8 avril 2012 - Chapitre

Pâques

Saint Benoît dit que la première condition pour qu'un novice soit admis à la profession monastique, est d'avoir démontré qu'il cherche vraiment Dieu."Chercher Dieu" est quelque chose d'essentiel à toute vie humaine.

"Chercher Dieu" -- c'est là une belle expression; mais la réalité que cette expression recouvre n'est pas facile à définir.Un exemple peut donc être plus utile qu'une définition.Et un merveilleux exemple, nous le trouvons dans le passage de l'Évangile d’aujourd’hui.

Deux femmes, parmi celles qui avaient suivi fidèlement Jésus depuis la Galilée jusqu'en Judée, et même jusqu'au Calvaire, le cherchent au matin du troisième jour.Elles le cherchent malgré les ténèbres -- ténèbres intérieures et extérieures -- malgré leur tristesse et leur peur.Elles sont un très bel exemple de ce que signifie être vraiment disciples de Jésus.

L'ange leur ditN'ayez pas peur... Je sais que vous cherchez Jésus, le crucifié.Il n'est pas ici, car il est ressuscité...Vite, allez dire à ses disciples: 'Il est ressuscité d'entre les morts;il vous précède en Galilée vous le verrez!'."

Chercher parmi les morts celui qui est vivant.N'est-ce pas ce que nous faisons souvent, restant fixés sur tout ce qu'il a pu y avoir de pénible ou de négatif dans notre vie?Et n'est-ce pas la raison pur laquelle nous avons souvent peur et restons paralysés?

Déjà dans l'Ancien Testament, nous pouvons trouver une leçon à ce sujet.Les Juifs eurent certainement leur part de persécutions, de défaites, d'échecs et de peines.Et pourtant, lorsque chaque année, durant la célébration de la Pâque, ils commémoraient leur passé, ce dont ils faisaient mémoire n'était pas leurs peines et leurs défaites, pas même leurs péchés.C'était avant tout les merveilles que Dieu, dans son amour et dans sa miséricorde, avait faites pour eux.À leur exemple, nous avons fait la même chose cette nuit, écoutant une longue série de lectures de l'Ancien et du Nouveau Testament.

Ainsi devons-nous faire dans notre vie.Nous pouvons tous trouver dans notre vie-- quoique dans des mesures diverses, évidemment -- des douleurs, des échecs, des péchés, des injustices (subies ou infligées), etc. -- soit dans notre propre passé soit dans celui de nos parents.Nous pouvons choisir de passer la majeure partie de notre existence dépensant nos énergies à analyser ce qui n'a pas fonctionné.En faisant ainsi nous cherchons la vie dans ce qui est mort.

Pour nous la résurrection a un sens profond, parce que nous avons la foi -- et dans la mesure où nous avons la foi.Le message que l'ange a confié aux femmes -- celui d'aller dire aux disciples qu'il les précède en Galilée et que c'est là qu'ils le verront -- ce message est aussi pour nous.C'est dans notre Galilée que Jésus veut nous rencontrer.Notre Galilée pour chacun de nous, c'est notre communauté.

Cherchons Jésus -- non pas parmi les morts, non pas dans un monde artificiel en dehors de la vie, mais dans nos occupations les plus ordinaires de chaque jour.C'est là qu'Il nous attend.

Chapitre à la Communauté de Scourmont
Pentecôte, 27 mai 2012

Pour une vision d’espérance

          Nous avons eu, cette semaine, l’Assemblée Générale annuelle de la COREB (Conférence des Religieux et Religieuses de Belgique), qui regroupe désormais en une seule Conférence non seulement les Religieux et les Religieuses, mais aussi les actifs et les contemplatifs. Nous avions conçu la première partie de la journée comme une Session de Formation, ouverte à tous les religieux et religieuses (et non seulement aux Supérieurs Majeurs), et nous avions invité comme personne ressource Monsieur Jérôme VIGNON.  Ce dernier est l’actuel président des Semaines sociales de France.  Il fut durant de nombreuses années un collaborateur de Jacques DELORS, qui fut président de la Commission européenne de 1985 à 1994.  Il nous a parlé des crises actuelles que traverse l’Église ainsi que la plupart de nos Sociétés occidentales – mais aussi orientales – comme de moments de « clarification » débouchant sur l’espérance.  Je crois que tout cela n’est pas étranger à la solennité d’aujourd’hui, d’autant plus que nous avons besoin de toutes les lumières de l’Esprit Saint pour analyser ce qui se passe et pour trouver comment « grandir dans la crise ».

          La première partie de l’exposé de Monsieur Vignon avait pour titre : « comprendre la crise » et puis l’interpréter. La deuxième partie voyait comment notre analyse affecte notre compréhension de l’évangélisation ; et la troisième, qu’il a à peine touchée concernait l’application de cette vision à la vie religieuse.

          Comprendre la crise :  Il y a toujours eu des crises dans l’histoire de l’humanité.  Il n’y a en cela rien de nouveau. Mais ce qui est nouveau c’est, qu’au moins en Occident, il s’agit d’une crise globale qui affecte tous les aspects de la vie et qui remet en question la démocratie telle que nous avons essayé de la vivre depuis quelques siècles : crise alimentaire, énergétique, financière, sociale, etc. À cela s’ajoute un manque évident de conscience collective de cette crise et de ses causes.

          Il y a évidemment dans la situation actuelle beaucoup d’éléments positifs, qui sont souvent des valeurs chrétiennes sécularisées.-- Ce qui veut dire que la sécularisation n’est pas nécessairement quelque chose de négatif --. L’affirmation de droits humains inaliénables et universels ainsi quel celle de l’égalité de tous les humains, hommes ou femmes, de quelque origine culturelle que ce soit est certainement un fruit de l’Évangile.  Mais cette affirmation des droits de la personne se transforme souvent en recherche de droits individuels conduisant à un manque de solidarité. Il y a en même temps un assèchement de la conscience. Donc une crise des valeurs, un bouleversement de l’éthique individuelle et une dissociation entre l’éthique et l’ethos de la société.

          Deux lectures de cette situation sont possibles. Une première lecture voit en tout cela un énorme cataclysme. Tout s’écroule, rien ne fonctionne plus chez l’homme occidental, parce qu’il a abandonné Dieu. Il faut tout faire pour restaurer la situation sociale et religieuse des siècles passés.  C’est l’interprétation qui vient généralement de Rome, de nos jours, non sans un vent de peur et même de panique.

          Une autre vision, qui est celle de Monsieur Vignon, et qui me rejoint beaucoup, est qu’on se trouve devant non pas un cataclysme mais une métamorphose de la conscience collective, partout en Occident mais aussi dans le reste du monde. Et l’Esprit ne peut être étranger à cette métamorphose.  Cette métamorphose se manifeste dans une remise en question pas nécessairement de l’autorité comme telle mais du rôle de l’autorité et des modalités de son exercice. L’exercice de l’autorité, pour être accepté, doit s’inscrire dans un dialogue épistémologique.

          Il y a une métamorphose dans l’approche de la vérité.  Il ne s’agit plus de transmettre une vérité toute faite, mais de faire accoucher de la vérité. Nous devons faire ensemble la vérité. Jésus parle d’ailleurs de « faire la vérité » ; et dans l’Évangile d’aujourd’hui il promet à ses disciples non pas que l’Esprit leur enseignera la vérité, mais qu’il les conduira à la vérité tout entière.

          Au niveau social et politique, une légitimité participative a remplacé une démocratie élective où quelques-uns décidaient pour tout le peuple. L’autorité se doit d’être collégiale. Il faut toujours rechercher ensemble la vérité plutôt que de répéter des vérités qui découleraient logiquement d’une « loi naturelle ».

          Les deux façons de voir la crise actuelle, avec ses richesses et ses limites, conduisent à deux conceptions différentes de l’Évangélisation : ou bien l’on résiste, ou bien l’on écoute.

          L’attitude actuelle de Rome va plutôt dans la direction d’une résistance.  Résistance à tout ce qui est apparaît comme sécularisation et relativisme.  Il faut d’abord ré-évangéliser les Catholiques eux-mêmes (année de la foi) pour ensuite affronter le monde déchristianisé.  C’est vraiment une approche frontale. Lorsqu’on s’ouvre à ceux de l’extérieur, c’est dans des « portiques des Gentils », donc chez-nous.

          Pour d’autres catholiques, l’approche est différente. Bien sûr, on est d’accord pour un ressourcement constant de la foi et de la vie de prière. Mais la nouvelle évangélisation n’implique pas une condamnation du monde. Elle implique de mettre sans cesse la culture actuelle, dans tous ses aspects, en contact avec l’Évangile. On parle d’une « ambition chrétienne » plutôt que du désir de faire entrer tout le monde dans la structure de l’Église catholique.

          Le récit des pèlerins d’Emmaüs est une belle icône de cette approche. Il s’agit d’une rencontre dans le dialogue et qui aboutit non à un acquiescement de l’esprit à des vérités enseignées, mais aboutit à un éblouissement final.

          Beaucoup de communautés religieuses actives, qui sont très présentes au monde, de par leur charisme, vivent cette métamorphose.  Elles ont été fondées pour enseigner ou pour s’occuper des malades, ou pour la prédication.  Elles ont eu un rôle important dans les structures ecclésiales, dans le passé.  Aujourd’hui, souvent réduites en nombre, elles se sont métamorphosées, et vivent souvent sous plusieurs formes le chapitre 25 de Matthieu.  Plusieurs s’occupent des plus démunis et des plus rejetés de notre monde, en particulier des demandeurs d’asile, et surtout de ceux dont la demande a été refusée et qui doivent vivre dans la clandestinité. Ces témoins de l’Évangile vivent parfois seuls, ou en tout petits groupes, mais sont reliés dans une communauté forte centrée sur le Christ et le service de ses plus petits.

          Cette évolution de la vie religieuse, tout comme la naissance de plusieurs communautés chrétiennes du genre de ce qu’on a appelé dans le passé des « communautés de base » dont des sources d’espérance.

          Il n’y a pas de raison d’être défaitiste.  Un monde nouveau est en train de naître, connaissant actuellement les douleurs de l’enfantement. L’Esprit y est à l’œuvre. Nous n’avons pas à transformer le monde, mais à témoigner de l’Évangile dans un monde en transformation.

Armand VEILLEUX

Chapitre de Scourmont
12 juin 2011

Le respect de la différence

Le récit évangélique de la Messe de la Pentecôte est toujours tiré de l’Évangile de Jean : soit une section du récit de la dernière Cène, où Jésus promet l’Esprit à ses disciples (années B et C), soit l’apparition de Jésus à ses disciples le soir du jour de la Résurrection (année A). Par ailleurs, la première lecture est toujours le récit de la Pentecôte qu’on trouve au chapitre 2 du Livre des Actes.Je commenterai l’Évangile dans l’homélie de la Messe ;je voudrais m’arrêter maintenant un peu au récit des Actes.

Luc y décrit l’envoi de l’Esprit Saint d’une façon colorée et dramatique.Les disciples se trouvent réunis dans la « chambre haute », sans doute la même où ils s’étaient réunis avec Jésus pour célébrer la dernière Cène.Luc semble bien vouloir mettre cette « chambre haute » en opposition avec la Tour de Babel dont nous parle le Livre de la Genèse.

Cependant, pour bien percevoir le lien entre les deux récits, il ne faut pas faire du récit de Babel une lecture de type colonial, où l’unicité de la langue apparaît comme un idéal et la multiplication des langues comme un châtiment divin.En réalité le sens du récit est tout différent.Il s’agissait d’une critique de la prétention de Babylone à la domination universelle.La multiplication des langues mit fin à cette prétention.Par cette affirmation de leur différence les hommes se sont libérés de cette hégémonie.La construction de la tour qui prétendait s’élever jusqu’au ciel fut arrêtée et chaque peuple découvrit et affirma son identité propre.

Ce qui se produit le jour de la Pentecôte, ce n’est pas un miracle transformant les Apôtres (et tous les disciples présents, qui sont au nombre de 120 – cf. Actes 1,15) en autant de polyglottes parlant toutes les langues.Le miracle se produit plutôt chez les auditeurs.Chacun entend le message dans sa propre langue.Et Luc prend plaisir à établir une longue liste des peuples d’où proviennent tous ceux qui reçoivent le message : ce sont des Parthes, des Mèdes, des Élamites, etc. etc.

Je ne puis m’empêcher ici de penser à cet admirable passage du « Testament » de Christian de Chergé écrit peu avant d’être assassiné en Algérie, il y a quinze ans.Il parle de sa « lancinante curiosité » de voir ses frères de l’Islam à travers les yeux de Dieu, tout illuminés de la gloire du Christ, [et] ... investis par le Don de l'Esprit dont la joie secrète sera toujours d'établir la communion et de rétablir la ressemblance, en jouant avec les différences.

Dieu nous a créé à son image et à sa ressemblance – ce qui est le thème de la session que nous donne ces jours-ci le professeur Jean Leclercq (de l’Université de Louvain). Mais Dieu nous a aussi faits différents les uns des autres.Cette différence, qui est l’une des caractéristiques de notre beauté comme créatures, est très importante aux yeux de Dieu, qui la respecte et y prend plaisir.Si nous nous regardons mutuellement avec les yeux de Dieu, nous admirerons et respecterons cette différence.Cela vaut des personnes.Cela vaut aussi des peuples et des nations.

Ce message vaut pour tous les temps.Il assume une signification et une importance toute nouvelle en notre temps.Nous voyons de nos jours comment le refus de la différence de l’autre qui conduit à vouloir imposer par la force à des pays tout différents de nos sociétés occidentales des formes de gouvernement élaborés par des Occidentaux pour des Occidentaux, aboutit rapidement à des impasses et à des catastrophes.Nous en avons actuellement un exemple dans ce qu’on appelle le printemps arabe et principalement en Lybie, où les puissances militaires de l’Otan sème la mort avec leurs bombardements en pensant que la démocratie germera de cette destruction.

Le défi – et c’est un défi évangélique avant d’en être un politique – est de faire naître un monde où chaque nation se sente non seulement respectée mais affirmée dans sa différence, que celle-ci soit d’ordre linguistique, culturelle ou religieuse.L’opposé serait une nouvelle Babylone – la Babylone d’avant l’intervention de Dieu – se construisant comme un énorme empire néo-colonial, élevant face à Dieu sa tour jusqu’au ciel.

L’Église d’aujourd’hui est confrontée elle aussi au même défi.Dans les années qui ont suivi la Réforme protestante et la Contre-Réforme, jusqu’à Vatican II, diverses causes ont provoqué un mouvement d’uniformisation gommant les différences.Vatican II a réaffirmé l’importance d’annoncer le message de telle sorte que chaque peuple et chaque culture le reçoive dans sa langue, c’est-à-dire dans le respect de tout ce qui fait sa différence culturelle.Après Vatican II on a beaucoup parlé de l’option préférentielle pour les pauvres ;de nos jours il faut peut-être se soucier de l’option préférentielle pour la différence.L’Église née le jour de la Pentecôte se doit d’être une présence humble et respectueuse au sein de chaque peuple et de chaque groupement humain, et non la branche religieuse de quelque forme que ce soit d’hégémonie.

Ce qui est le défi de l’Humanité et de l’Église est aussi le défi de toute communauté comme la nôtre. Nous avons noté dans notre « rapport de maison » pour le Chapitre Général que nous apprécions comme une grâce le fait que notre communauté est multiculturelle et que les différences y sont respectées. Remercions Dieu, aujourd’hui, de cette grâce et veillons à la cultiver, en veillant à ce que ce respect s’étende à toutes nos différences, y compris celles de caractère, de goût, de pensée, etc.

Jésus nous en donne le secret dans son discours à la dernière Cène.Au moment même où il exprime sa préoccupation pour l’unité de la communauté de ses fidèles (« Que tous soient un, Père, comme toi et moi sommes un »), il affirme aussi sa volonté et celle de son Père de venir faire sa « demeure » en chacun de nous.

Laissons-nous envahir de l’Esprit de Dieu afin de vivre de telle sorte que tous ceux qui nous voient vivre, de quelque peuple, nation ou religion que ce soit, perçoivent le message de l’Évangile, chacun dans sa « propre langue ».

Armand VEILLEUX

Chapitre pour le 1 janvier 2012

Abbaye de Scourmont

La solitude de Marie

En complément à l’homélie que je donnerai tout à l’heure pour cette belle solennité de Marie, Mère de Dieu, j’aimerais faire quelques réflexions sur la solitude de Marie, qui, la première, vit seule le Mystère qui se vit en elle.

Saint Luc, dans le texte que nous avons lu à Noël, dit que « lorsque les temps furent accomplis », Marie mit au monde Le Premier-né (si l’on traduit littéralement le texte grec), c’est-à-dire le Premier-né du Père éternel.De même dans le passage de la Lettre aux Galates que nous avons comme deuxième lecture ce matin, Paul dit que « Lorsque les temps furent accomplis, Dieu a envoyé son Fils ».C’est là l’élément central et essentiel de la foi chrétienne.Que Jésus de Nazareth ait été une personne extraordinaire, un prophète qui a profondément marqué l’histoire, un grand nombre de personnes de toutes les religions ou même sans religion le reconnaissent.Le propre de la foi chrétienne est de reconnaître et d’affirmer que lorsqu’il apparaît, les temps sont accomplis ; l’aspiration de tous les humains de tous les temps est réalisée ; nous sommes à la fin des temps.Dieu s’est fait l’un de nous. Une nouvelle étape commence qui consistera en la graduelle réalisation dans la pâte humaine de ce qui s’est manifesté en Jésus, né d’une femme, Marie.

Marie est au cœur de ce mystère, comme ce mystère se vit en son cœur.Le mystère de Marie que nous célébrons aujourd’hui est celui d’une solitude d’une profondeur inouïe.Alors que Dieu se faisait Homme pour sauver toute l’humanité, elle a été absolument, tragiquement seule à l’accueillir, au nom de tous les humains, en prononçant son « Oui ».Durant ses neuf mois d’attente, elle a été absolument seule à connaître ce qui se vivait en elle, même si Élisabeth et Joseph en perçurent quelque chose.

À partir du moment où Jésus est né, c’est Lui qui est au cœur de l’histoire et de l’attention.L’Évangile la mentionnera rarement et de façon très discrète.Dans la visite des bergers à la crèche, racontée dans l’Évangile d’aujourd’hui, il est bien dit, au début qu’ils trouvent Marie et Joseph, avec le nouveau-né couché dans une mangeoire ; mais c’est l’enfant qu’ils sont venus voir et c’est de lui qu’ils parlent à tout le monde. Lorsqu’ils repartent, ils laissent Marie à sa solitude et à son secret incommunicable. Elle vit des événements qui la dépassent infiniment, et il n’y a personne avec qui elle peut en parler ; sans doute même pas à Joseph.Elle ne peut que retenir et méditer ces paroles et ces événements dans son cœur.

Elle vivra cette solitude, née de sa mission unique, tout au long de sa vie.Elle en fera l’expérience lors de la présentation de son Fils au Temple, lorsque Siméon et Anne prophétiseront des choses dont elle seule peut pressentir – sans comprendre – le sens. Elle garde cela en son cœur.De nouveau, au même Temple, douze ans plus tard, lors de la « fugue » de Jésus.Et de nouveau encore lorsque Jésus quittera la maison familiale vers l’âge de trente ans pour une mission incompréhensible – si incompréhensible qu’à un moment les membres de sa famille voudront aller le prendre pour le ramener à la maison, car ils pensent qu’il a perdu la tête. Et que dire du moment où elle veut le voir et qu’il lui fait dire : « Qui est ma mère ? »Elle connaîtra cette solitude au pied du Calvaire et, de nouveau, après la mort de son Fils, au cœur de la communauté de croyants qui se constitueront en Église. Toujours elle porte tous ces événements dans son cœur, les repassant et les méditant.

La solitude de Marie donne un sens et un éclairage à notre propre solitude.Je ne parle pas de l’isolement physique qui est un aspect du mode de vie monastique, ni de l’isolement psychologique que nous pouvons nous fabriquer nous-mêmes, où dans lequel des événements douloureux peuvent nous retenir un certain temps. Je parle de la solitude au sens le plus vrai et le plus profond, celle qui se vit dans notre face à face avec Dieu, tout au long de notre vie consciente.Cette solitude est faite de tous les instants où nous avons à faire des choix, à choisir entre un « oui » et un « non » à ce que nous percevons comme un appel, et où nous sommes absolument seuls à pouvoir et à devoir faire ce choix.Bien sûr, on a pu en parler à d’autres, on a pu consulter, peut-être se laisser influencer.Mais le moment du choix est un moment de solitude absolue.Personne ne peut le faire pour nous.Ce sont tous les instants où nous recevons une « mission » -- qui peut d’ailleurs n’être rien de brillant et rien de glorieux ou de remarquable, mais quelque chose que nous devons accepter de faire pour être vrais avec nous-mêmes.

Encore une fois, cette solitude n’a rien à voir avec l’isolement que j’ai mentionné il y a un instant et encore moins avec l’ennui que l’on peut ressentir lorsqu’on est en manque d’une compagnie que l’on désirerait. Il s’agit d’une solitude existentielle – la seule vraie. Sans elle il n’y a pas de vie contemplative ni de vraie rencontre avec Dieu qui nous engendre sans cesse dans ce silence et cette nuit.

Marie, Mère de Dieu, est la mère de toutes nos solitudes.Dans la sienne, elle a engendré son Fils.Puisse-t-elle faire des nôtres des matrices d’où jaillisse sans cesse une vie nouvelle.

En ce premier de l’an, il est de coutume d’implorer les uns sur les autres la bénédiction sur Seigneur.Il n’y a évidemment pas de formule plus belle pour le faire que celle que le Seigneur lui-même transmet au prêtre Aaron à travers Moïse, et que j’aimerais prononcer sur chacun de vous :

Que le Seigneur te bénisse et te garde !

Que le Seigneur fasse briller sur toi son visage,

qu’il se penche vers toi !

Que le Seigneur tourne vers toi son visage,

qu’il t’apporte la paix.

Armand VEILLEUX

Chapitre – Scourmont, le 17 avril 2011

Stabilité de Marie-Robert

Cher frère Marie-Robert, chers frères,

Ta vie monastique a été marquée par l’instabilité qu’a connue ton pays d’origine, le Congo, depuis un peu plus de quinze ans.Entré à Mokoto en 1995, tu as connu l’expulsion de la communauté l’année suivante, et c’est dans ce contexte de passage d’un refuge à l’autre (Himbi, Keshero) que tu as commencé ton noviciat, au moment même où la communauté était provisoirement dispersée. Après ton noviciat et ta profession temporaire à Koutaba, au Cameroun, tu es revenu à Keshero avait la communauté de Mokoto qui s’y était reconstituée en 2000.Après ta profession solennelle tu es venue à Scourmont pour trois ans de formation à l’ITIM, puis tu es retourné à Keshero. Quelques années après tu revenais à Scourmont, la stabilité de la communauté semblant plus favorable à la poursuite de ta formation monastique que la situation alors encore provisoire de Keshero dans la banlieue de Goma.

Il y a maintenant presque un an et demi, tu m’exprimais le désir de faire ta stabilité monastique à Scourmont.Appliquant ce que saint Benoît dit au sujet des frères qui se présentent au monastère avec l’intention d’y entrer, je te fais attendre longtemps – plus d’un an – avant de soumettre ton désir au discernement du Chapitre Conventuel de la communauté de Scourmont.Nous avons accédé à ton désir, sensibles à l’argument que tu avançais : le fait que tu as trouvé à Scourmont un contexte de stabilité qui t’est nécessaire.Nous avons aussi noté ton attachement au lieu et aux frères.

Ayant reçu l’accord du Prieur de Mokoto et de tes frères de cette communauté, nous t’accueillons donc aujourd’hui comme profès stabilié à Scourmont. Et le jour choisi n’est pas sans comporter une série de coïncidences vraiment intéressantes.

Tu portes le nom de notre saint fondateur, Robert de Molesme, fondateur de Cîteaux.Or, c’est aujourd’hui même le 9ème centenaire de la mort de saint Robert. De plus, lorsque Robert et ses 21 compagnons arrivèrent à Cîteaux le 21 mars1098, c’était le dimanche des Rameaux, comme aujourd’hui.J’y vois un appel qui t’est adressé à t’ancrer de plus en plus dans la spiritualité et la grâce cisterciennes, et à vivre cette spiritualité et cette grâce d’une façon stable, dans cette communauté de Scourmont.

La stabilité est une dimension très importante de la Règle de saint Benoît que nos Pères de Cîteaux voulaient vivre authentiquement.Elle attache le moine non seulement à une communauté de frères, mais à un monastère, à un lieu concret où il prie, travaille et lit la Parole de Dieu.Les premiers Cisterciens semblent avoir tout particulièrement saisi cette dimension de la Règle bénédictine.De saint Albéric on dit qu’il était « amator Regulae et fratrum » et de saint Étienne, qu’il était « amator Regulae et loci ».Or, une autre coïncidence intéressante et qu’aujourd’hui, 17 avril, est aussi le jour anniversaire de la canonisation de saint Étienne, selon le ménologe que nous avons lu au dîner, hier.

Ce n’est pas sans un certain paradoxe que nos Constitutions, tout en insistant sur cette importance de la stabilité, parlent aussi de « changement de stabilité ».Cela n’a de sens que parce que notre Ordre est une grande communauté de communautés et que la stabilité dans la grâce cistercienne et dans la conversion du cœur peut se poursuivre dans une autre communauté locale que celle où l’on est entré, si les circonstances le demandent, surtout si, comme c’est ton cas, il s’agit d’une recherche personnelle de stabilité.

Un autre paradoxe, qui montre bien les aspects multiples de la grâce cistercienne, est que tu t’enracines dans la vie cistercienne en faisant ta stabilité à Scourmont, au moment-même où tes frères de la communauté de Mokoto, dont la plupart sont entrés durant les années de diaspora trouvent leur propre stabilité en retournant à Mokoto même, dans le Masisi. Complémentarité des grâces multiples.

Puisqu’on parle de paradoxes, on pourrait en signaler un autre.C’est le lien entre stabilité et déracinement.J’avais développé ce point dans un chapitre, il y a quelques années, en commentantla devise épiscopale du Cardinal Martini : Déraciné il fleurit encore.Martini expliquait, dans un texte, que « par le vœu d’obéissance que fait le jésuite, il ne peut se lier à un lieu quelconque ou à un rôle particulier, mais où qu’il soit appelé pour accomplir son ministère, il doit fleurir et porter du fruit. »La vie du moine est évidemment distincte de celle du jésuite, mais le vœu de stabilité que fait le moine vivant selon la Règle de saint Benoît n’a pas un sens tellement différent de ce que décrit le Cardinal Martini.Le vrai moine est un déraciné.La stabilité monastique implique un déracinement.Afin de s’attacher au Christ – à l’amour duquel rien ne doit être préféré -le moine doit renoncer à sa famille, aux possessions matérielles qu’il pourrait avoir, à sa terre, à son rang social, à sa volonté propre.Il doit être totalement déraciné afin d’être planté dans le jardin du Seigneur.C’est dans la mesure même où il s’est laissé déraciner qu’il peut être enraciné de façon stable dans l’amour de Dieu.

Finalement il s’agit toujours de vivre ici-bas comme pèlerins.Comme le dit la Lettre aux Hébreux : Nous n’avons pas ici-bas de cité permanente, mais nous recherchons celle de l’avenir(Hébreux 13:14). Il est d’ailleurs intéressant de voir que cette affirmation se trouve à fin de la Lettre, dans une recommandation sur la vie communautaire. L’auteur explique comment le Christ, pour sanctifier le peuple, a souffert en dehors de la porte de la cité sainte.Il en conclut que nous devons nous aussi sortir (de nous-mêmes) pour aller à sa rencontre au-dehors. Ce qu’on fait selon lui par l’obéissance et par l’entraide communautaire.C’est une autre façon de reprendre les paroles de Jésus lui-même qui disait : « si quelqu’un ne se renonce pas á lui-même – ce qui revient à dire : s’il ne sort pas de lui-même – il ne peut être mon disciple ».Être disciple veut dire « marcher à la suite de ». Pour marcher à la suite du Maître, il faut sans cesse sortir de soi-même, et se laisser sans cesse transplanter.

Un moine peut être stable dans la mesure où il est vraiment déraciné.

Armand VEILLEUX

Chapitre à la Communauté de Scourmont

la Solennité du Saint Sacrement

26 juin 2011

La concélébration

À l’Eucharistie de ce matin je commenterai l’Évangile du Jour.Dans ce chapitre-ci je voudrais dire un mot d’un aspect pratique de la célébration eucharistique, à savoir la concélébration. Il y a peut-être des points de notre célébration quotidienne que nous aimerions améliorer ; il peut donc être utile de réfléchir dans un premier temps sur le sens de la concélébration. Et il pourra aussi être bon de faire un peu d’histoire.

Tout d’abord l’histoire assez récente.Les plus anciens parmi nous, c’est-à-dire ceux qui ont vécu la vie monastique avant le Concile Vatican II, se souviennent de ce qu’était alors la situation concernant la célébration eucharistique dans nos communautés.Chaque prêtre célébrait sa messe privée qui était servie par un frère convers, un novice ou un moine de chœur non encore prêtre. Les frères convers assistaient aussi ensemble à une messe célébrée pour eux, puis il y avait la messe conventuelle chantée à laquelle personne d’autre que le célébrant ne communiait.Le dimanche, les frères convers assistaient aussi à la messe conventuelle.

Avec la conscience liturgique retrouvée avec Vatican II, on se rend compte combien cette situation était étrange, pour ne pas dire aberrante.Le matin, après les Vigiles, célébrées en commun, tous les prêtres et leurs serviteurs se dispersaient sur autels latéraux pour célébrer privément ce que la théologie nous disait être le sacrement de l’unité. Et tous assistaient plus tard dans la matinée à une messe conventuelle à laquelle personne d’autre que le célébrant ne participait pleinement, puisque lui seul communiait.

Dans les années qui précédèrent le Concile, dans le cadre du mouvement liturgique qui doit énormément à Dom Lambert Baudouin, l’idée de remplacer cette pratique par la concélébration se répandit graduellement.

En réalité, la concélébration avait toujours existé dans l’Église, mais jamais de la façon dans laquelle on la connait actuellement.Il faut dire que notre pratique actuelle est une chose nouvelle. Dans l’Église ancienne, l’usage de la concélébration était pratiqué lorsqu’on voulait souligner l’unité du sacerdoce et l’unité entre diverses Églises locales ; par exemple lorsqu’un évêque en recevait un autre comme hôte dans sa cathédrale.De même lorsque plusieurs évêques en consacraient un autre.Et lors de l’ordination sacerdotale le nouveau prêtre concélébrait avec l’évêque qui venait de l’ordonner.

Hors ces cas qui demeuraient des exceptions, on insistait dans l’Église ancienne sur l’unicité de célébration dans chaque Église locale. On n’imaginait pas une co-présidence de l’Eucharistie, et il était normal que les prêtres qui n’avaient pas une assemblée à présider participent, comme les autres fidèles, à une messe célébrée par un d’entre eux.On dit que les Papes Pie IX et Léon XIII ne célébraient pas quotidiennement, mais préféraient assister et communier à une messe célébrée par quelqu’un d’autre.

Quant à l’ensemble des fidèles, la communion était devenue très rare pour eux au cours des siècles ; et c’est Pie X qui, très heureusement, rétablit l’accès facile et même quotidien pour tous à l’Eucharistie.C’est depuis lors que l’on considère qu’il est essentiel pour un bon chrétien et en tout cas pour un religieux de communier tous les jours.On considère aussi qu’il est normal pour un prêtre de célébrer tous les jours, même s’il n’y a jamais eu aucune règle canonique l’obligeant à le faire.

Toujours est-il que Vatican II, dans la Constitution Sacrosanctum concilium publiée dès la première session du Concile, n’introduit pas la concélébration, puisqu’elle existait déjà, mais en élargit le champ d’exercice (nº 57).Toutefois, les Pères conciliaires ne prévoyaient pas du tout une concélébration quotidienne dans les monastères, comme nous le faisons.Ils mentionnaient qu’on pourrait utiliser la concélébration, par exemple, lors bénédiction d’un abbé, comme on le fait lors d’une ordination sacerdotale ou épiscopale.Mais dès la promulgation de la Constitution, la pratique de la concélébration quotidienne s’est rapidement répandue dans les communautés monastiques d’hommes.Rome fut pris de court, et la législation dut suivre la vie.Au début, Rome insistait pour que tous les concélébrants portent la chasuble. Puis on insista sur l’aube, ne jugeant pas que la coule fût un ornement liturgique, même si déjà la pratique s’était répandue de faire des aubes identiques à des coules monastiques, etc.

Il y aurait beaucoup à dire – mais nous n’en avons pas le temps ce matin – sur la « petite histoire » qui entoura l’élaboration du rituel de la concélébration.Beaucoup d’éléments de ce rituel avaient explicitement pour but de ménager la sensibilité des prêtres – surtout des prêtres âgés qui célébraient en privé depuis de nombreuses années – et qui auraient l’impression de ne « pas dire la messe », si on n’imaginait pas des façons de leur faire faire quelque chose durant la célébration, tel que la récitation des mémentos, par exemple.

Déjà dès les débuts, de bons liturgistes voyaient cette concélébration de tous les prêtres dans une communauté monastique comme une simple transition permettant de mettre fin à la pratique des messes privées juxtaposées. En effet, s’il était anormal pour une communauté que personne d’autre que le célébrant ne communie à une messe conventuelle, il est aussi anormal d’avoir une célébration où le nombre des présidents est plus grand que le nombre des autres participants.En effet, en bonne théologie, la messe est célébrée par toutes les personnes qui y participent et le rôle du prêtre ordonné est de présider cette célébration.

Le sacrement de l’Eucharistie a pour but de rendre présent l’unique sacrifice du Christ, afin que tous les fidèles, y compris les prêtres, puissent s’y unir.Ce sacrifice est unique et n’est jamais répété.Il est donc simplement rendu présent.Qu’il le soit par le ministère d’un prêtre ou par celui de vingt prêtres ne change rien. Dans une communauté où il y a vingt prêtres, Dieu n’a pas besoin que tous concélèbrent. Eux peuvent en avoir besoin, et c’est pourquoi ils le font. Il n’y a donc rien de scandaleux à ce qu’un prêtre préfère participer à l’eucharistie comme le reste des fidèles plutôt que de s’ajouter au nombre des concélébrants.

Très tôt, dans nos monastères, on a essayé de faire en sorte que la concélébration soit vraiment une affaire de communauté et que la séparation des prêtres concélébrants des autres participants ne soit pas trop accentuée. Ainsi, en général toute la liturgie de la Parole se déroule dans les stalles du chœur et toute la communauté monte dans le sanctuaire pour la seconde partie de la célébration.

Il y a aussi la question de la présence des laïcs.Si on accepte que des laïcs, en particulier des retraitants et retraitantes, participent à notre célébration eucharistique, nous devons voir à ce qu’ils « participent » vraiment, formant avec nous une seule « communauté célébrante » et ne soient pas de simples spectateur à une action faite par d’autres devant eux.

Autant de notions dont il faudra tenir compte dans une révision éventuelle de nos modes de concélébration. La notion théologique fondamentale à retenir est celle de l’unicité du sacrifice du Christ, à laquelle le nombre des célébrations n’ajoute rien en lui-même.L’autre notion tout aussi importante est celle de l’unité de la communauté qui doit être manifestée aussi dans la forme de célébration.

Armand Veilleux

5 septembre 2010
Chapitre à la Communauté de Scourmont

Le Renoncement

Au risque de faire double emploi avec l’homélie du jour, je voudrais, dans ce chapitre, commenter un peu l’Évangile de la messe d’aujourd’hui avant de donner de nouveau quelques nouvelles de nos communautés du Kivu et du Rwanda. En effet cet évangile traite d’une des dimensions la plus essentielles de la vie chrétienne et de la vie monastique : le renoncement. Cela nous a d’ailleurs valu, au troisième nocturne de l’Office des Vigiles, un extrait d’une Conférence de Jean Cassien sur ce thème, distinguant trois formes de renoncement.

Une première chose à remarquer est que l’Évangile – celui de Luc en particulier, nous présente l’exigence du renoncement comme une exigence fondamentale de la vie chrétienne et non pas comme quelque chose de propre à un petit groupe de Chrétiens qui voudraient être plus parfaits.

En effet, le texte de l’Évangile de Luc que nous avons à la Messe de ce matin se trouve au coeur d’une longue section (9,51-19,27) dont le thème principal est celui de la montée de Jésus vers Jérusalem, où il sera mis à mort.À ce stade, de grandes foules le suivent dans cette montée.Elles l’acclameront le jour des Rameaux au moment de son entrée à Jérusalem, mais nous savons aussi avec quelle rapidité elles le lâcheront et demanderont sa mort.

C’est à ces foules – et non pas à quelques disciples choisis – que Jésus trace les exigences qui s’imposent à quiconque veut le suivre.Ces exigences peuvent se résumer à deux : la première est celle que saint Benoît résume dans sa Règle par les mots : « Ne rien préférer au Christ. » (RB 4,24)« Si quelqu’un vient à moi, dit Jésus, sans me préférer à son père, sa mère, sa femme, ses enfants, ses frères et soeurs et même sa propre vie, il ne peut pas être mon disciple. »La deuxième exigence est la disposition à accepter toutes les souffrances, y compris la non-compréhension et la persécution qu’une telle option radicale peut provoquer.C’est de cette « croix » que parle Jésus, et non pas de petites mortifications qu’on pourrait s’imposer.«Celui qui ne porte pas sa croix pour marcher derrière moi, dit-il, ne peut pas être mon disciple.»

Luc rapporte ensuite deux logia de Jésus qu’il est le seul évangéliste à avoir conservés.Il s’agit de deux enseignements de prudence humaine :avant de se mettre à construire quelque chose, on doit s’asseoir pour examiner si l’on a tout ce qu’il faut pour mener le projet à bonne fin ; et avant de partir en guerre contre quelqu’un, on doit vérifier si l’on a les forces nécessaires afin de ne pas se faire écraser par l’adversaire.

Après ces deux remarques de bon sens, Jésus enchaîne : « De même... – et ce ‘de même‘ est très important – celui d’entre vous qui ne renonce pas à tous ses biens, ne peut pas être mon disciple. »Cela montre que, dans la pensée de Jésus, la seule attitude « prudente » si l’on veut être son disciple, consiste à se détacher de tout ce qui n’est pas Lui.C’est la seule attitude « prudente », car autrement l’on ne peut être heureux, étant divisé entre deux maîtres.Là où est ton trésor là est ton coeur.Et là où est ton coeur là est ton bonheur.Si notre coeur est divisé entre Jésus et quelque chose d’autre, nous ne pouvons être heureux car nous ne vivons que divisions internes et insatisfaction.

Il y a quelques jours, à la messe de jeudi, nous avions comme Évangile le récit de la pêche miraculeuse, qui se terminait par la phrase : "Laissant tout, ils le suivirent".Cette dernière phrase nous donne évidemment la clé pour la compréhension de tout le récit.On ne peut s'attacher à Jésus sans se détacher de tout le reste.On ne peut se mettre à sa suite sans abandonner tout ce qui pourrait nous retenir ailleurs.Luc, en ce début de son Évangile, veut montrer comment les Apôtres, et Pierre en particulier, ont fait cette rupture radicale.

Mais qu'ont-ils abandonné au juste?Matthieu dit : "laissant là leur barque et leur père, ils le suivirent".Marc ajoute les ouvriers "laissant leur barque, leur père et leurs ouvriers". Luc, toujours plus radical dit simplement:"laissant tout".Ce "tout" signifie beaucoup plus que des propriétés matérielles.Il signifie d'abord un métier (pour les apôtres, leur métier de pêcheurs), puis une place dans la société, un rôle à jouer.Tout ce par quoi une personne s'identifie normalement dans la société.

Lorsque nous sommes entrés au monastère nous avons laissé derrière nous tout ce que nous avions.Ce pouvait être beaucoup de choses ou peu de choses.Nous avons aussi quitté notre famille d'origine et renoncé à former notre propre famille.Et puis, au fur et à mesure que nous avançons dans cette vie monastique nous nous apercevons qu'il y a un autre renoncement plus important et plus difficile -- un renoncement toujours à refaire; celui dont parlait Jésus lui-même lorsqu'il disait: "Celui qui ne se renonce pas à lui-même ne peut être mon disciple".Qu'est-ce que se renoncer à soi-même?C'est tout d'abord renoncer à toutes les choses avec lesquelles nous nous identifions, afin de découvrir graduellement notre véritable identité, le "nom" que Dieu nous a donné.

Le renoncement qui coûte le plus, et celui qui nous échappe subtilement le plus souvent, c'est le renoncement à trouver notre identité dans ce que nous faisons, dans le rôle que nous pouvons avoir dans la société ou dans la communauté.Quelle que soit la charge que nous ayons, que ce soit la responsabilité d'un secteur important de la vie communautaire ou celle de troisième assistant à l'époussetage, notre tentation est toujours de trouver notre importance et même notre identité dans ce que nous faisons, dans les services que nous rendons "généreusement" à la communauté.

Dieu prend alors divers moyens de nous détacher de ces fausses identification, pour nous conduire à notre véritable identité.Ou bien ce sont simplement les exigences de la vie communautaire, qui demandent des changements d'emploi, ou bien nous rencontrons un insuccès dans ce dont on nous avait chargé -- et nous devons être remplacés --, ou bien c'est la maladie qui nous rend incapables de faire ce par quoi nous étions appréciés, ou bien c'est l'âge qui nous demande de laisser l'un après l'autre les services que l'on rendait avec beaucoup de dévouement et aussi beaucoup de satisfaction.Il y a là un processus de dépouillement constant et graduel qui dure toute la vie et qui n'est jamais terminé, et qui peut facilement nous faire peur.Car lorsque nous sommes dépouillés de toutes les choses auxquelles nous nous identifions, il ne nous reste plus que notre identité, le "je" qui avait ces choses et ne les a plus, qui faisait ces choses et qui ne les fait plus, qui avait ce titre et qui ne l'a plus.Il ne nous reste plus que le "nom" que Dieu nous a donné, le nom nouveau reçu au bord du lac lorsque nous y avons laissé notre barque.Et alors Jésus, nous dit à chacun, comme à Pierre: "N'aie pas peur".