrétiens ;mais il y avait aussi chez les Chrétiens des courants d’ascétisme radical qui considéraient comme péché toute activité sexuelle, même à l’intérieur du mariage.Ces courants se rattachaient évidemment au grand mouvement gnostique, profondément dualiste, pour qui tout ce qui était matériel, et surtout ce qui était d’ordre sexuel, dépendait d’un principe du mal opposé au principe du bien.C’est dans ce contexte que Paul s’efforce de faire comprendre d’une part la légitimité du mariage chrétien et, d’autre part, les motivations proprement chrétiennes du célibat pour ceux qui en ont la grâce ou y sont appelés.

Dans le bref texte que nous lisons aujourd’hui Paul met en parallèle les « soucis » différents de la personne mariée et ceux du (ou de la) célibataire.Il ne faut surtout pas donner au mot « souci » un sens négatif (comme si les avantages du célibat consisteraient à ne pas avoir tous les problèmes des gens mariés !).Le mot grec utilisé (merimna) peut avoir en effet un sens négatif, mais il a souvent chez saint Paul un sens positif, celui du souci que l’on se fait pour une personne qu’on aime.Ainsi, en 1Cor 12, 25, il parle du commun souci qu’ont les uns pour les autres les membres d’un même corps.De même il écrit aux Philippiens (2,20) qu’il leur envoie Timothée, parce qu’il n’a personne d’autres qui partage le souci qu’il a pour eux.

Dans ces quelques versets (qui constituent la deuxième lecture de la Messe d’aujourd’hui) Paul souligne les caractéristiques différentes de la vocation de la personne mariée et de celle qui a choisi le célibat.Dans les deux cas il s’agit de « souci » au sens le plus positif du mot : pour la personne mariée il s’agit du souci qu’elle doit avoir pour son conjoint ou sa conjointe et de leurs besoins communs ; et, pour elle, c’est dans ce souci que s’incarne son amour de Dieu.Dans le cas du célibataire, il est appelé à vivre son amour de Dieu en s’attachant au Seigneur sans partage.C’est là, comme nous l’avons souvent vu, le sens premier du mot « moine » et de la vie monastique : une vie qui n’a qu’un but, qu’un amour, qu’une recherche.Il s’agit d’un effort constant pour conserver la grâce d’un coeur unifié.Il s’agit en effet d’une grâce, et non de quelque chose à laquelle nous puissions arriver par nous mêmes.C’est la grâce que nous demandons dans le psaume 85 (86), 11 : « Seigneur... unifie mon coeur pour qu’il craigne ton nom ». (Dans le texte hébreu ce verbe « unifie » est de la racine yahid, d’où vient le nom syriaque du moine dans l’Église primitive : le ihidaya.).

Mais, attention, lorsque Paul parle d’un coeur non divisé, il ne parle pas d’une sorte d’amour abstrait, coupé des réalités terrestres dans lesquelles nous vivons. Il dit que la personne célibataire « a le souci des affaires du Seigneur ».Ce qui veut dire que l’unique amour du Seigneur, dans la vie concrète de tous les jours, s’incarne dans un souci, dans une attention, non seulement au Seigneur, mais aux affaires du Seigneur.C’est donc le souci de Marthe aussi bien que celui de Marie.Les affaires du Seigneur, dans la vie concrète, sont les besoins de nos frères, qui sont pour nous la présence visible du Seigneur. Et cela nous ramène à la dimension communautaire de toute vie chrétienne et de notre vie monastique en particulier.

C’est à travers le souci que nous avons pour les affaires du Seigneur, c’est-à-dire pour les besoins concrets de nos frères, avec qui nous vivons, et de l’Église et du monde, que nous sommes « attachés au Seigneur sans partage » (1 Cor. 7, 35).

Armand Veilleux

Chapitre du 27 décembre 2009

Père Charles Dumont

La plupart d’entre vous avez vécu avec Père Charles depuis beaucoup plus longtemps que moi et l’avez donc connu mieux que moi.Je voudrais quand même apporter mon propre témoignage à sa mémoire.

D’abord quelques dates : il est né en 1918, quelques jours avant l’armistice qui mit fin à la première Guerre Mondiale.Sa mère mourut d’une façon inattendue au cours d’une opération chirurgicale, alors qu’il avait neuf ans.Cette séparation le marqua profondément.Dans ses poèmes il parle souvent de sa mère et le thème de la mort revient assez constamment, quoique toujours avec une note de grande sérénité.

Il entra à Scourmont en 1941 et fut ordonné prêtre en 1950.La même année il fut envoyé aider la fondation de Caldey, où il resta 10 ans.

Avant son entrée au monastère son père, qui était dans l’industrie du textile, l’avait envoyé étudier l’anglais en Angleterre.Cette connaissance de l’anglais allait jouer un rôle important dans sa vie au sein de l’Ordre.D’abord l’Abbé Général, Dom Gabriel Sortais, l’utilisa comme traducteur dans ses visites des monastères des Iles Britanniques ; puis l’abbé de Melleray pour ses Visites Régulières en Amérique.Ce fut l’occasion pour Père Charles de découvrir l’Amérique et pour l’Amérique de découvrir Père Charles.

On commença aussi à mieux le connaître dans l’Ordre à partir de 1963 lorsqu’il devint rédacteur en chef des Collectanea en remplacement de Dom André Louf, qui venait d’être élu abbé du Mont-des-Cats.

Mon premier contact personnel avec Père Charles fut en 1971 lorsqu’il vint participer au deuxième Symposium Cistercien (organisé par Père Basil Pennington), et qui se tint à l’abbaye d’Oka, près de Montréal. Avant ce Symposium j’avais invité Père Charles à venir à Mistassini, et je le conduisis de Mistassini à Saint-Romuald (N.D. du Bon Conseil) puis à Oka, en passant par le monastère bénédictin de Saint-Benoît du Lac.Cela nous permit de nombreuses heures de conversation en cours de route.

L’influence de Père Charles dans l’Ordre s’inscrivit dans la ligne d’évolution commencée par Dom Anselme Le Bail.Ce dernier avait fait redécouvrir à l’Ordre saint Bernard et les Pères cisterciens.Il avait aussi aidé à comprendre l’importance d’une solide formation, spécifiquement cistercienne. Quant à Père Charles, à travers, en particulier, les trimestres de formation pour les Maîtresses des novices, qui se tinrent à Laval puis à Chimay, à partir de 1972, il conduisit une très grand nombre de moniales, et aussi de moines, à la connaissance et à l’amour de nos Pères Cisterciens et de leurs écrits.

Avec sa sensibilité de poète et son attrait pour la philosophie, il avait un don particulier pour une vertu tout à fait cistercienne : l’amitié, comme l’un de ses amis, Thomas Merton, mais de façon différente de ce dernier.Merton, dans son ermitage à Gethsemani, recevait la visite de grandes personnalités qui établissaient souvent avec lui des liens d’amitié qui duraient.Père Charles avait une amitié beaucoup plus large, qui englobait un grand nombre de moines et moniales « ordinaires » et de personnes de l’extérieur qui trouvaient grand profit à échanger avec lui et à apprendre de son expérience et de sa sagesse.

Personnellement, avec presque vingt ans plus jeune que Père Charles, j’appartenais à la génération de ceux qui, au-delà des Pères cisterciens et même de saint Benoît, s’étaient efforcés de redécouvrir l’esprit du cénobitisme chrétien primitif (à l’époque où beaucoup d’autres s’accrochaient à la redécouverte de la spiritualité anachorétique du désert). J’appartenais aussi à la génération qui, dans la foulée de Vatican II, sentait le besoin d’inculturer la tradition ancienne dans la monde contemporain.Sur ce point nos vues divergeaient.C’est ainsi que la Nouvelle Revue Théologique publia en 1977 la traduction française d’une conférence sur le rôle de la sous-culture monastique dans la formation du moine, que j'avais donnée à un Symposium en Australie la même année.Père Charles réagit assez fortement à cette approche dans la conférence qu’il donna aux Maîtresses des Novices à Laval en 1979.Heureusement ( !) je ne découvris ses commentaires que plus de dix ans plus tard et Père Charles m’assura alors que sa pensée avait évolué et que sa position sur ce point était devenue plus nuancée. Cela n’empêcha pas notre amitié de se maintenir.

D’avoir été l’abbé de Père Charles a été pour moi une grâce. Au cours des onze dernières années, notre relation a évolué.

Peu après mon arrivée à Scourmont, il me donna une copie de son beau livre sur la sagesse cistercienne selon saint Bernard, qui venait de paraître, avec cette dédicace gentille, mais un peu « standard » :

« À Dom Armand Veilleux, en reconnaissance de son labeur pour l’Ordre, spécialement d’être aujourd’hui Abbé de Scourmont, cet écho lointain de l’enseignement de Dom Anselme Le Bail qui représentait la voix de S. Bernard.fr Charles Dumont, toussaint 1998 »

En 2007, lorsque parut sa biographie en anglais, rédigée par soeur Elizabeth Connor, il m’en donna une copie, le jour-même où il la reçut, avec cette dédicace beaucoup plus incisive :

« To Abbot

fr Charles »

J’y ai évidemment vu tout de suite une application de la recommandation de saint Benoît à la fin de sa Règle (c. 73) : « Ils aimeront leur abbé d’un amour humble et sincère. »

Récemment, lorsque je suis parti pour un voyage imprévu et rapide en Afrique, alors qu’il s’approchait visiblement de la fin, je l’ai embrassé en lui disant : « Attendez-moi !».Il m’a obéi. Durant les derniers jours de mon absence, il demanda souvent quandest-ce que reviendrait le père abbé.J’ai ainsi pu être à ses côtés le matin de Noël, au moment où il rendit sereinement son dernier souffle à son créateur.

Ces sentiments « filiaux » chez un maître spirituel nonagénaire sont évidemment tout à son honneur !

Je reviendrai dans l’homélie des funérailles sur d’autres aspects du message que nous laisse Père Charles.

Armand Veilleux

Chapitre du 15 février 2009
6ème dimanche ordinaire « B »

Pour la plus grande gloire de Dieu

C’est toujours saint Paul, avec sa Première Lettre aux Corinthiens, qui nous accompagne à la deuxième lecture de l’Eucharistie en ces derniers dimanches avant le Carême.Voici le texte d’aujourd’hui :

Première lettre de saint Paul Apôtre aux Corinthiens (1Co 10, 31-33; 11, 1)

Frères, tout ce que vous faites : manger, boire, ou n’importe quoi d’autre, faites-le pour la gloire de Dieu.
Ne soyez un obstacle pour personne, ni pour les Juifs, ni pour les païens, ni pour l'Église de Dieu.
Faites comme moi : en toutes circonstances je tâche de m'adapter à tout le monde ; je ne cherche pas mon intérêt personnel, mais celui de la multitude des hommes, pour qu'ils soient sauvés.

Prenez-moi pour modèle ; mon modèle à moi, c'est le Christ.

Ce bref texte, composé de quatre phrases lapidaires, conclut un long développement sur la légitimité ou non-légitimité pour des Chrétiens de manger des viandes qui avaient été sacrifiées à des idoles.Dans cette conclusion Paul s’élève et essaie d’élever ses lecteurs au-dessus de la bête question de casuistique qui lui avait été proposée.

Le problème que se faisaient certains – ou plutôt faisaient aux autres, dans bien des cas – à Corinthe, n’était pas celui de la participation directe à des liturgies païennes. C’étaient plus simple que cela.Les viandes immolées dans les sacrifices aux dieux païens étaient ensuite emmenées à la maison ou vendues au marché comme nourriture ordinaire.Pour certains convertis, ces aliments étaient devenus impurs parce qu’ils avaient été immolés aux idoles.Cela pouvait devenir tout un problème lorsqu’on était invité chez un ami païen de savoir si la viande qu’il nous servait à manger provenait des restes d’un sacrifice ou non ; de même pour la viande qu’on trouvait à acheter au marché.

L’attitude de Paul est très équilibrée.Ces nourritures, pour lui, sont des nourritures comme toutes les autres.Les dieux auxquels elles ont été offertes n’existent pas !Vous pouvez en manger sans problème. Par ailleurs, comme cela faisait vraiment problème à plusieurs, il fallait savoir respecter leur sensibilité ; et donc savoir s’en abstenir en certaines circonstances, pour ne pas troubler les autres.

C’est à la fin de son long développement sur ce sujet que Paul élargit les horizons et conclut d’une façon très générale. Dans tout ce que vous faites, dit-il, qu’il s’agisse de manger ou de boire, ou de n’importe quoi d’autre, agissez toujours pour la plus grande gloire de Dieu.Ad maiorem Dei gloriam, selon la traduction latine de la Vulgate.(Cette expression me rappelle bien des souvenirs, car durant mes humanités [dans les années 1950...], nous mettions A.M.D.G. à la fin de tous nos devoirs latins ou grecs (et je n’ai pourtant pas étudié dans une école de Jésuites !).

La première partie de la réponse globale de Paul aux Corinthiens estque Dieu ne s’intéresse aucunement de leurs arguties et que ce n’est pas manger ceci ou non, boire cela ou non, qui l’intéresse.Dieu n’en a cure.Mais il n’y a pas que Dieu, il y a aussi nos frères ; et c’est pourquoi il ajoute la seconde phrase : « Ne soyez un obstacle pour personne, ni pour les Juifs, ni pour les païens, ni pour l'Église de Dieu. »Cela revient à ce qu’il avait dit plus haut : « Tout m’est permis, mais tout n’est pas opportun ».Autrement dit, en tout ce que nous faisons, nous devons tenir compte des réactions que nos actions – ou nos abstentions – peuvent avoir sur les autres.L’amour de Dieu ne peut se séparer de l’amour du prochain. Et l’amour implique le respect de la sensibilité des autres, même lorsque cette sensibilité nous paraît exagérée ou mal placée.

Paul, venu du judaïsme et converti radicalement au message de Jésus, se sentait totalement libre à l’égard de toutes les obligations auxquelles il s’était soumis dans le judaïsme.En même temps, était très compréhensif à l’égard des autres convertis qui avaientun besoin psychologique de garder des attaches culturelles ou même cultuelles avec leur passé ; par ailleurs il devenait intransigeant à l’égard des intransigeants, c’est-à-dire de ceux qui voulaient imposer aux autres leur sensibilité, en particulier les convertis du judaïsme qui voulaient imposer à ceux venus du paganisme les coutumes juives.

Paul appelle les Corinthiens à l’imiter. « Soyez mes imitateurs », leur dit-il, dans une de ces interpellations qui lui étaient familières et qui ressemblent à des bravades.Mais il rétablit tout de suite la situation en ajoutant : « comme je suis moi-même imitateur du Christ ».Le modèle, ce n’est pas lui ; c’est le Christ, qui, tout au long de l’Évangile, s’efforce de libérer ceux qu’il rencontre des liens et des chaînes que leur ont imposés les hommes, prétendument au nom de Dieu.

Tout cela devrait éclairer un peu la situation que nous vivons actuellement dans l’Église, en particulier toute la tragi-comédie qui s’est développée ces derniers mois autour du petit groupe de personnes rattachées à feu Mgr. Lefebvre.

Dans l’Église primitive il y a eu des tensions très fortes non seulement entre les fidèles, mais aussi entre les pasteurs, comme c’est normal entre personnes qui osent être différents et s’acceptent comme différents.Il y eut des dangers de schismes et parfois des schismes ;mais ces divisions – ces schismes, si on veut les appeler ainsi – n’étaient pas au sujet de grandes vérités de la foi, c’est-à-dire au sujet de l’enseignement de Jésus sur son Père.Il s’agissait de conflits entre des sensibilités différentes.

Il en va de même de nos jours dans notre Église.Face à l’événement Vatican II, on a parfois l’impression qu’un schisme est en train de se créer entre ceux dont toute la sensibilité ecclésiale et humaine se retrouve dans les grandes orientations de ce Concile et ceux dont la sensibilité religieuse et parfois politique est choquée par ces mêmes orientations. Y a-t-il de quoi faire tant de bruit ?

Je crois que si Paul revenait il dirait : « Qu’est-ce que ça peut bien faire à Dieu que vous le priiez en latin ou dans votre langue, que le prêtre qui préside la célébration de la mémoire de son Fils, le fasse en se tournant vers ses frères ou en se tournant vers l’autel ; que le célébrant porte une chasuble gothique ou romaine ou baroque avec beaucoup de dentelle, ou n’en porte pas du tout ? ». Tout cela est totalement indifférent à Dieu, qui doit d’ailleurs prendre plaisir à cette variété de sensibilités et des tempêtes dans des verres d’eau qu’elles provoquent. La seule chose que Dieu veut de vous, dirait Paul, est que vous vous acceptiez dans vos différences et permettiez à chacun d’avoir ses sensibilités, mais sans jamais imposer les vôtres aux autres, que vous soyez ou non détenteur d’autorité.

Et c’est cette attitude que Paul nous invite à avoir dans tous les éléments de notre vie.C’est uniquement sur une telle attitude de respect mutuel que peut se bâtir une petite communauté monastique comme la nôtre, ou la grande communauté ecclésiale qu’on appelle l’Église.

21 décembre 2008 – 4ème dimanche de l’Avent « B »

Chapitre à la Communauté de Scourmont

Le Mystère caché dans le Silence

Durant le Temps de l’Avent, nous n’avons pas une lecture suivie comme deuxième lecture à la Messe.La lecture de chaque dimanche est tirée d’un Livre différent du NT, et en ce quatrième dimanche, nous avons la conclusion de la Lettre de Paul aux Romains.Il s’agit d’une doxologie qui vient après toutes les salutations finales de Paul.Il n’y a pas lieu de s’attarder pour le moment sur toutes les questions de caractère exégétique que pose ce texte.Il est assez généralement admis qu’il s’agit d’un texte ajouté à la lettre à une époque ultérieure à sa première rédaction, mais il est également admis que ce texte est dans l’esprit et le style de Paul.Arrêtons-nous à son contenu.

Lettre de saint Paul Apôtre aux Romains ( 16, 25-27)

Gloire à Dieu, qui a le pouvoir de vous rendre forts conformément à l’Évangile que je proclame en annonçant Jésus Christ. Oui, voilà le mystère qui est maintenant révélé : il était resté dans le silence depuis toujours,
mais aujourd'hui il est manifesté. Par ordre du Dieu éternel, et grâce aux écrits des prophètes, ce mystère est porté à la connaissance de toutes les nations pour les amener à l'obéissance de la foi.
Gloire à Dieu, le seul sage, par Jésus Christ et pour les siècles des siècles. Amen.

Il s’agit donc d’une doxologie, c’est à dire d’une sorte de proclamation à la gloire de Dieu.Aussi bien la première que la dernière phrase commencent par les mots « Gloire à Dieu ».Comme dans toutes les doxologies, on commence par énumérer l’un ou l’autre des attributs divins qui nous portent à lui rendre gloire.Le dernier verset dit « Gloire à Dieu, le seul sage ».En ces quelques mots est résumé tout le thème de la Sagesse divine. Dieu est dit « le seul sage », parce qu’il est la Sagesse même et que de Lui vient toute sagesse.Ces simples mots évoquent tout l’enseignement de la Bible sur la Sagesse divine.C’est le propre de la lecture de la Bible qu’on appelle de nos jours « lectio divina », et qui suppose une connaissance globale de la Parole de Dieu, de faire en sorte qu’une seule parole ou une seule phrase de l’Écriture nous éveille, dans l’admiration, à tout l’enseignement de la Bible sur une question déterminée ou sur une dimension de la divinité ou de l’histoire du Salut.

Dans le premier verset, Paul dit « Gloire à Dieu, qui a le pouvoir de vous rendre forts (ou de vous affermir).Le mot « pouvoir » n’est peut-être pas une traduction heureuse du mot grec dunamis, qui ne signifie pas le « pouvoir » dans le sens actuel du mot, mais bien la puissance – non pas une puissance par laquelle Dieu s’imposerait à nous mais une puissance par laquelle il nous affermit, il nous rend forts selon l’Évangile. C’est-à-dire qu’il nous rend capables de vivre selon cet Évangile.

La traduction « conformément à l’Évangile que je proclame en annonçant Jésus-Christ » est certes élégante, mais ne traduit pas la force du texte original. Dans une traduction plus littérale Paul dit : « selon mon Évangile, l’annonce de Jésus-Christ ». Et cela est très important.Paul revient souvent sur cela. Il n’y a pas plusieurs Évangiles, plusieurs Bonnes Nouvelles. Il n’y a qu’un Évangile – le sien.Et cette Bonne Nouvelle consiste à annoncer Jésus-Christ.

Cela nous ramène à l’essentiel.C’est important comme orientation de toute l’activité missionnaire de l’Église, et c’est important pour notre compréhension de la vie monastique et de la formation monastique.L’Église est toujours tentée de s’annoncer elle-même, de proclamer sa doctrine dogmatique et son enseignement moral.Tout cela est important, mais ne peut être le coeur de son message. Le coeur de son message c’est d’annoncer Jésus-Christ. Tout le reste est une conséquence de cette annonce.

Ainsi, dans la vie monastique. On parle beaucoup dans notre Ordre actuellement, et avec raison, de « formation monastique ».On pense alors facilement à des sessions et à des cours sur la tradition monastique, sur la spiritualité monastique, sur les « valeurs » monastiques ou cisterciennes, sur la façon de vivre la prière monastique, le silence monastique, le travail monastique ; sur l’obéissance, la chasteté, la conversion, etc.Tout cela est important.Mais le but de tout cela est de nous conduire à une union personnelle avec Jésus-Christ.C’est ce que saint Benoît rappelle de temps à autre dans sa Règle par une petite phrase comme : « Ne rien préférer à l’amour du Christ ».

Ce que Paul annonce, il le résume dans un mot : le Mystère.Ce mystère était demeuré caché au sein du silence – le silence de Dieu – depuis toujours, même si les prophètes l’avaient laissé entrevoir.Aujourd’hui, il s’est révélé, dans la personne de Jésus-Christ.Et il est porté à la connaissance de toutes les nations.

C’est ce mystère que nous célébrons liturgiquement en ces derniers jours de l’Avent et que nous célébrerons d’une façon plus particulière le Jour de Noël.La dévotion populaire et les traditions folkloriques nous ont habitués à toutes sortes de récits entourant la naissance du Christ. Tout cela peut être bon et utile pour nous conduire au mystère.Mais tout cela serait inutile si nous nous y arrêtons.Les sentiments de joie, de souvenirs des Noëls de notre enfance, etc. bons... mais ne sont vraiment utiles que dans la mesure où il nous conduisent à ce silence de Dieu dans lequel le Mystère réside depuis toute l’éternité et où nous pourrons nous unir à Lui pour toute l’éternité.

Et cette doxologie se conclut, comme toutes nos prières par la formule : « par Jésus Christ et pour les siècles des siècles. Amen ». C’est que toutes nos prières, qu’elles soient de louange ou de demande, doivent être adressées à Dieu, par son Fils, dans leur commun Esprit.

Armand VEILLEUX