Chapitre du 11 octobre 2009

Abbaye de Scourmont

La sainteté

Aujourd’hui, à Rome, aura lieu la canonisation de Frère Rafael de l’abbaye de San Isidro, en même temps que celle du Père Damien de Veuster, l’apôtre des lépreux et de celle de Jeanne Jugan, la fondatrice des Petites Soeurs des Pauvres. Les deux premiers nous sont particulièrement proches, le premier parce qu’il s’agit de quelqu’un de notre Ordre, et le deuxième parce qu’il est belge.

Quel est le sens d’une canonisation ?Il ne s’agit pas simplement de déclarer que quelqu’un est au ciel.Nous avons tous connu un grand nombre de personnes qui sont maintenant décédées et au sujet desquelles nous n’avons aucun doute qu’elles sont au ciel.C’est d’ailleurs cette multitude de saints, presque tous depuis longtemps oubliés sur terre, que nous fêterons en la fête de la Toussaint, le 1er novembre.Lorsque l’Église déclare quelqu’un saint, c’est qu’elle veut le/la proposer comme exemple ou modèle, d’abord à tous les Chrétiens de nos jours, mais aussi à toutes les personnes de bonne volonté.

Le message donné au monde par le Père Damien et soeur Jeanne Jugan est assez clair, et toujours d’une grande actualité.Dans notre monde moderne où il y a, d’une part tant de richesse et, d’autre part, tant de misère et de pauvreté, la parole de Jésus disant que nous aurions toujours des pauvres parmi nous est toujours d’actualité.Le Père Damien a reçu l’appel non seulement à servir les exclus de la société de son temps, les lépreux, mais à vivre avec eux pour leur redonner leur dignité.Il a su rebâtir une communauté humaine et chrétienne avec ceux qui étaient tout simplement rejetés de la société. Il a imité jusqu’à l’héroïsme le Christ, qui s’est fait l’un de nous, acceptant d’aller jusqu’à la mort.Aujourd’hui, des philanthropes consacrent des milliards de dollars pour aider à trouver des cures à des maladies comme le sida.C’est évidemment très bien ;mais l’exemple du Père Damien est d’un tout autre ordre. Bien peu d’entre nous sommes appelés à vivre avec les pauvres et les malades de la façon que l’a fait le Père Damien ;mais son exemple nous rappelle que face à n’importe quelle souffrance humaine – qu’elle soit d’ordre physique, psychologique ou morale, l’attitude chrétienne n’est pas celle d’une condescendance hautaine, mais celle d’une humble et active proximité.

De même, le message de Jeanne Jugan est clair.Dans une grande humilité. mais avec une grande efficacité elle s’est consacrée aux personnes âgées dans le besoin. Il est sans doute opportun que l’Église nous la donne comme exemple, à une époque où l’on vit de plus en plus longtemps et où le pourcentage des pauvres ne diminue pas. (On dit que la moitié des enfants qui naissent aujourd’hui atteindront l’âge de cent ans).

Le message du frère Rafael est moins évident.Issu d’une famille aristocratique, avec une excellente formation intellectuelle, des talents de poète et d’artiste et une grande sensibilité, il est attiré vers la rude vie de la Trappe de San Isidro. De santé fragile, il ne pourra même pas faire son noviciat. Ayant dû quitter l’abbaye pour se soigner, il reviendra un peu plus tard, et mourra jeune après quelques années passées comme oblat.Il n’a pas écrit de livres, mais a laissé beaucoup de notes spirituelles et de lettres, à sa famille en particulier.En apparence rien de bien spécial dans sa vie. On pourrait trouver dans tous nos monastères des cas semblables.Et pourtant, sa vie, spécialement à travers ses écrits, a touché un nombre toujours plus grand de personnes. Sa spiritualité simple et solide a inspiré de nombreuses personnes, surtout en Espagne, évidemment, mais aussi un peu partout en Amérique Latine.Un peu comme pour le Père Cassant, de l’abbaye du Désert, c’est l’intérêt qu’il a suscité auprès des laïcs de toutes les classes sociales, qui a maintenu vivante une dévotion populaire qui a conduit à la béatification d’abord, puis maintenant à la canonisation.

Un groupe de sept évêques espagnols a publié récemment, à l’occasion de cette canonisation une lettre pastorale adressée aux jeunes, dans laquelle ils font ressortir le message de Rafael. Voici quelques passages de cette lettre :

“l’Église nous propose frère Rafael comme modèle à imiter, non pas tant pour copier sa vie de manière servile, mais afin qu’elle nous illumine dans le discernement des chemins que Dieu a tracé pour nous”, ajoutent-ils. Dès l’instant où tout le monde suit de manière plus ou moins consciente des modèles, ceux-ci “peuvent être mineurs ou élevés et stimulants”. “Un idéal mineur produit des vies mineures et un idéal saint produit des hommes et des femmes saintes. Le modèle de Rafael ne fut pas autre que celui de Jésus-Christ”, constatent ensuite les signataires de la Lettre. Ce fut à cause de Lui que le bienheureux “renonça à tout : à ses goûts raffinés, à ses affections, à ses vanités, à ses projets”, en réussissant à être capable d’“affronter des adieux douloureux pour suivre sa vocation, embrasser le songe impossible d’être moine, d’accepter une maladie sans issue”.

On pourrait aussi relire cette vocation de Rafael à la lumière de l’Évangile d’aujourd’hui qui nous raconte l’histoire du jeune homme riche, qui, après avoir reçu l’appel de Jésus, s’en retourne tout triste, parce qu’il ne peut se décider à faire le dépouillement total que lui demande Jésus.

Il me semble que l’un des messages que nous donne Rafael est que l’important dans la vie est de maintenir le cap sur le but que nous nous sommes donné, qui est de parvenir à la perfection de l’amour, peu importent nos échecs, les obstacles de la maladie ou autres, et quelles que soient nos hésitations et nos craintes.

Alors qu’on est toujours attirés par l’exemple de héros, Rafael est une sorte d’anti-héro, quelqu’un qui ne réussit pas, qui n’arrive pas à son but, ici-bas, mais qui reste jusqu’au bout fixé sur le but à atteindre, puisant toute sa force dans son grand amour du Christ.

Armand Veilleux


Chapitre du 4 octobre 2009

Scourmont

L’acceptation d’un prêtre / un évêque en communauté (RB 60)

Cher Mgr. Frédéric, le chapitre de saint Benoît que vous venez de lire s’inscrit dans une section de la Règle qui traite des divers aspects de l’incorporation de nouveaux membres à la communauté (58-62) et du service pastoral de l’abbé et de son prieur (63-65).Cette section, qui reprend d’une façon nouvelle plusieurs thèmes traités dans les chapitres précédents, fut rédigée par l’auteur de la Règle à une période plus tardive.Elle est donc le fruit de la sagesse acquise au cours d’une longue expérience.

Ce chapitre 60 qui traite de l’acceptation d’un prêtre qui voudrait se fixer au monastère, s’applique évidemment aussi à quelqu’un qui a la plénitude du sacerdoce, c’est-à-dire un évêque. Même s’il n’est pas rare, de nos jours, qu’un prêtre demande à devenir moine après quelques années – ou plusieurs années – de ministère sacerdotal, il est plus rare qu’un évêque le fasse.Nous avons quand même quelques cas dans notre Ordre – et il y en a eu un bon nombre dans l’histoire de l’Ordre au Moyen Âge.Le Droit Canon prévoit le cas d’un religieux qui devient évêque ;mais il ne prévoit pas explicitement le cas d’un évêque qui devient religieux.

Avant la réforme conciliaire et ce que nous avons appelé dans notre Ordre l’unification des communautés, à peu près tous les moines de choeur devenaient prêtre (alors que les frères convers ne pouvaient jamais le devenir). Déjà dans les années ’60 (et même auparavant) la question de la relation entre vie monastique et sacerdoce était très discutée.On en vint assez rapidement à une vision communément acceptée, selon laquelle la vocation à la vie monastique et la vocation sacerdotale sont deux vocations nettement distinctes, même si elles peuvent harmonieusement coexister dans la même personne.

Pour Benoît, lorsqu’on vient au monastère, que l’on soit laïc (ce qui est la situation la plus ordinaire) ou que l’on soit prêtre (ce qui est une possibilité), on y vient pour être moine, au sein d’une communauté.C’est pourquoi ce chapitre 60 sur l’acceptation de prêtres doit se lire à la lumière du chapitre 58, sur la réception des frères -- le premier chapitre de cette section.

Toute la préoccupation de Benoît dans le chapitre 58 de sa Règle est que les vocations soient « vraies ».Son attitude est très humble. Il ne croit pas que l’on puisse dire si quelqu’un a ou n’a pas la vocation.Il croit que la seule chose dont on puisse s’assurer au point de départ est ce que cherche le candidat qui se présente et s’il est prêt à en payer le prix.Et c’est ce dernier élément qui vient en premier : le candidat désire-t-il assez fortement ce qu’il désire pour persévérer même si des difficultés sont mises sur son chemin.On veut savoir s’il a l’étoffe voulue.En effet les difficultés un peu artificielles auxquelles on le soumet (selon ce chapitre 58 : quelques jours d’attente à la porte, rebuffades, ...) sont bien peu de choses à côté des difficultés réelles de la vie spirituelle qui viendront plus tard.

Au chapitre 60 Benoît prévoit deux cas de figure. Dans la première partie du chapitre il parle de prêtres qui veulent vivre un certain temps au monastère – de nos jours on dirait « pour une période sabbatique ».Puis, dans la deuxième partie, il parle de ceux qui demandent à s’intégrer à la communauté.Il attend d’eux qu’ils promettent d’observer la Règle et qu’ils promettent aussi la stabilité dans la communauté. Réfléchissons sur ces deux exigences.

Quand Benoît parle de « Règle », il n’entend pas simplement une série de règlements auxquels il faut se conformer par obéissance ou ascèse.Il s’agit en fait d’un mode de vie, d’une façon de vivre l’Évangile.L’Évangile est la Règle de vie de tout chrétien, qu’il soit laïc ou moine, ou encore prêtre ou évêque. Une communauté monastique chrétienne est un petit groupe de Chrétiens qui ont choisi de vivre l’Évangile ensemble sous un forme particulière exprimée dans une Règle de vie que tous reconnaissent comme l’inspiration de leur recherche constante de Dieu.L’histoire connaît quelques cas de conversions célèbres – de personnes qui se sont soudain converties à l’Évangile et sont entrées dans un monastère après une vie plus ou moins dissolue ou en tout cas oublieuse de l’Évangile.Quand un prêtre ou un évêque décide d’entrer au monastère, ce n’est pas, évidemment, pour commencer à vivre selon l’Évangile – ce qu’on assume qu’il fait depuis son ordination et même depuis longtemps auparavant.Ce qu’il cherche c’est de continuer à vivre l’Évangile et de le faire, à partir de maintenant, au sein d’une communauté de frères, selon un vision spirituelle commune exprimée dans la Règle et les Constitutions de l’Ordre, et qui constitue un interprétation de l’Évangile.

D’un visiteur ou de quelqu’un qui vient au monastère pour une période sabbatique, on s’attend simplement à ce qu’il vive correctement et ne dérange pas la vie communautaire.De quelqu’un qui veut être intégré à la communauté, Benoît demande qu’il promette d’observer la Règle, ce qui veut dire assumer la spiritualité monastique que véhicule la Règle, et il lui demande aussi, comme à tout candidat de promettre la stabilité.En effet, il ne s’agit pas simplement de trouver un endroit où vivre la dernière période de sa vie, mais bien de faire de cet endroit sa demeure, afin que Dieu continue de faire en lui Sa Demeure.

Cher Monseigneur Frédéric vous avez évidemment entendu parler de la vie monastique et lu de belles choses sur les moines au cours de vos longues années de prêtrise, de professeur de Grand Séminaire et d’évêque.Mais c’est sans doute au contact de notre communauté de moniales cisterciennes de Kibungo --dont vous avez rendu possible la fondation dans votre diocèse, et que vous avez servie un peu comme aumônier en y célébrant l’Eucharistie une fois toutes les semaines – que vous avez découvert plus concrètement la vie monastique. Et puis, après votre retraite comme évêque, vous avez demandé à faire une période sabbatique de plusieurs mois en notre abbaye. Et c’est à la fin de cette période que vous avez demandé s’il était possible à un évêque de devenir moine. Puis après une nouvelle période d’un an au milieu de nous, vous commencez aujourd’hui votre noviciat.Je ne crois pas que ce soit parce que vous auriez trouvé soit à Kibungo soit à Scourmont des moniales et des moines d’une grande et évidente sainteté, que vous désirez devenir moine ! C’est tout simplement que vous avez ressenti l’appel, à ce moment de votre vie, à continuer à vivre l’Évangile selon le modèle, la conversatio, ou la Règle que vous avez vue ces deux communautés bien ordinaires et bien fragiles s’efforcer de vivre.

Nous poursuivrons désormais notre cheminement ensemble (comme nous le faisons déjà depuis plusieurs mois).Nous essayerons tous de le faire humblement.Nous sommes conscients que vous nous apportez la grâce d’une longue expérience de recherche de Dieu dans le service pastoral, et vous êtes disposé à apprendre de l’expérience vécue d’une petite communauté consciente de sa fragilité, mais riche de la stabilité d’une longue recherche de Dieu selon la voie monastique avec ses succès et ses échecs, ses grandeurs et ses limites.

Pourriez-vous maintenant me redire si vous êtes toujours désireux de poursuivre avec nous cette recherche de Dieu ? Et j’espère que ce sera pour de très nombreuses années.

Armand Veilleux

Chapitre du 6 septembre 2009

Abbaye de Scourmont

La liturgie, prière de l’Église

Le dernier numéro de Église de Tournai, annonçait un congrès qui sera tenu à Ciney dans quelques semaines, à l’occasion du centenaire du début du mouvement liturgique belge.En effet, il y aura cent ans, le 23 septembre que Dom Lambert Baudouin, prononçait, au Congrès des Oeuvres catholiques de Malines, la conférence qui est considérée comme le début du mouvement liturgique qui conduira à la réforme liturgique de Vatican II.

On peut dire qu’un aspect important de cette réforme a été la redécouverte de la compréhension de la liturgie comme prière de l’Église.Au cours des derniers siècles, avant cette réforme, la liturgie était généralement considérée comme prière de l’Église du fait qu’elle était célébrée avec des textes et dans des formes établies par l’autorité de l’Église, qui confiait aux prêtres et aux religieux le soin de la célébrer en son nom.C’était une vision tout à fait juridique de la liturgie.C’était un pensum dont certaines personnes devaient s’acquitter.

Le renouveau de la théologie de la liturgie est venu du renouveau de la théologie de l’Église.Lorsque la vision de l’Église était pyramidale, et qu’on la concevait comme une Société ayant un caractère spirituel et surnaturel, on ne pouvait avoir qu’une vision juridique de la liturgie.Mais à partir du moment où l’on est revenu à une théologie de l’Église voyant celle-ci essentiellement comme un Mystère (ou un sacrement), la vision de la liturgie changeait nécessairement. Trois ans avant l’ouverture du Concile, en 1959, le père Congar avait décrit cette ecclésiologie dans un article de la revue Istina, sous le titre : « Conscience ecclésiologique en Orient et en Occident du VIe au XIe siècle » (Istina, 6 [1959], 187-236).

L’Église, à Vatican II, est considérée comme le Sacrement du Salut, le Salut étant entendu comme la participation à la vie divine.Dieu veut communiquer sa vie, et donc le salut à tout être humain.Jésus de Nazareth, parfaitement Dieu et parfaitement homme, est le Sacrement primordial de ce salut, puisqu’il est la pleine réalisation du dessein salvifique de Dieu sur l’humanité.L’Église est la manifestation visible et sacramentelle de la même réalité du salut, apporté par le Christ, sous le signe de la communion entre les croyants.Partout où une communauté de croyants – ne fût-ce que trois ou quatre – se réunit pour exprimer sa communion dans la foi, l’espérance et la charité, là se trouve l’Église et la prière de cette communauté est prière de l’Église.Dans toute communauté locale – qui n’est pas une simple subdivision administrative de l’Église universelle -- se trouve manifesté et réalisé le mystère intégral de l’Église, l’Église universelle étant constituée de la communion entre toutes les Églises locales.

Vatican II, tout d’abord dans la Constitution sur la Liturgie, mais de nouveau et de façon encore plus profonde, dans celle sur l’Église, a déduit de cette vision plusieurs orientations pour la réforme de la Liturgie.Dès qu’on a voulu appliquer cette orientation à la réforme de la liturgie au sein de nos communautés monastiques, on s’est rendu compte de conséquences extrêmement importantes.L’une d’elles était que les modes de célébration ne pouvaient plus être rigoureusement les mêmes jusque dans les détails pour toute communauté, puisque chaque célébration devait être la célébration d’une communauté concrète et vivante, et devait refléter l’expérience spirituelle de cette communauté.D’où le désir manifesté dans le monde monastique, tout de suite après le Concile, d’un espace pour la créativité liturgique.

Les organismes du Saint Siège chargés de la mise en application de la réforme liturgique postconciliaire ont tout de suite compris notre situation et nous ont octroyé ce qu’on a appelé la « loi cadre ». Cette loi cadre remplaçait l’Office Divin uniforme pour toute les communautés, dans tous les détails, par la possibilité pour chaque communauté d’élaborer sa propre liturgie à l’intérieur d’un cadre bien précis, et d’une liste assez élaborée de contenus nécessaires.

Dans la mise en pratique de cette législation, un certain nombre de principes devaient et doivent encore être préservés pour que cette réforme ne se transforme en un appauvrissement des célébrations liturgiques, ou, pire, en véritables déviations.

Le premier principe est que toute célébration liturgique, quelle qu’elle soit, est toujours la célébration du mystère du salut, le mystère pascal du Christ.Cette célébration requiert une grande sobriété et une authentique objectivité.Même si on peut être très heureux d’être ensemble, ce qu’on célèbre n’est pas la joie d’être ensemble, mais bien le mystère du Christ qui est notre joie.Il y a une différence énorme entre une célébration exubérante de style charismatique – qui peut avoir toute sa valeur – et une célébration liturgique.La première exprime les sentiments – parfois la sentimentalité – des participants (ce qui peut avoir sa place et sa valeur), la deuxième exprime et proclame le mystère du Christ.

On peut en déduire plusieurs autres conséquences pratiques.Prenons, par exemple, la lecture d’un texte biblique ou autre dans la liturgie.Le lecteur doit se faire tout humble face au texte.Il peut et doit normalement avoir des sentiments personnels même très intenses face au texte qu’il lit ;mais ce qu’il doit transmettre à la communauté est le texte dans toute sa dignité et sa nudité, et non ce que, lui, en ressent.Il est normal qu’il ait des émotions ;mais la liturgie n’est pas la place pour communiquer ses émotions, et surtout pas de les imposer aux autres.D’ailleurs on constate facilement que lorsqu’un lecteur lit un texte biblique avec beaucoup d’émotion, le texte ne passe pas.Il n’y a que l’émotion qui passe.

Cela vaut aussi pour la composition de textes liturgiques.Même lorsque certains textes, comme des oraisons ou des intentions de prière sont laissés à la créativité de certains participants au cours d’une célébration, il faut toujours être conscient qu’il s’agit de prières de la communauté et doivent refléter l’expérience qu’a cette communauté du mystère du Christ et ne pas refléter la dévotion ou les dévotions personnelles et individuelles de celui qui dit la prière au nom du groupe.

C’est pourquoi, lorsque la Loi Cadre a été octroyée aux communautés monastiques – d’ailleurs à la surprise assez générale,à l’époque -- le Saint Siège n’a pas manqué de souligner que cette faculté n’était pas une liberté donnée à chaque personne individuelle de célébrer comme il voulait et d’exercer à son gré sa créativité individuelle, mais que c’était une possibilité et une responsabilité donnée à chaque communauté en tant que communauté.Il était aussi souligné que cette responsabilité, face à l’Église et face à l’Ordre reposait sur chaque abbé ou chaque supérieur.

La prière d’une communauté n’est pas une collection de prières individuelles ; elle est la prière d’une communauté monastique.Dans le cas d’une communauté vivant selon la Règle de saint Benoît, il s’agit d’une communauté de frères vivant sous une Règle commune et un abbé.Au sein d’une telle communauté, le respect non seulement des Règles liturgiques universelles, mais aussi des diverses modalités de célébrations décidées au niveau local, est un respect nécessaire non seulement de la communauté elle-même mais des valeurs d’humilité et d’obéissance sans lesquelles une authentique communauté monastique n’est pas possible.

De nos jours lorsqu’on a l’occasion de passer d’une communauté à l’autre de notre Ordre, et de participer à sa prière liturgique, on peut se rendre compte à la fois de ce qui est commun à toutes nos communautés et de ce qui est propre à chacune.Notre défi est toujours de célébrer d’une façon qui soit authentiquement chrétienne, monastique et cistercienne, tout en étant notre façon propre de célébrer.Pour cela il faut être sans cesse attentif au fait que ce qu’on célèbre ce n’est ni notre communauté ni nos dévotions ou spiritualités personnelles et individuelles, mais bien le mystère pascal du Christ.

Armand Veilleux

Chapitre du 20 septembre 2009

Les deux sagesses, selon saint Jacques

Depuis quelques dimanches – et ce sera encore le cas dimanche prochain --la deuxième lecture de l’Eucharistie de ce jour est tirée de la Lettre de Jacques.

Cette Lettre tient une place un peu spéciale dans le Nouveau Testament, et pour plusieurs raisons.D’abord c’est un écrit qui ne contient pas un enseignement doctrinal comme on en trouve dans les Lettres de Paul, de Jean et de Pierre, mais simplement un enseignement moral qui, en beaucoup d’aspects n’a rien de spécifiquement chrétien. C’est sans doute la raison, pour laquelle elle ne fut reconnue qu’assez tardivement, surtout en Occident, comme appartenant au Canon des Écritures.De plus l’identité de son auteur n’est pas certaine.Il semble bien en effet que le Nouveau Testament connaisse non seulement deux Jacques mais trois. Il y a Jacques le Majeur, frère de Jean ; puis Jacques le Mineur, fils d’Alphée. Certains identifient ce dernier avec Jacques, frère du Seigneur, qui fut le premier évêque de Jérusalem et qui joua un rôle extrêmement important dans l’Église primitive.Mais il semble bien que ce dernier soit un troisième Jacques, différent des deux autres. (J’ai eu l’occasion d’analyser cette question lorsque j’ai publié et commenté le texte copte des deux Apocalypses attribués à ce Jacques dans la tradition gnostique).

C’est à ce Jacques, dit « frère du Seigneur » qu’est attribuée l’Épitre de Jacques.L’enseignement de cette lettre est essentiellement moral, et il a la caractéristique intéressante de nous présenter une éthique qui est à la fois aussi bien juive que chrétienne.D’ailleurs l’introduction de cette Lettre, dans l’édition de la TOB, signale que cela n’est pas sans intérêt à notre époque, dans le cadre du dialogue judéo-chrétien.

Le texte que nous avons aujourd’hui à l’Eucharistie est tiré du chapitre trois de cette lettre et nous présente un enseignement moral, d’une façon un parfois un peu « brutale » : « Vous êtes pleins de convoitise... alors vous tuez ; vous êtes envieux... alors... vous faites la guerre. Vous n’obtenez rien parce que vous ne priez pas ; vous priez, mais vous ne recevez rien parce que votre prière est mauvaise : vous demandez des richesses pour satisfaire vos instincts ». – Ce n’est pas un enseignement mystique très exaltant !

En réalité, cette section de la Lettre de Jacques décrit l’opposition entre la sagesse du monde, d’où viennent toutes ces choses, et la Sagesse qui vient de Dieu et qui est « droiture... paix, tolérance, compréhension... pleine de miséricorde et féconde en bienfaits. »

On pourrait établir un lien entre cet enseignement et celui de l’Évangile d’aujourd’hui où l’on voit, d’une part, les disciples se disputer – selon l’esprit du monde -- pour savoir lequel d’entre eux est le plus grand, et où, d’autre part, Jésus les invite à l’esprit de simplicité et d’humilité d’un petit enfant.

On pourrait aussi trouver dans le chapitre de la Règle de saint Benoît sur le bon zèle qui conduit à Dieu et le mauvais zèle qui conduit à l’enfer un bon commentaire de ce texte de Jacques (même si Benoît ne cite jamais explicitement la Lettre de Jacques). Et l’on sait que ce chapitre de Benoît sur le bon zèle ne peut se séparer de celui sur l’obéissance mutuelle, où l’exemple donné est celui du Christ Jésus qui s’est fait obéissant jusqu’à la mort.

Ce que nous enseigne ce texte de Jacques, et le chapitre de saint Benoît que je viens de mentionner, c’est qu’il y a une lutte entre les puissances du mal et celles du bien qui se mène à tous les niveaux :au niveau mondial, entre les nations, au sein de chaque communauté humaine, et – tout d’abord – dans le coeur même de chaque personne humaine.

L’histoire d’aujourd’hui comme celle du passé est caractérisée par des guerres meurtrières entre les peuples. Nous tous ici présents ne pouvons pas faire grand chose – en fait, nous ne pouvons rien faire, directement du moins – pour résoudre ces conflits.Mais nous pouvons – et devons – y travailler, en gérant le même conflit en chacun de nos coeurs.Notre travail de conversion continuelle consiste à nous assurer sans cesse que la sagesse qui guide notre vie n’est pas la sagesse du monde, qui mène aux tensions et au conflits, mais la sagesse de Dieu, qui nous ouvre à la tolérance, à la compréhension de l’autre, à la miséricorde.

Aucune communauté, comme aucun groupe humain, n’est exempte d’un certain nombre de tensions ou de conflits.Qu’il suffise de penser à l’Évangile d’aujourd’hui où les Apôtres, que Jésus avait soigneusement formés durant près de trois ans, se disputent pour savoir lequel d’entre eux est le plus grand, alors même que Jésus vient de leur annoncer sa propre mort.Quand de tels conflits naissent, la solution n’est pas dans des techniques psychologiques ou sociales, mais dans un effort de lucidité de la part de chacun pour découvrir quel esprit guide ses gestes ou ses paroles, et surtout pour laisser l’Esprit de Dieu s’emparer de lui et guider ses actes.

Armand Veilleux

Chapitre pour le 30 août 2009

Accueillir humblement la parole de Dieu semée en nous

À partir de ce 22ème dimanche du Temps Ordinaire (année B), la deuxième lecture de la Messe est tirée de la Lettre de Jacques. Je ne m’attarderai pas ce matin à étudier toutes les questions soulevées par les exégètes et les historiens autour de cette écrit du Nouveau Testament et de la personne de Jacques. Le Nouveau Testament nous parle de deux, et probablement de trois Jacques distincts. L’auteur de cette Lettre n’est clairement pas Jacques, fils d’Alphée et l’un des Douze. Il n’est pas sûr non plus qu’il fut le « Jacques, frère du Seigneur », qui fut dès le début à la tête de l’Église de Jérusalem.De toute façon, cette Lettre fait partie du Canon des Écritures, même si elle prit beaucoup plus de temps que tous les autres écrits du NT à se faire reconnaître comme faisant partie de ce canon. (Seulement vers la fin du 4ème siècle en Occident).

La lecture de ce matin est un choix de versets du 1er chapitre, centré sur la Parole de Dieu. Le texte central est sans doute le verset 18 : « Il (le Père céleste) a voulu nous donner la vie par sa parole de vérité, pour faire de nous les premiers appelés de toutes ses créatures ».

La première chose affirmée est que la Parole de Dieu est un don que nous avons reçu – ou que nous recevons sans cesse.Dans les versets précédents l’auteur disait que « les dons les meilleurs, les présents merveilleux, viennent d'en haut, ils descendent tous d'auprès du Père de toutes les lumières ». Sa Parole est le meilleur de ces dons.Cette Parole est évidemment son propre Fils fait homme, mais c’est aussi toute la Bonne Nouvelle qui nous a été transmise par son Fils, qui est « Parole de Vérité ». Par Lui, il nous « a donné la vie », dit Jacques.Rappelons-nous les paroles de Jésus lui-même qui dit qu’Il est venu pour que nous ayons la vie, et que nous l’ayons en plénitude. De plus, Jacques nous présente ce don de la vie comme une volonté du Père : « il a voulu nous donner la vie », donc comme un acte gratuit d’amour. Et cette décision, cette volonté est un appel. « ... pour faire de nous les premiers appelés de toutes ses créatures ». Nous reconnaissons ici facilement des réminiscences de la théologie paulinienne sur la prédestination.Tout, dans la vie spirituelle, commence par un appel.Dieu est toujours le premier qui appelle, et nous ne pouvons que répondre.

Jacques dit aussi, au début du texte, que le Père qui nous a donné sa Parole est « le père de toutes les lumières » -- antérieur et supérieur à toutes les formes créées et passagères de lumière ou de clarté.

Jacques nous décrit ensuite quelle doit être notre attitude à l’égard de la Parole qui nous est donnée. La première chose est évidemment qu’il faut l’accueillir. «Accueillez donc humblement la parole de Dieu semée en vous; elle est capable de vous sauver ». Le mot « accueillir » est beaucoup plus fort et beau que simplement « recevoir ». Il s’agit de l’acceptation d’un don. Il s’agit d’un mouvement plein de respect et d’affection vers celui qui nous offre un don. De plus, cette Parole ne nous est pas apportée de l’extérieur.Elle est semée en nous. Il s’agit de la présence du Père et du Fils qui viennent habiter en celui qui écoute la Parole de Jésus (cf. Jean 15). Cette présence, n’est pas une simple « voix » intérieure.Elle est beaucoup plus.Elle est une semence – une semence de vie, qui peut donc nous sauver, puisque le salut consiste dans la communication de la vie divine.

Jacques dit donc que, dans un premier temps il faut accueillir la Parole.Et il ajoute tout de suite que, dans un deuxième temps, il faut « la mettre en application » : « Mettez la Parole en application, ne vous contentez pas de l'écouter; ce serait vous faire illusion ». Nous pourrions passer notre vie à lire et à méditer l’Écriture Sainte, à faire notre lectio divina, comme on aime dire de nos jours.Tout cela, dit Jacques, est illusion, si nous ne mettons pas en pratique ce que nous lisons, ou la Parole prononcée en nos coeurs. Cette mise en pratique n’est pas une sorte d’expérience mystique.Il s’agit de quelque chose de concret.

Jacques est très pratique.Il donne tout de suite un exemple concret de ce en quoi consiste la mise en pratique de la Parole semée en nos coeurs : « Devant Dieu notre Père, la manière pure et irréprochable de pratiquer la religion, c'est de venir en aide aux orphelins et aux veuves dans leur malheur, et de se garder propre au milieu du monde ».

Ce n’est là qu’un exemple concret, mais le message est clair : La Parole reçue est un geste d’amour de Dieu, un message d’amour.Notre réponse ne peut être qu’une réponse d’amour ; mais cet amour de Dieu est illusion s’il ne s’incarne pas dans l’amour du prochain.

Je crains que tous les livres et tous les nombreux – sans doute trop nombreux – articles sur la lectio divina oublient cet enseignement pratique.Notre lecture de la Parole de Dieu ne doit pas être un exercice destiné à nous réchauffer le coeur, mais une attitude dans laquelle nous nous laissons interpeller à vivre dans nos relations fraternelles le message de l’Évangile.

Armand VEILLEUX

Chapitre du 27 septembre 2009 Abbaye de Scourmont

Malheur à vous, riches !

Dans l’Évangile, les exigences du Royaume de Dieu sont présentées de deux façons, sous la forme de bénédictions et sous celle de malédictions : d’une part :  « Bienheureux les pauvres » et, d’autre part, « Malheureux vous, les riches ».

La deuxième lecture de la Messe d’aujourd’hui est tirée du dernier chapitre de la Lettre de Jacques et est une assez violente diatribe contre les riches qui exploitent les pauvres, en leur rappelant le caractère éphémère de leur richesse qui ne leur servira guère à la fin des temps.

On pourrait facilement mettre ce texte en relation avec la réunion qui vient de se terminer à Pittsburg, aux USA, des chefs d’état des 20 pays les plus économiquement développés de la planète, d’autant plus que nous faisons partie de la tranche matériellement privilégiée de la population mondiale actuelle.Mais il est sans doute préférable pour nous, qui ne faisons pas partie des décideurs – tout en ne pouvant pas renoncer à une responsabilité collective – de laisser l’Évangile attirer notre attention sur d’autres formes de richesses auxquelles nous pouvons être trop attachées, ou dont nous sommes portés à réclamer la possession exclusive.J’espère que ne pas trop empiéter sur le rôle de l’homéliste de ce matin en réfléchissant un peu sur l’Évangile d’aujourd’hui, pour l’appliquer à notre situation monastique.

La péricope d’Évangile que nous lisons à la Messe de ce matin est composée de plusieurs paroles de Jésus plutôt disparates.Je m’arrêterai pour le moment à la réponse de Jésus aux disciples qui veulent empêcher quelqu’un de guérir au nom de Jésus, car il n’est pas l’un des leurs. Notons tout d’abord, en passant, que dans la mentalité de l’époque où la maladie est attribuée aux puissances du mal, « chassez les démons » veut tout simplement dire « guérir ».

Il est tout surprenant que ce soit Jean, le disciple bien-aimé de Jésus – celui qui écrira de si belles lettres sur l’amour fraternel – que ce soit lui qui dise à Jésus, au nom des Douze . « Nous avons vu quelqu’un chasser des esprits mauvais en ton nom ; nous avons voulu l’en empêcher, car il n’est pas de ceux qui nous suivent. » Et remarquons que Jean ne dit pas : « il n’est pas de ceux qui TE suivent » ;mais bien : « il n’est pas de ceux qui NOUS suivent ». Alors que pour un disciple de Jésus l’essentiel est de « suivre Jésus », et que toute la préoccupation d’un disciple devrait être d’amener les autres à « suivre le Christ », très rapidement la préoccupation devient : « est-il l’un des nôtres ? » ou « est-ce qu’il NOUS suit ? »ou encore : « est-il l’un de nos disciples ? » .On voit qu’a commencé dès ce moment-là la tentation qu’a eue l’Église, tout au long de son histoire, de se préoccuper de se faire des disciples, alors que sa mission est d’amener le Christ et son message au monde.

Au sein de l’Église, la tradition monastique à laquelle nous appartenons, et à travers laquelle nous avons reçu notre appel à suivre le Christ d’une façon particulière, est une grande richesse, un trésor que nous avons reçu et que nous devons transmettre.À certaines périodes cette forme de vie chrétienne attire un très grand nombre de vocations ; à d’autres périodes, beaucoup moins.Apparaissent alors d’autres façons de suivre le Christ, qui ont, comme la nôtre, leur grandeur et leurs limites.Facilement nous sommes portés à dire : « ils ne sont pas des nôtres » -- « ils ne sont pas de ceux qui nous suivent ».Mais la vraie question est : « suivent-ils le Christ ? » et cela nous oblige à reposer sans cesse l’autre question : « suivons-nous le Christ ? ».Peut importe que nous soyons nombreux ou en petit nombre, que nous attirions ou que nous n’attirions pas.La seule chose qui importe est « suivons-nous vraiment le Christ ?Et, évidemment, tous doivent se poser cette question – constamment.

Face aux communautés dites « nouvelles », qui attirent parfois un grand nombre de jeunes, il est légitime d’avoir, comme sur nous-mêmes, un regard charitablement critique, ne fût-ce que pour essayer de les aider à ne pas faire certaines de erreurs que nos propres institutions ont faites dans le passé.Mais nous devons entendre sans cesse la parole de Jésus : « celui qui n’est pas contre nous est pour nous ».Et remarquons que Jésus, dans sa réponse, a, comme Jean, utilisé la première personne du pluriel.Il est devenu l’un des nôtres.Évidemment nous devons étendre cette attitude de respect à toute personne de bonne volonté, qu’elle se dise ou non chrétienne, qu’elle se dise ou non croyante.

Parmi les formes nouvelles de vie communautaire, un certain nombre se donnent le nom de « communautés monastiques », sans avoir un bon nombre des caractéristiques que l’on a toujours considérées comme essentielles à la forme de vie chrétienne qu’on appelle « monastique ».Cela peut être irritant pour nous, qui appartenons à une branche importante de cette tradition monastique.Et j’avoue que cela m’agace parfois.Mais il s’agit de questions de sémantique somme toute assez ridicules.L’important est ce que chacun vit, et non le nom qu’on lui donne ou qu’il veut bien se donner.

Nous pourrions appliquer à toutes ces situations --- que ce soit à celle de l’Église face au monde,ou à nos communautés monastiques face à d’autres mouvements au sein de l’Église d’aujourd’hui – ce que dit saint Benoît dans le beau chapitre de sa Règle sur le « bon zèle ».Être sans cesse préoccupés par ce qui est bon pour l’autre et non pas par ce qui nous est avantageux à nous-mêmes.Nous réjouir de tout ce que Dieu fait pour les autres et de tout ce que les autres font pour Dieu et ses fils, plutôt que de nous préoccuper de nos propres actes de vertu et notre propre témoignage.D’ailleurs, Les seuls vrais témoins sont ceux qui ne sont pas conscients de l’être, leur « conscience » étant totalement accaparée par Celui dont ils sont témoins, dans la simplicité de leur vie.

Évidemment, nous devons vivre cet enseignement de Benoît en tout premier lieu au sein de notre communauté, nous préoccupant sans cesse du bien de la communauté dans son ensemble et du bien de chacun de nos frères avant de satisfaire nos désirs individuels.

Armand VEILLEUX

26 juillet 2009

Chapitre à la Communauté de Scourmont

Le CG de 1969 et ce qui l’a préparé

L’année 2009 marque le 40ème anniversaire de l’envoi d’un homme sur la lune ; pour nous c’est aussi le 40ème anniversaire du Chapitre Général de 1969, qui fut certainement un point tournant dans l’histoire de notre Ordre au 20ème siècle.

Ce Chapitre fut important pour plusieurs raisons.D’abord à cause des documents qu’il produisit, en particulier la Déclaration sur la vie cistercienne et le Statut sur l’Unité et le Pluralisme.Ces documents marquèrent profondément toute l’évolution de l’Ordre par la suite, en particulier le premier qui affirmait très clairement l’orientation contemplative de notre Ordre.On retrouvera très clairement l’orientation contemplative de ces deux documents dans nos Constitutions, puis dans tous les Statuts rédigés par la suite.

Le CG de 1969 fut aussi important parce qu’il lança le travail de refonte de nos Constitutions (même si un travail préliminaire avait déjà été fait). Du point de vue liturgique, ce fut aussi un moment important, puisqu’on décida de demander pour tout l’Ordre une « Loi cadre » semblable à celle obtenue auparavant par les régions du Canada et des USA, permettant une grande flexibilité pour adapter la célébration de l’Office à la situation particulière de chaque communauté.Et puis, c’est à ce Chapitre qu’on remplaça l’abbatiat à vie par l’abbatiat ad tempus (d’abord ad tempus non definitum ; en attendant, cinq ans plus tard la possibilité de l’abbatiat ad tempus definitum).

Ce Chapitre fut aussi important à cause de son atmosphère.On pouvait y sentir la présence de l’Esprit.On aurait pu s’attendre à ce que ce soit un Chapitre très difficile avec de pénibles confrontations entre les Régions, dont certaines désiraient un pluralisme beaucoup plus grand dans l’Ordre et d’autres y étaient fortement opposées.Finalement les deux grands documents que j’ai mentionnés tout à l’heure furent votés à la presque unanimité.

L’Ordre n’était plus le même après ce Chapitre.Il faudra attendre celui de 1984 pour vivre une expérience semblable (mais pas aussi intense).

Ce qui a préparé ce Chapitre

Dans un prochain entretien je reviendrai sur le contenu des deux documents clés.Ce matin je voudrais simplement mentionner tout ce qui a préparé ce Chapitre, qui fut en réalité le point d’arrivée d’une longue évolution (et aussi le point de départ d’une autre évolution – continuation de la première). Les deux volumes publiés par l’Ordre l’an dernier sur la vie de l’Ordre au 20ème siècle, et que nous avons lus au réfectoire (comme plusieurs des maisons de l’Ordre l’ont fait), nous a d’ailleurs décrit cette évolution.

Il y a eu, bien sûr, Vatican II ;mais l’évolution avait commencé bien avant cela.

Notre Ordre, né en 1892 (de l’union de diverses Congrégations issues de la réforme de La Trappe) avait connu un développement lent et continu de 1892 à 1944, avec un arrêt durant les années de la première Guerre Mondiale.L’Ordre était jusqu’à ce moment-là essentiellement européen, tout en ayant quelques maisons au Japon, en Chine, en Amérique et une en Afrique du Nord.Les Chapitre Généraux annuels à Cîteaux (auxquels les abbés des pays lointains ne venaient que tous les cinq ans) étaient toujours en français, sans traduction.

Après la seconde Guerre Mondiale, les vocations dans les monastères américains se multiplièrent à un rythme surprenant. À un moment donné il y avait à l’abbaye de Gethsemani, au même moment, 100 novices de choeur et 98 novices convers.Les deux abbayes de Gethsemani et de Spencer firent de nombreuses fondations aux États-Unis en quelques années.L’équilibre de l’Ordre se trouvait modifié : Un grand nombre des moines – et des moniales – étaient désormais d’une culture non européenne (avec toutefois des racines européennes), avec une relation très différente à la Tradition et surtout aux « traditions » du passé.

En 1951 Dom Gabriel Sortais fut élu Abbé Général.Il remplaçait Dom Dominique Nogues, qui avait été assez opposé à tout changement des observances.Dom Gabriel entreprit de visiter en quelques années tous les monastères de l’Ordre (ce qui n’avait pas été fait par les Abbé Généraux antérieurs, et qui deviendra une norme pour ses successeurs).Il était plutôt traditionnaliste par tempérament, mais un homme de bon sens avec un souci pastoral.Il se rendit compte tout de suite qu’on ne pouvait plus fonder l’unité de l’Ordre sur l’uniformité des observances, et que des changements d’observances étaient aussi nécessaires au niveau de l’ensemble de l’Ordre pour assurer dans nos communautés une vie de prière équilibrée.Il entreprit dès le Chapitre Général de 1953, puis à ceux de 1954 et 1955 une série de réformes, dix ans avant l’aggiornamento de Vatican II.Les anciens parmi nous se souviendront de la suppression des Offices quotidiens De Beata et presque quotidiens des défunts.

Un autre élément important fut les conséquences de la publication par le Saint Siège du document sur les études ecclésiastiques, Sedes Sapientiae, en 1956.Jusqu’à ce moment-là les moines de choeur devenaient tous prêtres, sauf exception, et les études se faisaient normalement dans chaque monastère.En quelques endroits ces études étaient de très bon niveau ;mais dans la plupart des cas leur niveau était assez bas.Désormais on ne pourrait continuer à faire les études de préparation au sacerdoce dans chaque monastère que si l’on y avait l’équipe nécessaire de professeurs qualifiés, munis des titres académiques nécessaires.Dom Gabriel, toujours obéissant à Rome, prit cette décision très au sérieux et bâtit Monte Cistello, qui devint un collège international attaché à la Maison Généralice. Durant quelques années un grand nombre d’étudiants y furent envoyés.Le nombre diminua assez rapidement par la suite pour diverses raisons. (D’abord, au bout de quelques années, la pluparts des monastères eurent le nombre voulu de professeurs qualifiés, puis le nombre des vocations diminua, et l’on commença aussi à envoyer des étudiants dans les universités locales, d’autant plus que les cours donnés à Rome passèrent du latin à l’italien).

Monte Cistello eut une grande importance dans le développement de l’Ordre, pour une raison autre que celle des études.Tout à coup se retrouvèrent ensemble à Rome, auprès de la Curie Généralice, des étudiants – jeunes pour la plupart – venant de toutes les parties de l’Ordre, à une époque où beaucoup de questions se posaient aussi bien dans l’Ordre que dans l’Église, surtout durant le Concile et l’après-Concile.Beaucoup de ces étudiants venant de pays lointains passèrent leurs étés dans des monastères d’Europe ou en visitèrent un certain nombre avant de retourner chez eux.De nombreuses amitiés se créèrent, et cela concourut énormément à créer dans l’Ordre un esprit commun, qui favorisa l’évolution subséquente, d’autant plus qu’un bon nombre de ces étudiants romains se retrouveront ensemble au Chapitre Général au cours des décennies suivantes, jusqu’à aujourd’hui.

Dom Gabriel, sans être le moins du monde féministe, perçut aussi que les moniales ne pouvaient continuer à être soumises en tout et partout à un Chapitre Général composé uniquement d’hommes.Il convoqua, à partir de 1958 à Cîteaux les Réunions d’Abbesses, qui deviendront ensuite des Chapitre Généraux de la Branche Féminine de l’Ordre.

La situation des frères convers et des soeurs converses préoccupait aussi Dom Gabriel.Tout en estimant ce qui était l’essentiel de la vocation des convers et des converses, il perçut assez rapidement que le fait d’avoir au sein d’une même communauté deux catégories de personnes des droits et des devoirs différents n’était plus acceptable.Il mit en marche le mouvement de ce qu’on appellera l’Unification de nos communautés, et qui sera terminé après sa mort.

Il avait aussi fait préparer une révision provisoire du Livre des Us, qui fut terminée en 1963 et fut ronéotypée à la Maison Généralice, portant sur la page couverture la mention « Monte Cistello 1963 ».(Cette édition connut une publicité inattendue ces derniers temps dans un certain « privilège » accordé par le Saint Siège à un monastère de l’Ordre).

Puis ce fut Vatican II.– J’y reviendrai dimanche prochain.

Armand Veilleux