10 février 2013, Scourmont
Entrée en Carême

Entrée en carême

          Nous allons entrer en carême dans quelques jours. Ce n’est pas quelque chose que nous faisons individuellement, nous le faisons avec l’ensemble du Peuple de Dieu.

           Il n’y a pas tellement d’années, des politiciens, y compris des Chefs d’État parlaient avec un peu d’orgueil, et sans doute aussi avec une bonne dose de naïveté, d’établir un nouvel ordre international.  Ce nouvel ordre, c’est-à-dire ce nouveau mode de relation entre les peuples et entre les classes de personnes au sein des mêmes peuples est en train de s’écrouler.

          Il serait ridicule de voir dans cette crise une forme de punition divine, comme le disent parfois certains fondamentalistes, aussi bien catholiques que protestants.  Dieu ne s’amuse pas à faire souffrir ses enfants pour les punir. Si le système est en train de s’écrouler c’est qu’il était tout simplement construit sur le sable et non sur de solides fondations.  C’est qu’il avait oublié la plupart des valeurs humaines et spirituelles fondamentales, pour ne privilégier qu’une seule valeur, d’ordre matériel : l’argent.

          Si l’on ne peut voir dans la crise économique actuelle et la crise sociale qui a suivi, une punition divine, on peut y voir un appel à la conversion, c’est-à-dire un appel à établir nos vies, aussi bien collectives qu’individuelles, sur une base solide. C’est ce à quoi nous sommes invités par l’observance du carême.

          À la fin du Livre de l’Apocalypse, l’auteur brosse une grande fresque où apparaît un ciel nouveau et une terre nouvelle, et il entend une voix forte qui dit : « Voici la demeure de Dieu avec les hommes.  Il demeurera avec eux.  Ils seront ses peuples et lui sera le Dieu avec eux... » et. un peu plus loin : « Voici que je fais toutes choses nouvelles ».  La « nouveauté » est donc au coeur du message du Nouveau Testament, comme elle était au coeur du message de l’Ancien Testament.  En quoi consiste cette nouveauté ?  Tout d’abord dans le fait que Dieu a choisi d’établir sa demeure avec les hommes, de demeurer avec eux.  C’est l’aspect du mystère de Dieu que nous avons célébré durant tout le temps de Noël, en commençant avec l’Avent. 

          Tout l’univers, y compris les humains que nous sommes, est jailli de l’amour de Dieu.  C’est ce que le livre de la Genèse exprime à travers ses récits allégoriques de la création du monde.  Depuis aussi loin que l’on puisse remonter dans l’histoire, à travers les sources écrites ou les autres sources archéologiques que nous possédons, l’être humain a toujours cru à l’existence d’un être suprême. L’athéisme théorique contemporain est une toute petite parenthèse dans l’histoire de l’humanité.  Cependant, durant très longtemps, les hommes se sont imaginé Dieu comme un maître terrible habitant loin, là-haut dans les cieux.  Les grands prophètes de l’Ancien Testament ont graduellement habitué leur peuple à percevoir Dieu comme présent  à leur vie, comme quelqu’un avec qui on pouvait établir une relation personnelle d’amour.  Et puis, il y a eu Jésus de Nazareth, qui a été la révélation vivante de cette présence de Dieu dans l’histoire de l’humanité.

          Saint Jean, le plus mystique des Évangélistes le dit de façon merveilleuse dans le Prologue de son Évangile : « Au commencement était la Parole de Dieu, qui a tout créé.  Cette Parole était en Dieu, elle était Dieu.  Elle s’est incarnée – elle s’est fait chair – et a habité parmi nous ;  c’est-à-dire, a fait sa demeure au milieu de nous : dans notre histoire, dans notre monde.  Sa présence a tout transformé, a fait un monde nouveau... Et, à la fin du Nouveau Testament, sous la plume du même Jean – à travers l’un de ses disciples – nous lisons cette parole que j’ai citée au début : « Voici la demeure de Dieu avec les hommes.  Il demeurera avec eux... »

          Le monde est nouveau, l’humanité est nouvelle lorsque Dieu y habite, lorsque Dieu y fait sa demeure.  Il vaudrait la peine de méditer longtemps sur le substantif « demeure » ou le verbe « demeurer ».  Ces mot ont une nuance d’intimité.  Si je suis en visite chez quelqu’un pour quelques jours ou quelques semaines, ce lieu n’est pas ma « demeure », même si j’y suis bien reçu.  Si je « squatte » pour un certain temps, même pour longtemps, un terrain ou un édifice, ce terrain ou cet édifice ne deviennent pas ma « demeure ». Comment devenons-nous la demeure de Dieu ?  Jésus nous le dit au cours de sa longue conversation avec ses disciples durant le dernier repas qu’il prit avec eux : « Si quelqu’un m’aime, il gardera ma parole.  Mon Père l’aimera. Nous viendrons et nous ferons chez lui notre demeure ».

          Essayons maintenant de voir, dans une vue synthétique, la lumière que nous donnent tous ces textes de la Bible : Au commencement, c’est-à-dire au moment où commença à exister le monde – toutes les choses que nous connaissons – déjà existait le Verbe, la Parole de Dieu.  Il existait au commencement, donc antérieurement à ce commencement.  La création est déjà une grand nouveauté. Nous appartenons à Dieu, nous sommes les siens ; il est venu chez les siens et beaucoup des siens ne l’ont pas reçu.  Mais à ceux qui l’ont reçu, qui ont écouté sa Parole et l’ont mise en pratique, il a donné de devenir eux-mêmes enfants de Dieu, en venant faire en eux sa demeure. Et ceux-là ont comme mission dans la vie de faire naître sans cesse un monde nouveau en faisant du monde où ils vivent un lieu de la présence de Dieu.

          La prière continuelle, à laquelle nous sommes tous conviés par l’Évangile, consiste à être, aussi constamment – et aussi consciemment – que possible attentifs à cette présence de Dieu en nous, en nos vies, dans notre univers. Chaque fois que nous nous ouvrons à cette présence, elle nous appelle à la conversion. 

          On peut voir la « conversion »  comme une transformation, une purification qui nous prépare à recevoir en nous la présence de Dieu...  Cette vision n’est certes pas fausse.  Mais dans l’ensemble la Bible voit le plus souvent la conversion comme un effet de la présence de Dieu.  Elle est elle-même un don de Dieu.  Dans la liturgie du carême nous entendrons souvent des textes des grands prophètes de l’Ancien Testament nous rappeler que la conversion consiste dans le fait d’avoir un coeur nouveau.  Nous entendrons en particulier Ezéchiel qui met dans la bouche de Dieu ces paroles (Ezéc. 11,19 ; 36,26) : « J’enlèverai de votre poitrine le coeur de pierre qui s’y trouve et j’y mettrai un coeur de chair ; et vous serez mon peuple ».

          Dans ce beau texte nous avons le lien entre la conversion personnelle et l’établissement d’un monde nouveau, d’un peuple nouveau où Dieu habite. Pour qu’il y ait un monde nouveau, il faut que les hommes et les femmes laissent Dieu transformer le coeur de chacun et de chacune.

          En quoi consiste cette conversion du coeur ?  Elle consiste dans le fait de recevoir de Dieu la grâce d’un coeur qui est droit, qui pratique la justice.

          La « justice ».  C’est un autre mot qui reviendra souvent dans les lectures liturgiques de ce temps, et dont le sens est beaucoup plus profond et large que le sens qu’on lui donne de nos jours.  Être juste, ce n’est pas simplement payer ses dettes et ne pas voler ; c’est essentiellement avoir une relation droite avec tous – tout d’abord avec Dieu, mais aussi avec tous les autres et avec soi-même.  Dieu est le « Juste » par excellence.  À l’égard des autres, la justice consiste à les respecter, à reconnaître leur différence, à être attentifs à leurs besoins.  Les prophètes de l’Ancien Testament ont vécu dans un temps où le Peuple était installé depuis un bon bout de temps dans la Terre Promise, et où s’étaient établi des fossés entre les riches souvent exploiteurs et les pauvres opprimés.  Ils appellent constamment à la conversion du coeur.  La première lecture biblique du Temps du Carême à la Messe, c’est-à-dire la première lecture du Mercredi des Cendres, sera une lecture du prophète Joël qui commence ainsi : « Revenez à moi de tout votre coeur !... Déchirez vos coeurs et non pas vos vêtements, et revenez au Seigneur notre Dieu, car il est tendre et miséricordieux, lent à la colère et plein d’amour... »

          Jésus a dû affronter cette peur lui-même, au Jardin de Gethsémani.  Dieu a eu peur.  Il a su non pas ignorer ou feindre d’ignorer cette peur, mais la confronter, l’accepter et, malgré elle, faire confiance à son Père.  Aussi, lorsqu’il nous répète sans cesse, spécialement dans les récits postérieurs à la Résurrection : « N’ayez pas peur », « ne craignez pas » ; il ne nous invite pas à ignorer nos peurs mais à faire en sorte qu’elles ne nous empêchent pas d’agir et d’être fidèles.

*   *   *   *   *
          J’ai essayé, en ces quelques réflexions, de montrer comment tous les aspects du mystère du salut qui seront offerts à notre méditation et à notre contemplation durant le Temps du Carême, se tiennent pour ne former qu’un seul mystère. Je les rappelle brièvement : Dieu qui a créé le monde veut le re-créer sans cesse, en se servant de nous.  La transformation des structures de la société suppose et nécessite la transformation des coeurs.  Celle-ci est un don qui nous est offert.  Nous nous y ouvrons en laissant Dieu pénétrer dans nos vies, et faire sa demeure en nous.  C’est ce que nous faisons en nous mettant à l’écoute de sa Parole et en mettant cette Parole en pratique.  Pour cela Jésus nous montre le chemin.  Il est lui-même la Parole qui a fait sa demeure parmi les hommes. Il a connu le rejet des hommes et, comme tout homme il a eu peur de la mort ; malgré cette peur il a gardé vive sa confiance et a remis son âme entre les mains du Père, qui l’a ressuscité.

          C’est là l’ensemble du mystère du salut que nous célébrerons tout au long de ce carême.

Armand VEILLEUX -- Scourmont, le 10 février 2013

Chapitrepour le 23 décembre 2012

Le Seigneur sauve (= Jésus)

A l’approche de Noël, les textes liturgiques sont de plus en plus centrés sur le thème du salut.Ainsi, dans le récit de l’apparition de l’ange à Joseph, l’Ange du Seigneur non seulement l’exhorte à prendre chez lui Marie, son épouse, mais il lui indique déjà quel nom il devra donner au Fils qu’elle porte.Il s’appellera Jésus, un nom qui signifie « Le Seigneur sauve ».

Le salut est une préoccupation fondamentale de l’homme, et l’on trouvait déjà dans l’AT toute une série de noms propres qui incluaient la racine yaša, qui veut dire salut : ainsi, Josué (dont le nom est le même que celui de Jésus et signifie « le Seigneur sauve »), Isaïe (qui veut dire « Dieu sauve »), Élisée (qui peut se traduire par « Dieu a aidé), Osée (= « il sauve »), etc.

L’idée de salut est aussi exprimée dans la bible hébraïque par un ensemble de racines qui se rapporte à la même expérience humaine fondamentale : «être sauvé, c’est être tiré d’un danger où l’on risquait de périr.Suivant la nature du péril, l’acte de sauver s’apparente à la protection, la libération, le rachat, la guérison ;et le salut, à la victoire, la vie, la paix. » (Vocabulaire de théologie biblique, p. 1186).

L’idée d’un Dieu qui sauve était commune à toutes les religions.À l’époque où l’on connaissait moins les lois de la nature, et où les humains étaient beaucoup plus constamment exposés aux dangers de toutes sortes que de nos jours, on ressentait sans doute beaucoup plus que de nos jours un besoin viscéral d’être sauvé, c’est-à-dire d’être protégé de toutes sortes de maux, et d’en être libérés lorsqu’on en était frappé.

Lorsque Dieu se fait homme, il apparaît comme le Sauveur par excellence et aussi le libérateur par excellence.Qu’il suffise de relire la réponse de Jésus aux disciples de Jean... (« Allez dire à Jean ce que vous avez vu... ») Jésus est celui qui sauve : il sauve les malades en les guérissant, même en certains cas il sauve les morts en les ramenant à la vie. Il sauve les pécheurs en leur pardonnant leurs fautes et en les appelant à la conversion.

Toute la prédication évangélique sera fondée sur le salut.Le message des Apôtres et des disciples est que Jésus qui a été mis à mort et est ressuscité apporte le salut à quiconque croit en lui – païens aussi bien que juifs.

C’est sans doute à cause de l’importance du salut dans la prédication de la première génération chrétienne, que Matthieu aussi bien que Luc se sont efforcés de souligner le rôle de Sauveur de Jésus.Matthieu met ce rôle en référence avec le nom de Jésus.Luc lui donne explicitement le titre de « sauveur » (Luc 2,11).Il fait annoncer l’apparition du salut aussi bien par Zacharie que par Siméon.La prédication de Jean-Baptiste prépare les voies du Seigneur « afin que toute chair voie le Salut de Dieu ».

À la messe de ce matin, nous avons comme psaume responsorial le psaume 79 qui comporte un refrain qui revient trois fois dans le texte : « Dieu, fais-nous revenir ; que ton visage s’éclaire et nous serons sauvés ».

Toute la prédication de la première génération chrétienne après la Résurrection et la Pentecôte, a pour objet le salut apporté par le Christ et réalisé conformément aux Écritures. Saint Paul, dans ses Lettres, affirme avoir été appelé à annoncer à toutes les nations la Bonne Nouvelle concernant le Fils de Dieu, afin que son Nom par lequel vient tout salut, soit honoré par toute la terre et que tous soient sauvés.

Au-delà les diverses formes de salut qui nous rejoignent chaque jour à travers la grâce de la vie dans le Christ, le salut a une dimension eschatologique.Il sera pleinement réalisé pour chacun de nous lorsque nous verrons dieu face à face et que le Christ Sauveur vivra pleinement en nous.

Il est vrai qu’aujourd’hui les gens sont moins sensibles à cette notion de « salut ». C’est pourquoi des théologiens comme le Père Moingt proposent de parler plutôt de « sens » (i.e. signification). Les hommes ont besoin qu’il y ait un sens à leur existence. Or, par l’Incarnation, en se faisant l’un de nous, Dieu nous a révélé le sens de notre existence humaine.Le sens ultime de notre existence est notre salut, c’est-à-dire notre participation, dans le temps et dans l’éternité, à la vie même de Dieu.

Armand Veilleux

10 juin 2012 -- Fête du Corps et du Sang du Christ

Chapitre à la Communauté de Scourmont

La foi en la personne du Verbe incarné

Dimanche dernier nous avons célébré la fête de la Sainte Trinité – le mystère de la vie même de Dieu, de l’union entre le Père et le Fils dans la réalité de l’Esprit qui est amour.Dans la fête d’aujourd’hui, nous célébrons le mystère de l’union intime que Jésus nous invite à vivre avec lui.

Le titre officiel de la solennité liturgique d’aujourd’hui est « Solennité du Corps et du Sang du Christ », même si on l’appelle aussi souvent « Fête du Saint Sacrement ». Ce qu’on célèbre c’est toujours le mystère pascal dans son intégralité. Le fait que Dieu s’est fait l’un de nous, qu’il a pris un corps, qu’il s’est donné à nous en mourant pour nous et qu’il est ressuscité et toujours présent au milieu de nous, et que nous devons sans cesse faire mémoire de sa vie et de sa présence.

En cette année « B » du lectionnaire liturgique, nous lisons le récit du dernier repas de Jésus avec ses disciples selon l’Évangéliste Marc. Je commenterai ce récit dans l’homélie à l’Eucharistie de ce matin. En ce chapitre, j’aimerais méditer avec vous sur le chapitre 6 de l’Évangile de Jean, qu’on appelle le « Discours sur le pain de vie ».

Au moment où Jean écrit son Évangile, la pratique eucharistique est déjà solidement établie dans l’Église et c’est à la lumière de cette pratique que lui et ses lecteurs comprennent les paroles de Jésus dans ce long discours sur le Pain de Vie.

Toute la préoccupation de Jésus est que nous ayons la Vie, et que nous l’ayons en plénitude. Et il se présente lui-même comme la source de cette vie, utilisant deux fois de suite l’expression très forte : « Moi, je suis ».« Moi, je suis le pain vivant descendu du ciel ». Et il ne faut surtout pas manquer de remarquer la référence au Père : « De même que le Père, qui est vivant, m’a envoyé, et que moi je vis par le Père, de même aussi celui qui me mangera vivra par moi ».

Nous sommes ici vraiment au cœur de tout le message de Jésus dans l’Évangile de Jean.Jésus est UN avec son Père.Il est venu pour nous donner la Vie et il l’a fait en se donnant tout entier, jusqu’à la mort (c’est ce que signifient les expressions très fortes : « ma chair » et « mon sang ».Il nous a aimés jusqu’au bout.Or, il nous dit, et ne cesse de nous rappeler, que nous sommes tous appelés à devenir UN avec lui comme il est UN avec son Père ; appelés à être assimilés à lui, à être transformés en lui.Ce qui nous confère une grande dignité, mais comporte aussi une grande responsabilité : celle d’être prêts, nous aussi, à aimer jusqu’au bout ; être prêts à nous donner tout entiers, y compris jusqu’à la mort s’il le fallait, pour nos frères et nos sœurs.C’est la voie vers la plénitude de Vie, déjà dès ici-bas et pour l’éternité.

Dans son long chapitre 6, l’Évangéliste Jean nous raconte d’abord la multiplication des pains, qu’il fait suivre de ce discours sur le pain de vie.Dans ce discours Jésus se compare d’abord à la manne du désert.Cette manne que les Juifs avaient mangée au désert était une nourriture terrestre, même si elle venait de là-haut.Or, le vrai pain venu du ciel et donné par le Père à l’humanité, c’est Jésus lui-même.

Tout au long de l’Ancien Testament, l’image du pain était souvent utilisée pour exprimer la Sagesse.C’est pourquoi les auditeurs de Jésus ne semblent pas avoir réagi tout au long de ce discours où il leur disait et redisait qu’il est le « pain descendu du ciel ».Ils comprenaient sans doute que Jésus se présentait alors comme un maître de sagesse.Et eux-mêmes reconnaissaient qu’il parlait comme aucun homme n’avait parlé.Mais une discorde se manifesta entre eux (« ils discutaient entre eux », dit saint Jean) lorsque Jésus commença à utiliser une autre image de l’Ancien Testament, celle de la chair et du sang. « Le pain que je donnerai, c’est ma chair » et « Celui qui mange ma chair et boit mon sang ». Ils ne savent vraiment plus ce que Jésus veut dire en utilisant cette nouvelle image.Il est évident que Jésus fait allusion à la chair de l’agneau pascal qui avait nourri le peuple hébreu la nuit de la fuite d’Égypte et du sang de cet agneau qui était le symbole de leur libération de l’esclavage des Égyptiens.

Il est clair que la communauté de l’Apôtre saint Jean, pour laquelle il a écrit son Évangile, voyait en ces paroles de Jésus une allusion au mystère de la célébration eucharistique et une interprétation de celle-ci.Mais les paroles de Jésus, rapportées ici et prononcées au début de sa vie publique, ne sont pas une simple annonce du banquet eucharistique qui sera institué beaucoup plus tard.Remarquons d’ailleurs que Jésus parle au présent,s’adressant à la foule qui l’entoure et il leur dit : « Celui qui mange ma chair et boit mon sang demeure en moi et moi en lui » et il leur dit aussi : « Si vous ne mangez pas ma chair et ne buvez pas mon sang, la vie n’est pas en vous ».

Jésus n’est pas simplement un maître de sagesse – ce que pouvait signifier l’image du pain.Il n’est pas non plus simplement un modèle à imiter.Il s’est fait l’un d’entre nous, il est le premier né d’une multitude de frères et c’est en nous assimilant à lui, en l’assimilant et le laissant nous transformer de l’intérieur, en nous laissant configurer à son image, que nous avons la vie – la plénitude de la vie qu’il est venu nous apporter.

Cette vie en plénitude que nous recevons par notre union au Christ est éternelle.C’est en ce sens que le texte de saint Jean utilise le futur et non plus le présent pour démontrer cette durée sans fin : « Si quelqu’un mange de ce pain, il vivra éternellement » ou encore « celui qui mange ma chair et boit mon sang, a la vie éternelle (il l’a déjà), et je le ressusciterai au dernier jour ».Le « dernier jour » dont il est question ici n’est pas la fin des temps, mais bien le « dernier jour » de Jésus, le jour dont il parlait chaque fois qu’il disait que son heure n’était pas encore venue, c’est-à-dire le jour de sa mort et de sa propre résurrection.

Cette communion intime dont Jésus parle ici, avec les images du pain d’abord, puis celles de la chair et du sang – et dont il parle aux foules de Galilée au présent et non pas au futur -- est une réalité antérieure au Sacrement de l’Eucharistie qui en sera l’expression et qui viendra la nourrir.

De plus, cette communion – à laquelle nous sommes tous conviés -- est éminemment personnelle.Chacun doit s’y ouvrir.La communauté chrétienne n’est pas simplement une foule ou un peuple anonyme.Elle est la communion entre des personnes vivant chacune sa propre communion avec le Christ Jésus. Le sacrement de l’Eucharistie que nous commémorons spécialement aujourd’hui vient à la fois nourrir et exprimer cette communion qui doit exister préalablement à sa célébration.

Pour aller plus en profondeur dans la compréhension de ce discours du Chapitre 6 de Jean, nous devons considérer l'Eucharistie non pas comme un rite isolé mais la voir dans sa relation avec toute notre vie chrétienne, qui est une vie de foi.Nous ne venons pas à l'Eucharistie comme on va à la pompe à essence pour refaire le plein.Ce n'est pas simplement un rite par lequel nous voulons refaire nos forces, acquérir de l'énergie, du courage, pour faire encore un bout de chemin.

Ce n’est que si nous nous efforçons de rencontrer le Christ chaque jour dans une relation de foi, de prière contemplative, d'amour concret de nos frères, que l'Eucharistie devient une expression de cette foi, et, en même temps, la nourrit.

Il ne s'agit pas simplement pour nous d'avoir "foi dans l'Eucharistie", c'est-à-dire foi dans un signe.Les Juifs l'avaient cette foi dans les signes!Il s'agit d'une foi globale en la Personne du Christ, qui s'exprime dans l'Eucharistie.

Armand VEILLEUX

2 décembre 2012 – Chapitre à la Communauté de Scourmont

Temps de désert et temps d’exil

Tout au long de l’Ancien Testament, deux périodes ont profondément marqué l’histoire du Peuple de Dieu.La première fut celle de l’Exode, les quarante ans durant lesquels le Peuple fut formé par Dieu dans le désert. La deuxième fut celle de l’exil durant lequel le Peuple dut assumer un chemin de conversion pour découvrir la voie du retour à la Terre Sainte.Ces deux grandes périodes ont formé l’âme collective du Peuple juif qui s’est toujours souvenu de la première avec une certaine nostalgie et de la seconde avec une grande tristesse.

Nous retrouverons ces deux attitudes dans les lectures bibliques que nous entendrons tout au long de l’Avent, aussi bien dans celles tirées dans grands prophètes, Isaïe en particulier, que dans l’appel de Jean-Baptiste à la conversion.

Israël avait été libéré de l’oppression, de la servitude et de l’injustice qu’il avait connues en Égypte.Cette libération, il en avait fait l’expérience au Désert.Mais après quelques siècles d’établissement et d’enracinement dans la terre promise, les prophètes furent amenés à crier et à protester cette fois contre l’oppression, la servitude et l’injustice au cœur même du Peuple choisi, entre frères.Et c’est cette situation de péché qui conduisit à l’exil.

Nous pourrions nous demander à laquelle de ces périodes – le désert ou l’exil -- appartient le monde dans lequel nous vivons actuellement, et à laquelle nous appartenons chacun de nous personnellement – et à laquelle appartient l’Église que sommes.

L’expérience de l’humanité toute entière, de nos jours, est beaucoup plus une expérience d’exil qu’une expérience de désert.Il y a une partie importante de la population du globe en exil.Que de gens doivent partir pour l’étranger ou s’exiler à l’intérieur de leur propre pays !On l’a vu, ces derniers temps, en Syrie, au Mali, au Kivu. Et combien de personnes se sont auto-exilées de l’espérance, abandonnant la lutte, renonçant aux rêves et aux utopies !Malgré une « re-politisation » de tranches encore minoritaire de la population en certains pays, par exemple à travers le mouvement des « indignés », il y a encore dans toutes nos démocraties une assez grande désaffection de la chose publique communautaire – ce qui s’exprime souvent dans des taux limités de participation aux élections.

Dans l’Église, par ailleurs, il est plus difficile de dire si ce que nous vivons de nos jours est plus une expérience de désert qu’une expérience d’exil.Nous fêtons cette année le cinquantième anniversaire de l’ouverture de Vatican II. Ces années du Concile et celles qui suivirent immédiatement furent enthousiasmantes.Par la suite, s’établit dans l’Église un certain désert. Les voix des grands théologiens et des grands spirituels du Temps du Concile se sont éteintes l’une après l’autre, sans qu’aucune voix de la même force ne se soit manifestée pour couvrir celle des « metteurs en garde ».Nous n’avons plus de prophètes !

C’est pourquoi il est bon de nous élever au-dessus de l’espace limité de notre vécu actuel et d’entendre la voix de grands prophètes de l’Ancien Testament.Tout au long des deux premières semaines de l’Avent nous entendrons la voix du prophète Isaïe appelant à l’espérance et mettant dans la bouche de Dieu des Paroles de Consolation.« Consolez, consolez mon peuple, dit votre Dieu.Parlez au cœur de Jérusalem. »Dans le monde d’aujourd’hui, que de peuples, opprimés par les guerres ou par les menaces de guerres ont besoin de Consolation.

Le message de Jean-Baptiste, qu’on entendra le deuxième et le troisième dimanche de l’Avent, est toujours autant d’actualité.Son époque était aussi un temps d’exil beaucoup plus qu’un temps d’exode.C’était, comme aujourd’hui un temps de violence, d’oppression des pauvres par les riches, des petits par les grands.Son appel est d’abord un appel non pas à la révolte mais à la conversion.Et la conversion à laquelle il appelle, n’est pas la simple correction de quelques petites imperfections ou de comportements purement individuels.Elle a une dimension essentiellement sociale : Elle est un appel à partager, à faire justice et à la non-violence.

La situation contemporaine d’exil, de décrochage, de démotivation, dont j’ai parlé il y a un instant, est peut-être due au fait que nous avons trop essayé de transformer directement les structures de la Société et de l’Église, et nous nous sommes découragés de la faiblesse des résultats.Le message de Jean-Baptiste est peut-être que, oui, il faut transformer les structures de la Société et de l’Église, mais que cela ne peut se faire qu’à travers la transformation des individus, c’est-à-dire à travers notre conversion personnelle.

Conversion: C'est le premier mot du message de Jean-Baptiste, comme c’est le premier mot du message de Jésus.Jean "proclamait un baptême de conversion pour le pardon des péchés" nous dit Marc.Et nous savons par le texte parallèle de Luc – qui est l’Évangéliste qui nous accompagnera durant la nouvelle année liturgique -- ce que Jean entendait par "conversion".Aux foules qui lui demandaient: "Que nous faut-il donc faire?" il répondait: "Si quelqu'un a deux tuniques, qu'il partage avec celui qui n'en a pas;si quelqu'un a de quoi manger, qu'il fasse de même."Aux collecteurs d'impôts il disait: "N'exigez rien de plus que ce qui vous a été fixé" et aux militaires: "Ne faites ni violence ni tort à personne".Nous avons là tout un programme.

Au cours de cette belle période liturgique de l’Avent, que nous commençons aujourd’hui, laissons-nous pénétrer de nouveau par une spiritualité de l’Exode, nous laissant instruire et former par la Parole de Dieu, aussi bien par la grande richesse des textes bibliques lus durant nos célébrations liturgiques que par notre approfondissement personnel de cette Parole.Entrons aussi, sous la conduite de Jean-Baptiste, dans un mouvement de conversion, non seulement individuel mais aussi communautaire et ecclésial, qui nous rendra possible d’accueillir l’incarnation toujours nouvelle de Dieu dans notre histoire personnelle et collective.

Armand VEILLEUX

Chapitre du 8 janvier 2012

Abbaye de Scourmont

Baptême du Seigneur (célébration de demain)

Étant donné que je donnerai tout à l’heure l’homélie sur le mystère de l’Épiphanie que nous célébrons aujourd’hui, je vais parler plutôt, dans ce chapitre, de la célébration de demain, celle du Baptême du Seigneur. (Et ce chapitre sera bref, puisque nous commençons notre retraite annuelle ce soir).

Si le récit de l’Épiphanie est propre à Matthieu, nous retrouvons celui du baptême dans chacun des trois Évangiles synoptiques. Ce récit est en chacun des Évangiles d'une extrême simplicité.Tous les éléments qui ne sont pas essentiels sont laissés de côté. Seul est important le fait que Jésus vint de Galilée et fut baptisé par Jean.Matthieu est le seul à mentionner que Jean dit que c’est plutôt lui qui devrait être baptisé par Jésus. En Marc, Jésus est identifié, par la mention du village d'où il vient, Nazareth, comme un homme bien déterminé, historique.Et sur cet homme historique ont été prononcés par le Père ces mots jamais entendus auparavantTu es mon fils bien-aimé!"Matthieu a « celui-ci est mon fils bien-aimé » ; mais Marc et Luc ont « tu es mon fils », ce qui est considéré comme la version plus primitive.

De plus, cette scène de révélation est présentée avec le langage symbolique de l'Ancien Testament : l'ouverture des cieux.Jésus vit les cieux s'entrouvrir -- littéralement, "se déchirer" -- ce qui est clairement une référence au texte d'Isaïe 63,19 que nous avons entendu dans la liturgie de l'AventAh si tu déchirais les cieux et si tu descendais!"La descente de l'Esprit sur Jésus est une réponse à cette prière.

Des quatre Évangélistes, Luc est toujours celui qui souligne le plus tout ce qui se rapporte à la prière.Dans le récit du baptême de Jésus il est le seul à mentionner que c’est au moment où Jésus priait, après avoir été baptisé par Jean, que le ciel s’ouvrit et que l’Esprit Saint descendit sur Lui, sous la forme d’une colombe.Et c’est par cette même ouverture dans le ciel que passa la voix du Père disant : « C’est toi mon Fils ; moi, aujourd’hui, je t’ai engendré ». Essayons de voir ce que ce texte nous enseigne sur la prière.

La prière – que ce soit une prière d’adoration, de demande ou de remerciement – est une activité qui déchire le voile séparant le monde créé de son créateur, qui ouvre une brèche dans le mur qui sépare le temps de l’éternité.Nous vivons dans le temps où il y a un hier, un aujourd’hui et un demain.Dieu vit dans un éternel présent.Par la prière qui nous met en communion avec Dieu, nous pénétrons dans cet éternel présent de Dieu.Cela est possible parce que lui-même a fait le chemin inverse.Le Fils de Dieu s’est fait l’un des nôtres.Il est venu dans le temps et dans l’espace.Et lorsqu’il s’est mis à prier, le voile entre le temps et l’éternité, entre l’espace des hommes et l’omniprésence de Dieu, s’est déchiré et la voix du Père qui, de toute éternité, engendre son Fils, a pu dire, dans le temps de notre histoire : « aujourd’hui »,oui, « aujourd’hui, je t’ai engendré ».

Cette voix du Père accompagne la descente visible de l’Esprit-Saint sur Jésus.Lorsque nous nous mettons en prière, c’est-à-dire lorsque nous nous ouvrons au don de la prière, le ciel s’ouvre et l’Esprit du Père et de Jésus descend sur nous pour prier en nous, nous rendant capable de dire : « , Père », et, alors, chaque fois, la voix du Père nous dit à nous aussi, « tu es mon Fils, aujourd’hui je t’ai engendré ».Nous devenons fils adoptifs dans le Fils bien-aimé, le premier-né d’une multitude de frères.C’est le baptême dans l’Esprit et le feu qu’annonçait Jean le Baptiste.Baptême de feu car il brûle en nous tout ce qui est étranger à cette communion ou y fait obstacle.

Nous pouvons alors comprendre l’enseignement des grands théologiens de l’époque patristique et du Moyen Âge qui voyaient dans la liturgie d’ici-bas une participation à la liturgie céleste.Tous les bienheureux qui sont passés de la vie présente à la vie éternelle louent sans cesse Dieu dans son éternel aujourd’hui.Nos liturgies et nos offices d’ici-bas, malgré souvent leur pauvreté et même malgré nos distractions provoquent cette déchirure qui fait s’entrouvrir le ciel et nous permet pour un instant d’entrer dans ce même aujourd’hui de Dieu où tout est présent. Alors notre liturgie d’ici-bas devient tout à fait contemporaine de la liturgie céleste.

Armand VEILLEUX

28 octobre 2012 – Abbaye de Scourmont

Chapitre à la Communauté

L’histoire n’est pas finie !

Au cours des dernières semaines, j’ai pris un peu de temps pour lire attentivement en privé le livre de Giovanni Miccoli sur le pontificat de Jean-Paul II (et aussi les deux premières années de Benoît XVI), que nous lisons au réfectoire. Je le faisais en autre choses pour nourrir ma réflexion en vue de la préparation d’une conférence sur l’espérance qui prendra sans doute comme point de départ le texte de la Première Lettre de Pierre qui nous exhorte à « rendre compte de notre espérance ».

À la suite de cette lecture et de plusieurs autres, il m’apparaît de plus en plus clairement que le regard optimiste ou pessimiste que l’on porte sur le monde d’aujourd’hui avec tous ses problèmes, ainsi que la façon d’interpréter d’une façon dynamique ou statique (sinon rétrograde) le Concile Vatican II, dépend de notre attitude face à l’histoire.

Un philosophe américain, Francis Fukuyama, publia en 1992 un livre sur La Fin de l’Histoire qui eut une grande popularité aux États-Unis, en particulier auprès de la droite républicaine et eut une influence certaine sur les entreprises guerrières des deux présidents Bush. Pour Fukuyama, avec la chute du mur de Berlin et l’écroulement de l’empire soviétique, on était arrivé à la fin de l’histoire. La démocratie libérale de type occidental allait imposer définitivement sa suprématie sur tout l’univers. On connaît la suite.

Tous les intégrismes, qu’ils soient de droite ou de gauche, religieux ou laïques, ont ceci en commun qu’ils nient l’histoire. Et pourtant, sans histoire il n’y a pas d’espérance. Alors que Dieu a pris la peine d’entrer dans notre histoire par l’Incarnation de son Fils, et de donner ainsi un sens et une finalité à l’existence humaine, tous les replis identitaires impliquent un refus de l’histoire pour se réfugier dans la trompeuse sécurité de vérités intemporelles.

Les tensions qu’on peut percevoir de nos jours dans l’Église, spécialement, comme je viens de le dire, dans l’interprétation de Vatican II relèvent d’attitudes opposées face à l’histoire. On pourrait éclairer cela par l’histoire de deux évêques très différents l’un de l’autre, dont les destinées furent en quelque sorte parallèle, mais très différentes l’une de l’autre.

Dans les années 1920 une crise secoua le Séminaire français à Rome, dirigé alors par un certain Henri Le Floch, ardeur défenseur de l’Action française. Celle-ci, comme on le sait, incarnait un refus de l’histoire en refusant l’évolution de la société et de l’Église depuis la Révolution française, refusant tout particulièrement la reconnaissance par Rome de la Troisième République. L’attitude passionnée du supérieur Le Floch, qui était très influent dans les milieux romains, mais qui fut par la suite démis de sa fonction, obligea les étudiants à se diviser en deux blocs : les monarchistes et les républicains. Parmi ces étudiants de l’époque se trouvaient Marcel Lefebvre et Léon-Étienne Duval, le premier dans le clan des monarchistes, évidemment, et le deuxième dans celui des républicains.Tous deux devinrent par la suite évêques en Afrique, l’un au Sénégal l’autre en Algérie.

À Dakar, Lefebvre exerça son épiscopat dans une mentalité tout à fait colonialiste, opposé à l’inculturation et jugeant qu’il était beaucoup trop tôt pour africaniser l’Église.Muré dans ses principes abstraits il ne vit pas passer le cours de l’histoire. Duval arriva comme évêque dans une Algérie en pleine ébullition.Il sentit tout de suite où allait le mouvement de l’histoire.Il se fit l’avocat du dialogue, du respect mutuel et de l’indépendance des Algériens.

Jean XXIII décida à ce moment la tenue d’un Concile dans le but que l’Église s’incarne dans l’histoire du monde auquel elle avait été envoyée. Nos deux évêques se retrouvèrent à Vatican II, Lefebvre non plus comme évêque de Dakar mais comme Supérieur Général des Spiritains, et Duval tout récemment transféré de Constantine à Alger. Duval se situa clairement dans la majorité conciliaire, dans la ligne de Jean XXIII, sur toutes les questions cruciales, porte-parole de l’épiscopat d’Afrique. Lefebvre fut l’un des acteurs de la minorité hostile à tout aggiornamento, refusant toute rencontre avec le monde contemporain pour se réfugier dans des vérités intemporelles et un moment passé et figé de l’histoire. Après le Concile, comme on le sait Lefebvre allait générer un schisme, Duval allait encourager et supporter jusqu’au bout l’humble petite communauté de Tibhirine qui incarnait son rêve d’une Algérie où vivraient ensemble, dans l’harmonie, Arabes et Européens, musulmans et chrétiens. C’est à cause de lui que la communauté ne fut pas fermée en 1963, comme notre Ordre l’avait décidé. J’eu l’occasion de le visiter avec Dom Christian de Chergé en janvier 1996. Il mourut quelques jours après nos frères et partagea leurs funérailles.

Deux parcours absolument différents. L’un s’accrochant à des vérités abstraites et à des moments passés de l’histoire comme s’ils étaient des absolus ; et l’autre percevant d’un regard contemplatif le travail de Dieu dans le flux de l’histoire dans laquelle son Fils s’était incarné.

Et maintenant

Cinquante ans après le Concile, nous nous retrouvons dans un dilemme semblable, face à son interprétation.Pour certains, Vatican II est un événement épisodique du passé qui n’a rien changé à une Église sainte et immuable. Pour d’autres ce fut un moment de l’Histoire du Salut dont les ondes de choc continuent de nous atteindre et de nous interpeller et qui se ressentiront jusqu’à la Parousie, opérant dans l’Église, si elle accepte de se convertir, une croissance ininterrompue aux modalités imprévisibles. Non, cette histoire n’est pas finie ! Il appartient à chacun de nous de la continuer.

Armand VEILLEUX

1 avril 2012 – Dimanche des Rameaux

Abbaye de Scourmont

Chapitre

Nous avons eu la semaine dernière une bonne session sur l’Évangile de Marc et en particulier sur le récit de la Passion. Je ne reprendrai évidemment pas ce commentaire. À l’Eucharistie de ce matin, je commenterai un aspect de ce récit. Pour le moment, je m’arrêterai à la deuxième lecture de la Messe, le chapitre 2 de saint Paul aux Philippiens

Le meilleur commentaire possible du récit de la Passion, nous le trouvons dans cet admirable chapitre 2 de la lettre de Paul aux Philippiens.Il s'agit d'une hymne christologique qui nous trace en quelques lignes un tableau grandiose de tout le mystère pascal que nous célébrons cette semaine.Et il est très important pour nous de ne jamais perdre de vue tous les éléments de ce mystère pascal, qui comprend, inséparablement, la passion du Christ et sa Résurrection.

Dans notre liturgie chrétienne nous ne célébrons jamais un Christ mort, même pas le Vendredi Saint.Nous célébrons toujours le Christ ressuscité, le Christ qui est passé par la mort mais que le Père a ressuscité, et qui est assis à la droite du Père, intercédant pour nous.Et c'est pourquoi ce mystère est toujours pour nous le fondement de notre espérance.

Paul, dans sa lettre aux Philippiens, nous dit que le Christ, qui était dans la condition divine, n'a pas jugé devoir retenir cette condition comme un droit.Il s'est dépouillé, il s'est anéanti, se faisant obéissant jusqu'à la mort sur la croix.Et c'est pourquoi, dit Paul, précisément parce qu'il a renoncé à faire valoir tout droit, qu'il a pu tout recevoir comme don, et le Père l'a ressuscité et lui a fait la grâce, le don d'être appelé Seigneur, Kurios.

Dans la logique chrétienne, tout abaissement, tout dépouillement accepté dans un esprit d'obéissance à la volonté de Dieu constitue une ouverture, une disposition à recevoir le don de la vie en plénitude.Je me souviens d’avoir commenté ce texte à Alger, dans une homélie pour le Jour des Rameaux 1996, alors que nos frères de Tibhirine étaient encore en captivité et que nous ne savions pas si on les retrouverait vivants ou morts. Je disais alors : «Il est normal, certes, d'être très préoccupé et de craindre toutes sortes d'issues au drame; mais nous savons que, quelle que soit l'issue, elle sera dans la ligne de la plénitude de la vie ».

Dans la liturgie, nous célébrons non seulement Jésus dans ses trente-trois ans de vie humaine, mais le Ressuscité qui, depuis sa résurrection, continue d'être incarné en tout homme et en toute femme, et tout particulièrement en toute personne qui souffre. Au cours de cette Semaine Sainte, il convient de penser spécialement à tous les peuples actuellement en guerre, et ils sont nombreux.Que ce soit l’Afghanistan ou la Syrie ou encore le Mali.À cela il faudrait ajouter toutes les personnes qui souffrent des conséquences de la crise économique, qui, comme toujours, affecte les plus pauvres et les plus précaires.

Tout au long de cette semaine apprenons à mettre nos pas dans les traces du Christ, sachant que si ce chemin passe par le jardin de Gethsémani et le Golgotha, il conduit aussi au sépulcre ouvert du matin de Pâques et à la montagne de l'Ascension vers le Père.

(Nouvelles de l’Ordre)