14 décembre 2008 – 3ème dimanche de l’Avent

Chapitre à la Communauté de Scourmont

Soyez toujours dans la joie

Dans l’Évangile d’aujourd’hui Jean indique aux prêtres et aux lévites qui ont été envoyés de Jérusalem pour lui demander qu’il il est, qu’il y a parmi ses disciples (litt. parmi ceux « qui viennent après lui ») quelqu’un de plus grand que lui, qui est le Messie attendu. Et la première lecture, tirée d’Isaïe comme c’est le cas depuis le début de l’Avent, nous trace une admirable image de celui que Dieu a consacré par onction et a envoyé « pour porter la bonne nouvelle aux pauvres, guérir ceux qui ont le coeur brisé, etc. »

Entre ces deux lectures, il y a celle de Paul.Ce qu’il écrit aux Thessaloniciens pourrait tout aussi bien nous être adressé à nous aujourd’hui.Essayons d’écouter ses recommandations dans notre contexte actuel.

Première lettre de saint Paul Apôtre aux Thessaloniciens (1Th 5, 16-24)

16i  Frères, soyez toujours dans la joie
17  priez sans relâche,
18  rendez grâce en toute circonstance : c'est ce que Dieu attend de vous dans le Christ Jésus.
19  N'éteignez pas l'Esprit
20  ne repoussez pas les prophètes,
21  mais discernez la valeur de toute chose. Ce qui est bien, gardez-le
22  éloignez-vous de tout ce qui porte la trace du mal.
23  Que le Dieu de la paix lui-même vous sanctifie tout entiers, et qu'il garde parfaits et sans reproche votre esprit, votre âme et votre corps, pour la venue de notre Seigneur Jésus Christ.
24  Il est fidèle, le Dieu qui vous appelle : tout cela, il l'accomplira

Paul fait d’abord trois recommandations, en trois petites sentences brèves et lapidaires :

- soyez toujours dans la joie

- priez sans relâche

- rendez grâce en toute circonstance

il conclut ces trois recommandations en disant :

C’est ce que Dieu attend de vous dans le Christ Jésus

Tout d’abord, il est tout à fait extraordinaire de s’entendre dire que Dieu attend quelque chose de nous.Beaucoup de personnes vivent dans une sorte de dépression continuelle parce qu’elles ont l’impression que personne n’attend rien d’elles.Dans d’autres cas, on peut avoir l’impression que beaucoup de personnes attendent beaucoup de nous, mais ce qu’ils attendent de nous n’est pas ce que nous pouvons leur donner, ou en tout cas n’est pas ce que nous avons de meilleur à leur apporter.

Or, que nous soyons compris ou non par les hommes, que nous soyons estimés à notre juste mesure ou mésestimés, Dieu, qui nous connaît, puisque c’est lui qui nous a fait – qui nous a tissés (ou tricotés) dans le sein de notre mère, comme dit le psalmiste – attend quelque chose de nous.Et il attend cela « dans le Christ Jésus », c’est-à-dire, parce que son Fils éternel s’est incarné, qu’il est devenu l’un de nous, le premier né d’une multitude de frères, et qu’en Lui nous sommes tous devenus ses enfants.

Dieu attend donc quelque chose de nous.Et qu’attend-il ?On pourrait s’imaginer qu’il attend de nous que nous lui obéissions, que nous le craignions, que nous l’adorions.Or, ce que Dieu attend de nous, nous dit Paul, c’est que a) nous soyons toujours dans la joie, b) que nous priions sans relâche et que c) nous rendions grâce en toute circonstance. Arrêtons-nous à chacune de ces recommandations :

Soyez toujours dans la joie.Il ne s’agit évidemment pas d’une joie superficielle comme celle qu’on pourrait trouver en s’amusant de mille et une façons pour oublier ses problèmes.D’un point de vue tout à fait terre à terre, il semble qu’il n’y a souvent pas grand’ raison de se réjouir.La crise financière et économique actuelle ne réjouit personne – ni les riches qui ont presque tous perdu une bonne partie de leur fortune, ni les pauvres qui en souffrent le plus.L’avidité et la recherche effrénée du gain qui ont engendré cette crise ont aussi engendré toutes les guerres qui créent des souffrances inimaginables pour des millions de personnes, au Moyen-Orient et en Afrique.Dans l’Église, le vent de restauration qui souffre de plus en plus fort n’est pas de nature à engendrer la joie, sauf pour une minorité de nostalgiques.Ainsi, un monastère de notre Ordre, en Allemagne, vient de demander au Saint Siège et d’obtenir pratiquement par retour du courrier le « privilège » de revenir non seulement à la liturgie d’avant Vatican II, mais aux coutumes monastiques antérieures à tout le renouveau de notre Ordre plusieurs fois sanctionné par des approbations pontificales. Comme si tout ce renouveau conciliaire avait été erreur dont quelques « privilégiés » (car il s’agit d’un privilège) pouvaient en être dispensés.Humainement, il y a de quoi pleurer plutôt que de quoi se réjouir. Et dans chacune de nos vies personnelles, à tous les niveaux, il y a sans doute beaucoup de réalités qui ne portent pas à la joie.Et pourtant, la recommandation de Paul est claire et limpide : Soyez toujours dans la joie.

La deuxième recommandation nous indique déjà où peut être trouvée la source de notre joie :Priez sans relâche.Notre vie doit être une prière continuelle, c’est-à-dire une communion continuelle avec Dieu.Il ne s’agit évidemment pas de réciter sans cesse des prières, ou de se promener avec toujours un livre de prière ou un chapelet à la main.Il s’agit de faire de tous les moments de notre vie, nos moments de travail comme nos moments de lectio et nos célébrations de l’Office divin, des moments de communion avec Dieu.C’est dans cette communion même et non dans les diverses choses que nous faisons ou subissons, que nous trouvons la source de notre joie.

Et c’est en reconnaissant cela que nous pouvons rendre grâce en toute circonstance.

Le temps me manque pour commenter le verset suivant invitant à ne pas éteindre l’Esprit et à ne pas repousser les prophètes, mais à opérer un constant discernement.Ce discernement est aussi nécessaire aujourd’hui qu’à aucun autre moment de l’histoire de l’Église et de la Société.

Prions aussi pour que s’applique à chacun de nous la prière finale de Paul dans ce beau texte :

Que le Dieu de la paix lui-même vous sanctifie tout entiers, et qu’il garde parfaits et sans reproche votre esprit, votre âme et votre corps, pour la venue de notre Seigneur Jésus-Christ.

Nouvelles de nos monastères du Congo et du Rwanda

Le général rebelle Nkunda et sa petite armée assurait depuis quelques années une certaine sécurité dans la région du Masisi, car ses soldats sont beaucoup plus disciplinés que ceux de l’armée nationale.Pourquoi a-t-il soudain repris les combats, ne prétendant plus simplement défendre l’ethnie Tutsi dans les deux Kivus, mais remettant en cause la situation générale du pays ?C’est que les intérêts économiques des pays qui le supportent (plusieurs pays d’Europe et les USA, et non seulement le Rwanda et les autres pays voisins) voient leurs ambitions économiques menacées.Le Congo a passé ces dernières années de nombreux contrats avec la Chine pour l’exploitation des richesses minières du pays.Personne n’a démontré que ces contrats sont moins favorables au Congo que s’ils avaient été passés avec un pays d’Europe ou d’Amérique.Mais les prédateurs traditionnels du Congo n’acceptent pas qu’on leur enlève les droits d’exploiter qu’ils s’étaient eux-mêmes attribués.

Comme toujours c’est le petit peuple qui souffre.

Nos communautés de Mokoto (à Keshero, près de Goma) et de La Clarté-Dieu (près de Bukavu) continuent de vivre fidèlement leur vie monastique, quoique non sans une certaine crainte à peu près continuelle.Jusqu’ici aucune de ces deux communautés n’a été affecté directement par les combats, mais cette situation est pesante, psychologiquement.De plus, le prix des denrées a triplé en quelques semaines, accentuant la difficulté de gagner sa vie.

Armand Veilleux

16 novembre 2008 – 33ème dimanche ordinaire A

Chapitre à la Communauté de Scourmont.

Le Jour du Seigneur

En cette fin d’année liturgique, les textes bibliques que nous offre le lectionnaire de la Messe ont de plus en plus une saveur eschatologique.Ils nous parlent de la fin des temps.Il n’est pas toujours facile de savoir ce que signifie cette expression ; et cela n’est pas surprenant, car son sens n’est pas le même dans tous les écrits du Nouveau Testament et on sait qu’il a évolué au cours des premières générations chrétiennes y compris dans la pensée d’un même auteur, comme saint Paul, par exemple.

La deuxième lecture de la messe d’aujourd’hui est la dernière d’une série de lectures tirées de la 1ère lettre de Paul aux Thessaloniciens. Dans la seconde partie de cette lettre Paul donne aux Thessaloniciens une série de recommandations pour leur vie chrétienne, en particulier concernant la sexualité, l’exercice de la charité fraternelle et le bon ordre communautaire.Puis il parle de la venue du Seigneur et en tire un certain nombre de conséquences pour la vie du Chrétien.C’est la section de la Lettre que nous lisons aujourd’hui.

Première lettre de saint Paul Apôtre aux Thessaloniciens (1Th 5, 1-6)

Frères, au sujet de la venue du Seigneur, il n'est pas nécessaire qu'on vous parle de délais ou de dates.
Vous savez très bien que le jour du Seigneur viendra comme un voleur dans la nuit.
Quand les gens diront : « Quelle paix ! quelle tranquillité ! », c'est alors que, tout à coup, la catastrophe s'abattra sur eux, comme les douleurs sur la femme enceinte : ils ne pourront pas y échapper.
Mais vous, frères, comme vous n'êtes pas dans les ténèbres, ce jour ne vous surprendra pas comme un voleur.
En effet, vous êtes tous des fils de la lumière, des fils du jour ; nous n'appartenons pas à la et aux ténèbres.
Alors, ne restons pas endormis comme les autres, mais soyons vigilants et restons sobres.

Ce dernier verset (le verset 6) n’est que le début d’une série de recommandations que Paul considère comme des conséquences du fait que nous sommes non pas des enfants des ténèbres mais des fils de la lumière.

Les exégètes ont depuis longtemps analysé les conceptions de Paul sur la fin des temps et ont montré comment on peut suivre une évolution de ces conceptions dans les Lettres successives. Il y a évidemment des interprétations différentes d’un exégète à l’autre, mais il ne fait pas de doute pour personne qu’il y a eu une évolution constante chez Paul.Tout d’abord il pensait que le Seigneur reviendrait très rapidement. Puis, lorsque commencèrent à mourir des membres des communautés chrétiennes il se posa la question du sort de ceux qui seraient défunts lors du retour du Seigneur, et qui seraient différent du sort de ceux qui ne mourraient pas mais seraient transformés.Puis l’évidence s’imposa graduellement, que le retour ne serait pas dans l’immédiat.

On peut constater une évolution semblable dans les Synoptiques, correspondant à une évolution dans la Communauté chrétienne primitive. Et tout cela nous apporte une lumière très intéressante sur la nature de l’Écriture Sainte.Les textes du Nouveau Testament ne sont pas, comme on a pu le croire à une certaine époque et comme certains groupes fondamentalistes peuvent le croire encore aujourd’hui, des textes « dictés » par le Saint Esprit.Ils nous transmettent l’expérience spirituelle des auteurs de ces Livres.Ils sont la Parole de Dieu incarnée non seulement dans un langage humain, mais dans une histoire humaine.La Parole a été reçue par ces témoins, elle a façonné leur vie, leurs croyances, leurs attentes, en un mot leur expérience spirituelle.Et c’est cette expérience qu’ils nous transmettent et non une parole abstraite ou des textes qui leur auraient été « dictés ». La Parole de Dieu nous parvient toujours incarnée dans une expérience humaine liée à un contexte historique, social, psychologique ; et doit donc toujours être interprétée.

Dans le petit texte de Paul que nous avons ce matin, un mot est important, c’est le mot « jour ». Ce mot, typiquement évangélique, est plus important que les autres éléments empruntés par Paul à l’apocalyptique juive ambiante, qu’on retrouve dans les Synoptiques (et qu’on retrouvait aussi à Qumrân).« Vous savez bien – dit Paul – que le jour du Seigneur viendra... » Tout l’Ancien Testament était tendu vers la venue du Messie considérée comme « Le jour du Seigneur ».Dans le Nouveau Testament, la naissance de Jésus est vue comme la réalisation de cette attente ; mais en même temps toute la vie chrétienne est tendue vers un retour eschatologique, perçu d’abord comme imminent, puis perçu comme devant se manifester à la fin des temps – qui peut être très lointaine – puis enfin perçu comme un retour constant dans la vie de la communauté ; et l’on commence alors à parler du dimanche comme « Jour du Seigneur ».

Dans notre texte d’aujourd’hui Paul joue un peu sur les mots.Il dit d’abord que ce « jour » viendra comme un voleur dans la nuit.Il surprendra donc ceux qui vivent dans les ténèbres, qui se bercent d’une fausse paix.Mais vous, dit-il à ses Chrétiens, vous n’êtes pas dans les ténèbres.Ce jour ne vous surprendra donc pas. En effet, dit-il, nous n’appartenons pas aux ténèbres, mais à la lumière. Il convient donc que nous vivions non pas « endormis » comme les autres – c’est-à-dire les païens – mais éveillés, vigilants et sobres.

Nous retrouvons la même exhortation chez saint Benoît dès le début du Prologue de sa Règle – citant un autre texte de Paul (Rom. 13,11) : « Il est temps pour nous de sortir du sommeil ». On pourrait donc dire que la vie monastique est une vie constamment éveillée, constamment dans l’attente de ce « Jour » que non seulement nous attendons, mais dans la lumière duquel nous baignons. C’est pourquoi la prière continuelle – de jour et de nuit – est si importante pour nous.Elle est notre façon de vivre constamment à la lumière de ce « Jour » qui n’a pas de déclin.

Armand VEILLEUX

Chapitre du 19 octobre 2008

29ème dimanche « A »

Des vertus théologales incarnées

L’Évangile d’aujourd’hui, avec la recommandation de Jésus de « rendre à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu » est d’une actualité tout à fait spéciale en cette période de remous financiers où des fortunes se défont sur les terrains de jeu de la bourse.Mais je laisse à l’homéliste du jour de nous commenter cet évangile.

J’aimerais quand même revenir sur une réflexion de saint Augustin que nous avions ce matin dans la lecture du troisième nocturne, et qui se rapportait à cet évangile, même si c’était en réalité un commentaire du psaume 94 et non pas un commentaire de l’Évangile.

Augustin y fait un lien entre cette scène de l’Évangile et tout l’enseignement patristique, repris par les Cisterciens du 12ème siècle, sur le thème de la ressemblance. Ce thème est évidemment très cher à Augustin : nous avons été créés à l’image de Dieu et cette image est toujours présente en nous même lorsqu’elle a été déformée.D’habitude les Pères, y compris Augustin, disent que l’image a été recouverte par la boue de nos péchés, et qu’au fur et à mesure qu’elle est purifiée par la conversion et la miséricorde divine, elle apparaît de nouveau dans toute sa beauté originelle.Dans le commentaire du psaume 94, d’où était tirée la lecture d’Augustin que nous avons entendue ce matin, il utilise une autre image.Il dit que lorsque Dieu nous pardonne l’image perdue est recouvrée, qu’elle se renouvelle au fond de notre coeur, parce qu’elle est en quelque sorte resculptée sur le denier de notre âme.Et il continue en disant qu’alors est réalisée la parole de Jésus : « rendez à Dieu ce qui est à Dieu ».Nous sommes en effet alors « récupérés » (c’est le mot qu’il emploie) dans le trésor de Dieu.

Les réalités spirituelles ne peuvent jamais être décrites dans un langage abstrait, logique et exact.C’est le langage symbolique qui leur convient le mieux ; et saint Augustin est certainement l’un de ceux qui ont le mieux manié l’usage du symbole pour parler de Dieu et des réalités divines. Et ce qu’il dit ici de la conversion est tout à fait approprié au moment où nous commençons ce soir notre Visite Régulière, qui est un moment de conversion communautaire.

Prenons quand même un moment pour dire quelques mots de la seconde lecture de la Messe.Nous commençons aujourd’hui la lecture de la première Lettre de Paul à l’Église de Thessalonique. En principe c’est la Lettre de Paul qui devrait nous accompagner comme deuxième lecture jusqu’à la fin de l’année liturgique (mais cette année les texte du 31ème dimanche seront remplacés par ceux du 2 novembre et ceux du 32ème par les lectures de la Dédicace du Latran.

Thessalonique était une Église que Paul avait lui-même évangélisée, aux confins de l’empire romain d’Occident, mais dont il avait été chassé par les Juifs qui y avaient une très forte colonie.Il y était demeuré très attaché, et cet écrit a toute la saveur d’une lettre personnelle.Nous avons aujourd’hui les premiers versets de cette lettre. Il y a tout d’abord la salutation qui nous dit que c’est une lettre commune de Paul, Silvain et Timothée.

Paul dit qu’il rend grâce à Dieu à tout instant, en faisant mention des Thessaloniciens dans ses prières.Nous pourrions lire le verset qui suit comme une simple formule stéréotypée. Mais il faut y faire attention car c’est une belle expression de l’essence même de notre vie chrétienne.La traduction française coupe malheureusement le texte en plusieurs petites phrases, alors que dans le texte grec les versets 2 à 10 de ce chapitre – c’est-à-dire toute la lecture d’aujourd’hui et celle de dimanche prochain – ne forme qu’une seule longue phrase.

De quoi Paul rend-il grâce à Dieu au sujet des Thessaloniciens ? –

leur foi qui est active

leur charité qui se donne de la peine

leur espérance qui tient bon en notre Seigneur Jésus-Christ.

On pourrait méditer longuement sur cette façon d’énumérer ce que les théologiens appelleront plus tard les vertus théologales.

La foi ne consiste pas simplement à accepter des vérités révélées ou à croire à des dogmes. Si elle est vraie elle est active.C’est une façon de vivre.

La charité n’est pas simplement un mouvement du coeur ou un ensemble de réflexes affectifs.Si elle est vraie, elle se donne de la peine. Elle demande un engagement qui coûte – aussi bien à l’égard de Dieu que des frères.

L’espérance n’est pas une attente passive et facile.Elle demande un effort constant, une fermeté et une stabilité.Il s’agit de « tenir bon ». Et on le peut « en notre Seigneur Jésus-Christ ».

Paul conclut que si les Thessaloniciens vivent cela c’est qu’ils ont été choisis. Car cela ne peut être qu’un fruit de la grâce.Il en conclut autre chose concernant son propre travail d’évangélisation chez eux.On s’attendrait un peu à ce qu’il dise : « Ce que vous vivez montre que mon travail d’évangélisation n’a pas été vain ».Mais ce n’est pas ce qu’il dit.Il dit que cela montre que son annonce de l’Évangile « n’a pas été simple parole, mais puissance, action de l’Esprit Saint, certitude absolue ».Toute parole humaine est vaine – simple parole – si l’Esprit Saint lui-même n’agit pas.

Demandons-lui d’agir en nous de la même façon tout au long de cette semaine.

Armand Veilleux

28 septembre 2008

Chapitre à la Communauté de Scourmont

Éloge d’un Chapitre Général ordinaire

Il y a quelques années j’ai donné ici, à Scourmont, un chapitre intitulé « Éloge de l’ordinaire ».Il s’agissait alors de montrer tout ce qu’a de beau et de riche le temps liturgique dit « ordinaire ».C’est dans ce sens, et non pas dans un sens péjoratif que je dirai que le Chapitre Général qui vient de se terminer a été très ordinaire, avec les aspects positifs et négatifs que cela peut comporter.

Nous avons eu au cours des quarante années de la période postconciliaire (après Vatican II, j’entends !) quelques Chapitres Généraux assez exceptionnels, où l’on pouvait en quelque sorte toucher de la main l’intervention de l’Esprit Saint.Ce fut le cas du Chapitre de 1969, sur la Via Aurelia, à Rome,qui marqua le point de départ d’une longue période de renouveau spirituel, et celui de 1984, à Holyoke, USA, où nos Constitutions actuelles prirent forme.Il y eut aussi des Chapitres Généraux marqués par des tensions, comme celui de 1971, qui fut une sorte d’anti climax de celui de 1969 et sans doute aussi celui de 1996.

Le récent Chapitre Général n’eut rien de vraiment « charismatique », mais fut aussi exempt de toute tension.Ce fut un Chapitre Général très serein, où un bon nombre de choses furent mises au point, parfois de façon inattendue. Un chapitre « ordinaire », donc.

Les Commissions Centrales de Cardeña, qui préparèrent ce Chapitre, acceptèrent la suggestion d’une Région de l’Ordre voulant que les Conférences Régionales aient un rôle dans la marche du Chapitre.Les Rapports de maison, dans lesquels tous les monastères partagent avec le reste de l’Ordre ce qu’ils vivent, et qui forment la partie essentielle du Chapitre, furent lus cette fois-ci non pas dans les quinze commissions mixtes du Chapitre mais en Conférences Régionales.Chacune offrit une vision globale de sa Région, plus quelques mots de chaque communauté.Cette vision globale de chaque Région fut certes intéressante ; mais les Régions auraient tout aussi bien pu la rédiger avant de venir à Assise – ce que d’ailleurs firent plus d’une d’entre elles. Dans la pratique, cette insertion d’un travail en Conférences Régionales au sein du Chapitre s’avéra une initiative plutôt négative à ne pas répéter.Cela empêcha le Chapitre de développer sa propre dynamique, si bien que le Chapitre démarra pour de bon au bout d’une semaine, après l’élection de l’Abbé Général.

Quant à cette élection, qui, elle, appartenait bel et bien à la dynamique du Chapitre, elle se déroula fort bien.Contrairement aux élections précédentes, où les échanges sur les candidats éventuels ne s’étaient faits que dans les coulisses, on réfléchit cette fois-ci en Commissions Mixtes à la fois sur la situation actuelle de l’Ordre, le type d’Abbé Général dont on a besoin à ce moment-ci et sur une fourchette assez large de noms mentionnés comme candidats possibles. Au cours de cette réflexion faite avec grand sérieux (et qui était le meilleur moyen de se mettre ensemble à l’écoute de l’Esprit-Saint), une certaine convergence se manifesta, qui apparut dans la lecture des comptes rendus des quinze Commissions.Une certaine unanimité s’était alors déjà dessinée dans la sérénité, et l’après-midi passé en adoration devant le Saint Sacrement ainsi que la récitation du Rosaire, la veille de l’élection, ne firent que maintenir cette paix et cette sérénité déjà acquises.L’élection se fit tout simplement, le lendemain matin, et la vie du Chapitre Général continua.

Depuis de nombreuses années, même depuis quelques décennies, certains – dont j’ai toujours fait partie – demandent qu’un Chapitre Général soit tout entier consacré au thème ultra important de la formation.Ce thème de la formation était au programme de ce Chapitre-ci, même si c’était loin d’en être le thème principal.La secrétaire générale pour la formation dans l’Ordre donna un compte rendu de son activité depuis le dernier Chapitre, et surtout de la réunion de tous les secrétaires régionaux pour la formation tenue à Rome en juin dernier.Une petite Commission ad hoc fut créée au sein du Chapitre pour en tirer les conséquences pour l’Ordre.La recommandation principale, acceptée sans hésitation par les Capitulants, fut que le thème de la formation soit le thème principal du prochain Chapitre Général. Enfin ! Espérons que ce thème ne soit pas noyé dans plusieurs autres questions qu’on pourrait y ajouter au cours des trois prochaines années.

On ne peut que regretter que cette question si importante ait été abordée par le biais erroné consistant à vouloir entreprendre une révision de la Ratio ou de certaines de ses parties.Beaucoup de temps a été ainsi perdu, aussi bien à la réunion des Secrétaires Régionaux qu’au Chapitre -- temps qui aurait pu être avantageusement consacré à analyser des questions fondamentales concernant la formation posées par les situations nouvelles que vivent beaucoup de nos communautés dans des contextes culturels très différents.On aurait pourtant pu apprendre de la façon dont nos Constitutions ont continuellement évolué depuis leur approbation par le Saint-Siège en 1990.Il ne s’est pas passé un seul Chapitre, depuis 1993 où l’on n’a pas pris, en réponse aux exigences de la vie, des décisions impliquant comme conséquence des changements aux Constitutions.On ne s’est jamais demandé : « faut-il changer les Constitutions ».Une telle question aurait consisté en fait à mettre la loi avant la vie.Cela n’aurait pas fonctionné, comme cela, grâce à Dieu, n’a pas fonctionné avec la Ratio. En définitive, la réaction du Chapitre Général fut très saine.

Quelque chose de semblable se produisit concernant les structures de l’Ordre.Peut-être faudrait-il parler de la dynamique interne de l’Ordre plus que de « structures ».Quoi qu’il en soit, la structure fondamentale de l’Ordre, héritée de nos Pères Cisterciens, et en particulier de saint Étienne Harding, fait partie de notre patrimoine et c’est ce qui a permis à notre Ordre de passer de façon admirable à travers toutes les crises (les siennes propres comme celles de l’Église et de la Société) tout au long de l’histoire.

En même temps que des structures nouvelles, comme les Régions et la Commission Centrale, venaient s’ajouter aux structures plus traditionnelles, comme la filiation et le rôle du Père Immédiat, une tendance s’était fait sentir dans l’Ordre depuis quelques décennies vers une plus grande centralisation.Surtout depuis l’invention du concept de « communautés précaires » répartissant concrètement l’Ordre en deux catégories de communautés : les communautés dites « précaires » (à partir d’une liste élaborée de critères) et celles prétendant ne pas l’être, la tentation s’était faite toujours plus grande de trouver d’autorité des solutions aux situations précaires.

Dans ce contexte une région en particulier avait proposé un réaménagement des responsabilités et des pouvoirs décisionnels donnés aux Conférences Régionales et aux Commissions Centrales.Dans son document sur les structures de l’Ordre, la Commission de Droit avait énuméré toutes ces possibilités sous formes de questions.La réaction très saine et pratiquement unanime du Chapitre fut de rejeter toutes ces propositions qui nous auraient orienté graduellement vers la situation d’un Ordre centralisé (comme les Jésuites, par exemple), et de réaffirmer la sagesse de nos structures traditionnelles fondées sur un équilibre unique entre l’autonomie des communautés et un réseau très élaboré de services mutuels où s’exerce la charité et non pas le pouvoir.

On peut se réjouir que le fait d’avoir soulevé toutes ces questions qui semblaient artificielles à quiconque a un sens un peu aigu de notre patrimoine spirituel et juridique, ait permis à l’Ordre de s’exprimer clairement.On peut toutefois regretter que beaucoup de temps ait été ainsi perdu qui aurait pu servir à réfléchir plus en profondeur sur plusieurs autres questions vitales.

Mais la vie continue au sein de nos communautés et de nos régions, en attendant de se revoir à Assise dans trois ans.

Je reviendrai plus tard sur d'autres manifestations de la vie au sein de l'Ordre, par exemple dans les projets de nouvelles fondations, en particulier au Brésil et en Chine.

Armand VEILLEUX

Chapitre du 26 octobre - 30ème dimanche ordinaire « A »

 À la communauté de Scourmont et ses Laïcs Cisterciens

La Parole reçue et transmise par la vie

Première lettre de saint Paul Apôtre aux Thessaloniciens (1Th 1, 5-10)

En effet, notre annonce de l'Évangile chez vous n'a pas été simple parole, mais puissance, action de l'Esprit Saint, certitude absolue : vous savez comment nous nous sommes comportés chez vous pour votre bien. Et vous, vous avez commencé à nous imiter, nous et le Seigneur, en accueillant la Parole au milieu de bien des épreuves avec la joie de l'Esprit Saint.
Ainsi vous êtes devenus un modèle pour tous les croyants de Macédoine et de toute la Grèce. Et ce n'est pas seulement en Macédoine et dans toute la Grèce qu'à partir de chez vous la parole du Seigneur a retenti, mais la nouvelle de votre foi en Dieu s'est si bien répandue partout que nous n'avons plus rien à en dire. En effet, quand les gens parlent de nous, ils racontent l'accueil que vous nous avez fait ; ils disent comment vous vous êtes convertis à Dieu en vous détournant des idoles, afin de servir le Dieu vivant et véritable,
et afin d'attendre des cieux son Fils qu'il a ressuscité d'entre les morts, Jésus, qui nous délivre de la colère qui vient.

Cette lecture (deuxième lecture de la Messe d'aujourd'hui), qui continue celle de dimanche dernier, forme avec celle-ci l’introduction à cette belle Lettre de Paul aux Thessaloniciens.Je voudrais en retenir, pour notre réflexion de ce matin, le thème de la Parole, qui est tout à fait d’actualité en ce moment où se conclut à Rome le Synode sur la Parole de Dieu.

Monsieur Dominique Ponneau, qui nous commentait ces jours-ci de grands chefs-d’œuvre de la peinture, nous rappelait – à juste titre – que le Christianisme n’est pas une religion du Livre, mais bien une religion de la Parole.Et la distinction est de taille. Tous les fondamentalismes consistent à croire que toute la vérité se trouve réunie dans un livre qu’il suffit d’apprendre par coeur et qui nous apporterait la réponse immédiate à tout, sans même avoir besoin d’interprétation.

Le Livre – la Bible – est important pour nous parce qu’il nous transmet la Parole.Ce livre nous transmet la Parole en mots humains, sous la plume de plusieurs auteurs ayant chacun sa préoccupation et sa propre compréhension. La source de notre vie n’est pas le livre comme tel, le texte écrit, mais la Parole.

Au commencement était le Verbe – la Parole – et la Parole était en Dieu et la Parole était Dieu.Cette Parole s’est faite chair.Elle s’est incarnée.Jésus nous a révélé la Parole, le Verbe, non seulement à travers les quelques paroles que les Évangélistes nous ont rapportées, mais à travers sa vie, à travers ce qu’il a vécu. C’est là le sens profond de l’Incarnation.La transmission de la Parole de Dieu se fait à travers la vie : elle est toujours une parole incarnée, assimilée dans l’existence et retransmise à travers le partage de l’expérience.Si nous avons reçu la foi, c’est que ce dynamisme lancée par l’Incarnation du Verbe en Jésus, est parvenu jusqu’à nous à travers une suite ininterrompue de témoins.

Il suffit de comparer les Évangiles pour voir que les Évangélistes n’ont pas voulu et non pas essayé de nous donner une description historique de Jésus et de son enseignement. (Il suffit de voir comment ils nous rapportent les mêmes faits ou les mêmes paroles de façons souvent fort diverses). Ils ont mis par écrit leur expérience – ce qu’ils ont vécu avec Jésus.Tout comme Jésus avait partagé avec eux son expérience de sa vie intime avec le Père et l’Esprit et les avait aidés, en particulier à travers des paraboles, à comprendre qui était son Père. Leur témoignage, parce qu’il est celui de ceux qui ont vécu avec Jésus est un témoignage « fondateur » pour toutes les générations suivantes.Mais l’Évangélisation dans son sens le plus profond, tout au long des générations suivantes, ne consiste pas simplement à transmettre un écrit – ou des écrits – ou le contenu verbal de ces écrits. L’Évangélisation consiste, pour chaque génération – pour chaque chrétien ou chrétienne – à se laisser pénétrer par la Parole, à la vivre et à la transmettre à d’autres à travers cette vie.Ce qui, selon les vocations d’un chacun, pourra comprendre ou non, une « prédication » verbale.

C’est là, me semble-t-il, exactement la vision de l’évangélisation que Paul exprime dans ce qu’il écrit aux Thessaloniciens.Il les félicite d’abord d’avoir accueilli la Parole, au milieu de bien des épreuves.Ainsi, leur dit-il, il l’ont imité et ils ont imité le Seigneur.Dans le langage du Nouveau Testament « imiter » ne veux pas dire regarder ce que fait quelqu’un et essayer de le copier.L’imitation du Christ consiste à souffrir avec lui par fidélité à son message.

Aucun des Thessaloniciens n’était allé prêcher en Grèce et en Macédoine, et pourtant Paul leur dit qu’à partir de chez eux la parole du Seigneur a retenti et s’est répandue à travers toute la Grèce et toute la Macédoine, si bien que lui, le grand prédicateur, n’a plus rien à dire. Ils l’ont fait essentiellement à travers la façon qu’ils ont reçu la Parole qu’ils l’ont transmise, le témoignage de leur vie étantconnu de tous.

L’Écriture Sainte, omniprésente dans notre prière monastique, et qui nourrit notre vie à travers la lecture que nous en faisons sans cesse a évidemment une importance capitale dans notre vie.Mais nous ne devons pas oublier que le Verbe de Vie dont elles témoigne nous est parvenu à travers l’expérience vécue de milliers de générations de croyants et aussi à travers l’expérience vécue de tous les croyants d’aujourd’hui ; et que c’est notre devoir de maintenir cette chaîne vivante en laissant nos vies s’imprégner de la Parole. Ne nous laissons pas trop influencer par une « mode » récente qui veut transformer ce qui a toujours été dans la tradition monastique une attitude constante d’écoute en une méthode ou une technique à laquelle on donne le nom de lectio divina, qu’on pense pouvoir enseigner, comme on enseigne d’autres techniques de prière.(Personnellement, je trouve plutôt ahurissant qu’on ait demandé à un des Pères synodaux de donner au Synode sur la Parole de Dieu une « démonstration » de la façon de faire la lectio divina !).

Il est merveilleux de voir comment Dieu a voulu se transmettre aux hommes et aux femmes à travers des hommes et des femmes ayant chacun/chacune leurs limites, parfois grandes.

Dominique Ponneau nous a parlé ces derniers jours du grand peintre Caravaggio, qui n’était certes pas un enfant de choeur.Il a eu une vie extrêmement agitée et même dissolue et a eu presque constamment maille à partir avec la justice.Et pourtant il a su transmettre dans ses tableaux une humanité exquise et une compréhension profonde du message du Verbe incarné.Et c’est sans doute signe de la largeur d’esprit des hommes d’Église de l’époque de l’avoir constamment invité à créer des oeuvres d’art religieux malgré les problèmes de sa vie privée.

Si nous sommes d’authentiques croyants et vivons notre foi, la Parole de Dieu passe á travers nous et se transmet à nos contemporains et aux générations futures, que nous nous en sentions dignes ou non. C’est le Message qui compte et non le messager.

Armand VEILLEUX

Chapitre du 12 octobre 2008

28ème dimanche « A »

La liberté de coeur en toute situation

Après une longue interruption, je reprends aujourd’hui mon commentaire dominical de la deuxième lecture de la Messe du jour.Durant les quelques mois qui ont précédé le Chapitre Général, j’ai eu l’occasion de commenter les beaux textes tirés des chapitres 8 et 9 de la Lettre de Paul aux Romains, qui étaient d’une très grande richesse doctrinale. Je reprends aujourd’hui, alors que nous avons la dernière section de la Lettre aux Philippiens. (Nous commencerons dimanche prochain la 1ère Lettre aux Thessaloniciens, qui nous accompagnera jusqu’à la fin de l’année liturgique).

Cette lettre aux Philippiens est de tous les écrits de Paul celle qui a le plus le caractère d’une véritable « lettre » (et non pas d’un traité). Paul avait une relation toute particulière avec cette petite église locale.C’était la première ville d’Europe où il avait prêché l’Évangile.C’était aussi la seule communauté de laquelle il avait accepté de recevoir des dons pour lui-même à diverses reprises.On sait que Paul tenait à gagner sa vie par son travail et à annoncer gratuitement l’Évangile. Mais parfois il avait besoin d’aide, surtout lorsqu’il était prisonnier ; et cette lettre aux Philippiens est écrite précisément durant l’une de ses captivités.

Dans le passage que nous avons aujourd’hui Paul exprime une attitude très saine à l’égard des biens matériels.Justement parce qu’il est très libre à leur égard, et ne s’est jamais fait une idole ni de ses possessions, ni de sa pauvreté, il peut vivre tout aussi librement alors qu’il a tout ce dont il a besoin qu’alors que tout lui manque.

« Frères, dit-il, je sais vivre de peu, je sais aussi avoir tout ce qu’il me faut.Être rassasié et avoir faim, avoir tout ce qu’il me faut et manquer de tout.J’ai appris cela de toutes les façons.Je peux tout supporter avec Celui qui me donne la force. »

Ce passage peut être considéré comme l’un des plus beaux commentaires de la béatitude « Bienheureux les pauvres ». Il s’agit d’une véritable pauvreté de coeur.On peut posséder peu de choses – que ce soit dans l’ordre matériel, ou dans l’ordre intellectuel et affectif – et y être terriblement attaché.On peut aussi se défaire de presque tout ce qu’on a, se créer à soi-même une grande pauvreté – dans tous ces domaines – et être très attaché à cette pauvreté qu’on s’est créée et qui est devenue notre richesse.

L’attitude de Paul est extrêmement saine.Il n’est jamais question pour lui de vivre dans le superflu ou dans une richesse excessive. Il s’agit pour lui ou bien d’avoir tout ce qui est nécessaire, ou manquer du nécessaire.De manger suffisamment ou d’avoir faim. Où trouve-t-il la force de vivre avec un tel détachement et une telle sérénité ? Non pas dans des théories ou dans des vertus acquises à force d’effort ; mais tout simplement dans une Personne, dans la Personne de Jésus-Christ.

Cet enseignement vaut pour tous les Chrétiens et donc aussi pour chacun de nous.Il vaut aussi pour les Églises et les communautés monastiques.Il est possible de pécher en vivant dans le superflu, comme il est possible de pécher en se créant soi-même une pauvreté apparente excessive – quitte à compter ensuite sur les autres. Paul nous invite à avoir la même liberté spirituelle, soit que nous ayons tout ce qu’il faut, soit que nous manquions du nécessaire, dans un domaine ou dans l’autre.

Il est intéressant de lire ce texte de Paul au moment où la situation économique et financière internationale connaît une crise sans précédent depuis la grande dépression des années ’30 du vingtième siècle.Des fortunes colossales se sont évaporées en quelques jours ou en quelques heures. Cela n’est pas le plus grave de la crise.Si quelqu’un avait une fortune de 10 milliards d’euros et que sa fortune ne vaut plus qu’un milliard, cela ne changera pas beaucoup son style de vie.Le plus grave c’est que de nombreuses familles, en Belgique par exemple, qui avaient mis les économies de toute leur vie dans les actions d’une banque réputée sûre, ont vu toutes leurs économies disparaître.Un grand nombre connaîtront une grande pauvreté au cours des années à venir.Le ralentissement de l’industrie, au niveau mondial, par suite du manque de crédit, engendrera de grandes pauvretés en particulier dans les pays déjà les plus pauvres.

D’une part il est important que nous soyons très solidaires dans la prière – et aussi dans l’action caritative – de tous ceux qui souffrent et souffriront de cette crise.D’autre part nous devons demander à Dieu la grâce d’avoir individuellement et communautairement l’attitude tout à fait libre décrite par Paul.Au cours des années nous avons constitué, dans notre ASBL Solidarité cistercienne, une capacité assez grande d’aider ceux qui sont dans le besoin.Cette capacité aurait pu être totalement balayée si elle avait été investie au mauvais endroit.Grâce à Dieu elle a bien résisté à la crise – les risques ayant été répartis d’une façon extrêmement diversifiée – ce qui nous permet de continuer à aider, au moins pour le moment, ceux qui en ont le plus besoin (comme nous avons pu le faire dans la réunion de cette semaine du Conseil d’Administration de SC).

Demandons pour chacun de nous et pour nous comme Communauté la grâce dont jouissait Paul : celle d’une grande pauvreté de coeur qui nous permette d’avoir la même liberté, soit que nous manquions de certaines choses soit que nous ayons en certains domaines l’abondance nous permettant d’aider les autres.

Et n’oublions pas de demander la même grâce, particulièrement pour ceux qui souffrent.

Armand VEILLEUX

Toussaint 2008

Chapitre à la Communauté de Scourmont

Le bonheur de contempler Sa Face

Chaque saint canonisé et chaque bienheureux déclaré tel par le Pape a une date qui lui est assignée dans le calendrier liturgique.Aujourd'hui nous célébrons tous les autres:cette légion de femmes et d'hommes de bonne volonté qui sont morts dans la grâce de Dieu, sans avoir laissé de traces dans les annales hagiographiques, et qui voient Dieu face à face, jouissent du bonheur éternel et sont nos intercesseurs auprès du Père. Même si Jean-Paul II a canonisé plus de saints que tous ses prédécesseurs, le nombre de saints officiellement canonisés forme un tout petit groupe à côté de cette multitude venant de toutes nations.

Parmi eux il y a certainement beaucoup de personnes que nous avons connues;nos parents probablement, et d'autres membres de nos familles ou de notre communauté.Sans doute plusieurs personnes que nous n'aurions jamais considérées comme saintes, parce que nous ne pouvions pas voir dans leur coeur, comme Dieu le fait.Mais il y a surtout cette foule immense d'hommes et de femmes qui, depuis les débuts mêmes de l'humanité, de quelque religion qu'ils aient pu être, ont été fidèles aux lumières qu'ils ont reçues et ont servi Dieu loyalement selon leur conscience.C'est la foule dont parle Jean dans son Apocalypse : "J'ai vu, dit-il, une foule de toutes nations, races, peuples et langues."

Le Livre de l’Apocalypse est rempli de visions d’une très grande richesse symbolique, qui constituent une interprétation chrétienne de l’histoire telle qu’elle était vécue par les Chrétiens quelques décennies après la mort du Christ.Au coeur de cette révélation se trouve l’Église, la communauté des croyants, qui se situe entre le Christ historique et son retour à la fin des temps.

Le chapitre 7 de l’Apocalypse, d’où est tirée la première lecture de la Messe d’aujourd’hui, est une vision de l’Église comme peuple de Dieu.Le voyant de Patmos voit quatre anges aux quatre coins de la terre.L’un d’entre eux monte du côté du Soleil Levant tenant en main le sceau ou la marque du Dieu vivant pour en marquer au front les serviteurs de Dieu.Le nombre de ceux qui sont ainsi marqués est de 144.000 – douze mille de chacune des tribus d’Israël.Ce chiffre est évidemment un chiffre symbolique ; et le chiffre de douze ou de douze mille est le symbole de la plénitude.En effet le voyant aperçoit tout de suite une foule immense, que nul ne peut dénombrer.Ce sont ceux à qui est donné le salut de Dieu. D’où viennent-ils ? viennent de toutes nations, tribus, peuples et langues.Le salut est donc donné à quiconque s’approche de Dieu avec foi, sans égard à sa provenance – civile ou religieuse.Ce sont tous les saints que nous célébrons aujourd’hui.

La première Lettre de Jean, de son côté, nous dit en quoi consiste le vrai bonheur.Il consiste essentiellement à être « enfants de Dieu ».Tous, nous sommes fils et filles de Dieu, quelle que soit notre race -- ceux qui viennent de toutes les races païennes comme ceux qui viennent du judaïsme.Tout être humain, quel qu’il soit, a été créé à l’image de Dieu.Il porte donc en lui la ressemblance divine, une semence de vie divine.La différence n’est pas entre ceux qui son fils de Dieu et ceux qui ne le sont pas.Elle est entre ceux qui le savent,qui en sont conscients et qui vivent en conséquence, et ceux qui n’en ont pas encore reçu la révélation ou ne l’ont pas acceptée.Cette ressemblance sera pleinement manifestée lorsque le Fils de Dieu reviendra dans sa gloire.Et c’est cette même ressemblance qui nous permettra alors de « connaître » vraiment Dieu et son Fils ;car on ne peut connaître vraiment et en profondeur que ce qui nous est semblable.

Tout notre bonheur éternel consistera à connaître Dieu, à le voir face à face – à le connaître de la même façon que nous sommes connus de lui.Ce bonheur éternel peut – et doit – commencer dès ici-bas.Nous pouvons contempler la face de Dieu non seulement dans le visage du Christ qui nous est révélé dans l’Évangile, ou encore dans notre prière silencieuse ;mais nous devons contempler sa face aussi dans son image gravée en nous-mêmes : c’est elle qui nous donnera la force d’être purs de coeur, miséricordieux et pacifiques.Nous devons contempler sa face aussi dans chacun de nos frères, spécialement ceux qui ont faim et qui souffrent.Nous devons enfin contempler sa présence agissant dans les événements, même – et surtout – lorsque ces événements nous font partager un peu de sa souffrance.

Appelés, tous tant que nous sommes, à partager la joie et le bonheur de Jésus en voyant Dieu dans les événements et les personnes -- avant de le voir face à face dans la patrie céleste -- unissons-nous tout particulièrement aujourd’hui à tous ceux et celles qui le voient déjà face à face dans la gloire éternelle.

Armand VEILLEUX