Chapitre du 3 août 2014

Abbaye de Scourmont

Transfiguration vs défiguration

En décembre 2008, s’est tenue à Bruxelles la 31ème rencontre internationale des Jeunes de Taizé. Y ont participé environ trente mille jeunes de l’étranger, plus une dizaine de milliers de jeunes Belges, et un grand nombre de personnalités, dont, évidemment le frère Aloys qui avait remplacé peu auparavant frère Roger, un cardinal, des évêques et des métropolites, etc.Je n’y ai pas participé, mais l’évènement a été largement couvert par les médias. Cette rencontre où l’on a beaucoup parlé de prière et de paix se déroulait au moment même où l’armée d’Israël faisait à Gaza un véritable carnage comme celui qu’elle y fait actuellement.Or, ce qui m’avait profondément troublé, en suivant cette rencontre de Bruxelles à travers les médias, c’était que, autant qu’on a pu en juger par la presse, tous les intervenants ont donné les discours qu’ils avaient préparés à l’avance, sans mention de ce qui se passait à Gaza.C’était comme si l’événement, dont je ne mets pas en doute l’importance et la beauté, se déroulait dans une bulle aseeptique, étrangère au monde réel où se déroulent tant de guerres.

Si je mentionne cela c’est qu’il me semble qu’au moment où se passe actuellement, de nouveau, à Gaza, tous les jours, une tel massacre d’hommes, de femmes et d’enfants, et une destruction de toutes les infrastructures vitales, avec une férocité qui dépasse l’entendement, notre prière et notre réflexion, si on veut qu’elles soient chrétiennes, ne peuvent pas faire abstraction de cette réalité.

Dans la nouvelle cathédrale de Tokyo, au Japon, on peut voir un crucifix tout à fait surprenant.Il n’a pas de bras et tout le corps est calciné.Il ne s’agit pas d’une œuvre d’art, même si la cathédrale est très moderne (et qu’il y a un autre crucifix très moderne au-dessus du maître autel). Il s’agit d’une œuvre d’horreur.C’est le crucifix qui pendait au-dessus du maître autel dans la cathédrale de Hiroshima, le 6 août 1945 lorsque la première bombe atomique est tombée sur la ville.Ce crucifix abîmé et calciné demeure un rappel de ce que l’homme est capable de faire à l’homme, un rappel de la façon dont nous sommes capables de traiter l’image de Dieu présente en chacun de nos frères.

Nous célébrerons dans trois jours la fête de la Transfiguration.Depuis 1945 on ne peut célébrer cette fête liturgique de la Transfiguration, sans se souvenir que c’est le 6 août de cette année-là, en la fête de la Transfiguration, que s’abattit la première bombe atomique sur Hiroshima, et que l’humanité fut terriblement défigurée.Cet événement est sans doute celui de l’histoire moderne où s’exprime de la façon la plus claire et la plus tragique la prétention irrationnelle et stupide des humains de pouvoir vaincre la violence par la violence.Depuis que l’humanité existe, les humains ont toujours essayé de vaincre la violence par une violence plus grande et n’ont jamais réussi à faire autre chose que d’engendrer une spirale de violence encore plus grande.Comment se fait-il que nous n’ayons pas encore compris ?Si l’humanité l’avait compris, on ne verrait pas ces jours-ci dans nos médias tous ces corps d’enfants et d’adultes déchiquetés à Gaza par un type de bombes pernicieuses à fléchettes particulièrement destructrices des corps.

Dans l’Évangile, le récit de la Transfiguration vient après la profession de foi de Pierre. Jésus annonce alors sa Passion, "Le Fils de l’homme, dit-il, doit souffrir beaucoup, être rejeté par les anciens, les grands prêtres et les scribes, être tué et, le troisième jour, ressusciter" et il établit les conditions que doit remplir quiconque veut le suivre. "Si quelqu'un veut venir après moi qu’il se renie lui-même, qu’il se charge de sa croix chaque jour, et qu’il me suive..." Et c'est alors qu'il amène ses disciples les plus proches, Pierre, Jean et Jacques pour prier. Et c'est pendant qu'il priait que son aspect fut transformé.

Personne n'était plus pleinement et plus constamment en présence de son Père que Jésus.Et pourtant l'Ecriture nous le fait voir à diverses reprises se mettant à l'écart, soit seul soit avec ses disciples, pour prier.Et sa prière est toujours liée à sa mission. Ici, dans sa prière, il parle avec Moïse et Élie de sa mort prochaine.

Nous sommes appelés nous aussi à être transformés à l'image du Christ. La voie de la transformation, pour nous comme pour Jésus, c'est la voie de l'obéissance.Paul, dans sa Lettre aux Philippiens dit que Jésus n'a pas jugé bon de s'accrocher à la gloire qui était sienne, mais qu'il s'est anéanti, vidé, qu'il s'est fait obéissant jusqu'à la mort et à la mort de la croix... et c'est pourquoi le Père l'a exalté et lui a donné le nom au-dessus de tout nom, le nom de Kurios, Seigneur.

Il est bon de relire cet Évangile qui nous rappelle non seulement la gloire de Jésus, mais la dignité de tous nos frères et toutes nos sœurs.On demandait un jour à saint Pachôme de raconter une de ses visions et il répondit : "La plus grande de toutes les visions est de voir le Christ dans notre frère".Puissions-nous avoir la foi qui permet cette transfiguration de notre regard.

Aujourd'hui, dans de nombreux conflits à travers le monde – et non seulement à Gaza -- le visage du Christ est bafoué, déchiré. -- Il est plus important que jamais de témoigner, à travers la qualité même de nos relations fraternelles de notre foi en la dignité de toute personne humaine créée à l'image de Dieu.

Armand VEILLEUX

Chapitre pour la Pentecôte 2014

Abbaye de Scourmont

Portes closes

Dans l'un des rares passages du Nouveau Testament où Jésus parle explicitement de la prière, il dit: "Quand tu veux prier, entre dans ta chambre, ferme (kleisas, en grec) la porte, et prie ton Père dans le secret".Même si c’est au chapitre 6 de l’Évangile de Matthieu qu’on trouve cette phrase de Jésus, il est fort possible que l'Évangéliste Jean ait eu cette parole du Maître présente à l'esprit, quand il écrit dans l’évangile d’aujourd’hui que les portes du lieu où les disciples s'étaient rassemblés étaient closes (aoriste kekleisménôn), lorsque Jésus se trouva soudain au milieu d’eux, le soir du premier jour de la semaine, c’est-à-dire le soir de Pâques.La traduction liturgique dit que les portes étaient « verrouillées ». C’est là une interprétation plutôt qu’une traduction. Le texte original dit simplement que les portes étaient fermées. Et le verbe grec employé est le même que dans le texte du Sermon sur la Montagne où Jésus dit : « Quand tu veux prier, entre dans ta chambre et ferme la porte ».

Jésus vient donc alors que les portes sont closes et il se tient au milieu de ses disciples. Le texte ne dit pas qu’il est entré, encore moins qu’il est passé à travers la porte ou le mur.Le texte dit simplement qu’il « était là, au milieu d’eux ». On peut voir ici une référence à une autre parole de Jésus, c'est-à-dire à sa promesse que:"Quand deux ou trois seront rassemblés en mon nom, là je serai au milieu d'eux". (Là aussi, il ne dit pas qu’il viendra, mais simplement qu’il « sera » là, au milieu d’eux).

Jésus manifeste sa présence au milieu des disciples lorsque, suivant sa recommandation, ils se retirent ensemble en son nom pour prier, et ferment la porte.Et cela nous enseigne que chaque fois que nous créons un espace de solitude et de silence, et que nous nous réunissons pour prier, Jésus est là, au milieu de nous.

Les disciples sont rassemblés au nom de Jésus; mais leur foi est encore loin d'être pure et forte, et c'est aussi "par peur des Juifs" qu'ils se sont réunis en ce lieu (à noter que l'expression "par peur des Juifs" se rapporte, dans le texte, au fait de s'être rassemblés en ce lieu et non au fait d'avoir fermé la porte).Autrement dit, le texte ne dit pas que les disciples avaient verrouillé les portes par peur des Juifs. Il dit simplement que les portes étaient closes « à l’endroit où se trouvaient les disciples par peur des Juifs ».

L'expression "par peur des Juifs" est une expression importante pour Jean.Elle revient un peu comme un refrain dans la dernière partie de son Évangile, et elle se rapporte toujours au refus ou à l'incapacité de parler publiquement de Jésus et de témoigner de son Évangile. Il est surprenant de voir combien de fois les récits évangéliques de la période qui suit la Résurrection de Jésus mentionnent la peur et comment la foi véritable est au-delà de cette peur.Quand les femmes vont au tombeau, le matin de la résurrection et qu'elles le trouvent vide et sont prises de crainte à la vue des anges, Marie Madeleine est la seule à ne pas avoir peur.Elle est courageuse.Elle reste là ; et quand l'ange lui demande ce qu'elle fait là, elle répond : « Ils ont pris mon Seigneur. »Seigneur, Kurios, c'est là le mot important.Car Jésus est le Seigneur.Il n'est pas simplement un grand prophète, un messie conforme aux attentes de la plupart des Juifs. Il est le Seigneur, le Fils de Dieu (Yahweh).Marie Madeleine, ayant déjà reconnu Jésus comme le Seigneur, n'a pas peur ; et parce qu'elle n'a pas peur, Jésus peut se manifester à elle. Avec Marie Madeleine, Thomas est le premier à adresser à Jésus le titre de Seigneur. (Thomas, le seul sans peur du groupe des Apôtres...)

Lorsque Jésus se manifeste au milieu des disciples il apporte la paix à leur coeur « La paix soit avec vous » et il les délivre de leur peur. Ils auront bientôt assez de foi en lui pour aller porter à tous la bonne nouvelle qu’il est ressuscité.

Je traiterai dans l’homélie de la Messe d’autres aspects de cet Évangile très riche. Je tenais à souligner ici, au chapitre, ces quelques aspects qui ne sont pas sans apporter une lumière sur le sens de notre vie monastique.

Un monastère est un lieu de prière où nous nous sommes réunis au nom du Christ, et où nous avons en quelque sorte fermé la porte sur nous pour prier Dieu dans le secret.La foi nous dit qu’il est donc là, sans cesse, au milieu de nous. Et, s’il y a un élément de « peur » ou de manque de foi dans notre « être ensemble », Jésus est là pour apporter sans cesse la paix en chacun de nos coeurs, et nous libérer de toute peur.

Lorsque nous nous sommes engagés dans la vie monastique, nous avons promis la « stabilité » dans la communauté. Le mot latin stabilitas, tel qu'utilisé par s. Benoît à la suite des Pères de l'Église, est d'origine militaire, comme beaucoup d'autres mots de la Règle et de la littérature ascétique.La personne stable est la personne courageuse, qui se tient debout (stat), ferme, sans peur, devant le danger, et ne recule pas devant l'ennemi.

En cette belle fête de la Pentecôte, où nous terminons le long cycle festif du Temps Pascal et revenons au « temps ordinaire », il est bon de se rappeler que, parce que nous sommes réunis ici, à Scourmont, en son nom, Jésus est toujours là au milieu de nous, et que si parfois nous nourrissons quelque peur, fruit d’une foi trop faible, il est toujours là pour nous redonner sans cesse la paix du coeur.

Armand VEILLEUX

25 août 2013

Chapitre à la Communauté de Scourmont

Quelques souvenirs sur Dom Ambrose Southey

Hier après-midi, je suis allé à l’abbaye d’Orval pour participer aux funérailles de Père Alain, avec qui j’avais été étudiant à Rome il y a une cinquantaine d’années. Au sortir de cette célébration, je recevais un message de la Maison Généralice m’annonçant le décès de Dom Ambrose Southey, ancien abbé Général et ancien Supérieur ad nutum de Scourmont. Ce matin, au lien de mon « chapitre » habituel, je voudrais simplement rapporter quelques souvenirs personnels de Dom Ambrose.

Dom Ambrose est une personne pour qui j’ai toujours eu un profond respect, et qui a été très important dans ma vie personnelle, à plusieurs moments.L’impression que j’en ai toujours gardée est celle d’un homme d’une très grande liberté, sans ambition et sans calcul. Parce qu’il avait une grande sécurité personnelle, il n’était jamais déstabilisé par les événements autour de lui ou les personnes devant lui. Lorsque quelqu’un exprimait une opinion ou décrivait une situation, même si la personne pouvait le faire d’une façon agressive ou démesurée, il savait toujours saisir la part de vérité dans ce qui était dit et oubliait le reste. Sa relation avec la personne ne s’en trouvait nullement altérée.

C’était un homme qui avait compris que le service est une dimension essentielle de la vie chrétienne et de la vie monastique.Il a toujours accepté de servir, sans jamais s’identifier à la fonction qu’il remplissait. Au Chapitre de 1974, où Dom Ignace Gillet donnait sa démission, on rédigea tout d’abord une description du rôle de l’Abbé Général et la question se posa de savoir si l’Abbé Général devait être élu pour une période déterminée de six ans ou pour une période indéterminée.Dom Ambrose et moi étions dans la même commission, et nous pensions que les arguments qu’on pouvait avancer en faveur d’un mandat d’une durée indéterminée pour l’abbé local ne valait pas pour l’Abbé Général et qu’un mandat déterminé de six ans, renouvelable, était préférable.Le vote donna un résultat identique à celui de 1969 sur la même question : à savoir, qu’une bonne majorité des Capitulants désiraient un mandat temporaire, mais qu’on n’avait pas la majorité des 2/3 nécessaire pour modifier la loi.Lorsque Dom Ambrose fut élu, pour un temps indéterminé, il déclara tout de suite, que par respect pour la majorité des Capitulants, il se soumettrait au vote de ceux-ci au bout de six ans. Il voulut en effet le faire au bout de six ans, mais tout le monde lui demanda de continuer.Il voulut de nouveau le faire au bout de 12 ans, mais on lui demanda de rester en fonction jusqu’à la fin du travail sur les Constitutions. Ce qu’il fit ; et en 1990, au Chapitre qui suivit l’approbation de nos nouvelles Constitutions, il donna sa démission.

Un petit événement qui se produisit alors montre bien toute la liberté et toute la cohérence de Dom Ambrose.Peu après le Chapitre de 1990, où j’avais été élu Procureur Général, je reçus un appel téléphonique de Dom Victor Dammertz, , qui venait tout juste de quitter sa fonction comme Abbé Primat de la Confédération bénédictine, et que je connaissais bien pour avoir travaillé avec lui au sein de l’AIM. Ce dernier avait été pressenti par la Congrégation des Religieux (la CIVCSVA) pour y remplir une fonction importante, mais il avait aussi été pressenti par la Secrétairerie d’État pour devenir évêque d’Augsburg, en Allemagne.La Congrégation des Religieux lui demandait alors d’indiquer quelqu’un qui pourrait remplir la fonction qu’on avait pensé lui confier et il me demandait des suggestions. J’ai proposé Dom Ambrose, et nous nous sommes mis d’accord que je le contacterais.Lorsque j’ai téléphoné à ce dernier, le soir même, sa réponse fut très révélatrice de l’homme.« Je vais en parler à mon abbé », dit-il. Pour Dom Ambrose, même s’il avait été seize ans Abbé Général, il était évident qu’une fois terminé ce service il était redevenu simplement un moine « sous une règle et un abbé ». Le lendemain il me rappela pour me donner sa réponse. « Après plusieurs années de voyages et de vie en dehors de mon monastère, dit-il, j’ai donné ma démission pour reprendre une vie monastique normale au sein de ma communauté ; il ne serait ni logique ni cohérent de repartir tout de suite pour aller travailler dans une Congrégation à Rome ». Grande cohérence !

Dom Ambrose n’était aucunement intéressé à devenir un membre important de la Congrégation des Religieux. Mais il ne refusait pas de servir. Trois ans plus tard, il accepta de devenir Supérieur ad nutum de Bamenda, un monastère qu’il avait fondé 30 ans auparavant et qui lui tenait à coeur. Dès son retour de Bamenda il vint remplir le même service à Scourmont. Il avait d’abord accepté pour un an. Au bout d’un an on lui demanda de continuer.

C’est à ce moment-là que je le rencontrai de nouveau. D’abord à la Synaxe cistercienne à Cîteaux du 17 au 19 mars 1998. Nous quittâmes ensemble cette réunion un peu avant la fin, pour nous rendre ensemble au Nigéria pour la béatification de Cyprien Tanzi dont il avait été l’abbé.Là aussi je constatai sa grande humilité.Au cours de ces célébrations, alors qu’il était la personne de l’Ordre la plus connue et celle qui avait le mieux connu Tanzi, c’est moi qui, au moins dans les cérémonies les plus officielles, était le représentant officiel de l’Ordre. Cela ne fit jamais le moindre problème, car il n’avait aucune susceptibilité.

C’est durant les longues heures de vol, au cours de ce voyage, qu’il me parla de Scourmont et de son désir d’être remplacé comme Supérieur ad nutum. Il s’y plaisait et la communauté était satisfaite de son service, mais il trouvait que, pour la stabilité de la communauté, qui venait de changer plusieurs fois de supérieur, il était important d’avoir sans trop tarder un supérieur plus jeune qui pourrait y demeurer un bon nombre d’années.L’idée que je sois nommé pour le remplacer fut évoquée alors ; mais ni lui ni moi n’en parlèrent à personne durant les mois qui suivirent. C’est plusieurs mois plus tard que Dom Ambrose souleva de nouveau la question et que je fus amené à démissionner comme Conseiller et Procureur Général pour venir à Scourmont comme Supérieur ad nutum. Mais Dom Ambrose ne refusait pas de servir et accepta de rester à Scourmont deux ans comme Maître des novices.Par la suite, il servira de nombreuses années comme aumônier chez les moniales de Vitorchiano, avant de retourner terminer calmement sa vie au sein de sa communauté de Mount Saint Bernard.

Beaucoup d’autres choses pourraient être racontées sur ses années de service au sein de l’Ordre, d’abord comme Vicaire Général sous l’abbatiat général de Dom Ignace, au cours desquelles il démontrant de grandes qualités de diplomatie en même temps qu’une grande charité ; ensuite comme Abbé Général. Mais ce sera pour une autre fois.

Un bel exemple de vie monastique accomplie !

Armand VEILLEUX

Chapitre du 29 juin 2014

la communauté de Scourmont

Le cheminement spirituel du Laïc cistercien

S’est tenue à Lourdes la semaine dernière, la sixième rencontre internationale de l’Association des Laïcs cisterciens, ou Laïcs associés à des monastères cisterciens. Il y avait les représentants de nombreux groupes venant d’un peu partout dans le monde, accompagnés, pour la plupart par un moine ou une moniale servant de lien entre la communauté monastique et la communauté laïque. La très grande majorité des groupes sont rattachés à des monastères de notre Ordre (OCSO) ; mais il y a aussi des groupes rattachés à des monastères appartenant à d’autres branches de la grande famille cistercienne.

Il y a maintenant une bonne trentaine d’années que ce mouvement spirituel se développe au sein de la famille cistercienne. Aucune personne et aucun groupe n’est à l’origine de ce charisme. Il n’y a pas de fondateur des « Laïcs cistercien ».C’est un mouvement qui est né un peu partout, de façons très diverses, auprès de communautés monastiques de moines ou de moniales.

Nos Ordres et Congrégations cisterciens ont eu la sagesse de ne pas essayer de légiférer à ce sujet et d’enfermer ce charisme dans un carcan juridique. Ils ont choisi de le laisser se développer, tout en accompagnant son développement de leur attention pastorale et de leur confiance.

Dans l’OCSO, notre Chapitre Général a jusqu’ici pris un seul vote (en 2008) disant que nous reconnaissons une nouvelle expression du charisme cistercien dans les groupes de laïcs associés à des communautés de moines et de moniales de notre Ordre. Comme j’ai eu l’occasion de le rappeler au Laïcs, lors de cette rencontre de Lourdes :

La vie cistercienne est un charisme

La nature d’un charisme, dans l’Église, est d’appartenir à l’Église, c’est-à-dire à l’ensemble du Peuple de Dieu.

Ceux qui vivent ce charisme n’en sont pas les propriétaires, ils en sont les gardiens.

Le charisme cistercien n’appartient donc pas aux moines et moniales qui le vivent actuellement, mais à l’Église.

Au cours des siècles, depuis le 12ème siècle, ce charisme cistercien a pris diverses formes, sous l’inspiration de l’Esprit Saint, dans des contextes historiques, géographiques et culturels différents.

De nos jours, ce charisme cistercien a assumé une forme nouvelle dans le mouvement spirituel auquel on a donné le nom de « laïcs cisterciens ».

La réunion de Lourdes était donc déjà la sixième rencontre internationale de ce mouvement spirituel.Les quatre premières réunions avaient consisté surtout, pour les groupes, de partager leurs expériences, de se connaître et d’établir un réseau de communication. la réunion de Huerta, en Espagne, en 2008, le groupe arriva à rédigé, entre autres, un très beau document intitulé l’identité spirituelle du Laïc cisterciens, c’est-à-dire les aspects particuliers de la spiritualité cistercienne qu’ils se sentaient appelés à incarner dans leur vie de laïcs dans le monde.

Cette année, ils ont rédigé aussi deux documents dont l’un porte sur la « formation » et dont l’autre, sans doute le plus important, s’intitule « Le Cheminement spirituel du Laïcs cistercien ». Ce document, fruit d’un travail de réflexion fait par les groupes à travers le monde, au cours de la dernière année, nous renvoie tellement bien, à nous moines et moniales, les aspects essentiels de notre vocation, qu’il montre de façon claire qu’est née, à travers ce mouvement spirituel, une authentique nouvelle expression du charisme cistercien.

Voici le texte de ce document, que je commenterai brièvement :

« En toi est la source de vie, Par Ta lumière, nous voyons la Lumière » Ps 35, 10

Le Cheminement spirituel de Laïc Cistercien

1-Au commencement : un appel

Le Christ nous appelle à une vie de prière contemplative à la lumière du Charisme Cistercien, en communion avec un monastère particulier.

Les traits majeurs de cet appel peuvent se résumer ainsi :

a-Prise de conscience ou approfondissement d’une vie intérieure

b-Désir d’une vie centrée sur la prière

c-Reconnaissance de l’intervention de l’Esprit Saint

d-Eveil d’une réciprocité avec Dieu

Cette prise de conscience de l’existence d’une vie intérieure prend une forme particulière : elle est découverte de notre « capacitas Dei » (notre aptitude à être transformés à l’image de Dieu).

Cet appel à un mode de vie cistercien nécessite un discernement.

Cet appel est vécu en communauté avec d’autres personnes ayant été aussi appelées au même cheminement de Laïc Cistercien.

2-La réponse - Le choix des moyens à mettre en œuvre pour incarner cette « capacitas Dei ».

C’est la rencontre avec la spiritualité cistercienne, incarnée dans une communauté monastique locale, qui nous conduit à désirer intégrer les valeurs cisterciennes dans notre vie quotidienne.

3-La place centrale donnée à la communauté, tant monastique que laïque, comme moyen de croissance spirituelle.

Notre réponse à cet appel du Christ nous conduit à former une Communauté Laïque Cistercienne qui nous enrichit, mutuellement, comme par la relation avec la communauté monastique. La reconnaissance par la Communauté Monastique des valeurs cisterciennes incarnées dans ce groupe, autorise l’appellation de Communauté de Laïcs Cisterciens.

Cheminer avec d’autres nous enrichit parce que le partage et la communion nous soutiennent et procurent de la joie. Cela crée aussi des exigences, nécessitant de la patience, de l’écoute, et pouvant provoquer des blessures ou de la souffrance.

Nous reconnaissons que la communauté est un élément essentiel et indispensable de notre cheminement, et de notre croissance spirituelle. Nous devons vraiment apprendre à aimer ceux qui sont appelés dans cette communauté et à échanger avec honnêteté et humilité. Ainsi, nous apprenons à voir le Christ dans l’autre et à aimer comme Il nous a aimés.

Cette spiritualité n’est pas désincarnée. Elle s’efforce de relever le défi de la stabilité malgré l’éloignement géographique et les difficultés à maintenir l’esprit de communion en dehors des rencontres.

Les difficultés, partout rencontrées, ne sont jamais considérées seulement comme des obstacles mais également comme des moyens de croissance spirituelle, ce qui est rendu possible par la grâce et par le soutien fraternel.

4-Formation / Transformation - Importance de la formation au service de la croissance spirituelle.

La formation au sein de la Communauté de Laïcs Cisterciens est une découverte toujours renouvelée de la richesse du Charisme Cistercien.

Elle est à la fois personnelle et communautaire.

Elle inclut les éléments suivants :

a)la pratique de la lectio divina et de la prière

b)la Règle de St Benoît

c)la connaissance du trésor littéraire cistercien

d)l’Office Divin (liturgie des heures)

e)la connaissance de soi

f)la place centrale de l’Eucharistie et le recours aux sacrements

g)l’accompagnement spirituel

Il faut souligner l’importance de la pratique du silence, tant extérieur qu’intérieur.

La retraite annuelle est reconnue comme moyen de renforcer la vie fraternelle et la relation à Dieu.

5-La vie en Christ

Le cheminement de Laïc Cistercien est une manière particulière de vivre le cheminement universel de l’homme vers Dieu.

La présence du Christ est au centre de ce cheminement : « Il est le chemin, la vérité et la vie ».

C’est nécessairement une marche avec d’autres. C’est la recherche de la rencontre avec le Christ qui nous habite et nous dépasse. Notre plus grand espoir est que ce cadeau de la découverte du Christ dans l’autre, soit aussi un chemin de sainteté et de joie pour nous.

Notre cheminement est inspiré et nourri par les sœurs et frères de la Famille Cistercienne. De cela, nous leur sommes infiniment reconnaissants.

Après avoir réfléchi sur notre identité (Huerta, 2008), travaillé sur la question de la « formation » (Dubuque, 2011), nous, Laïcs Cisterciens, avons cherché à aller au cœur et à la source de ces deux réalités. Nous avons découvert que nous sommes invités à aller à la rencontre d’une Présence, celle de Jésus Christ, source et aboutissement de notre cheminement. Il nous appelle, à travers des frères et des sœurs, à être témoins de Son Evangile dans le monde, éclairés et soutenus par la Tradition Cistercienne telle que moniales et moines cisterciens qui nous accompagnent la vivent aujourd’hui.

Marie, Reine de Cîteaux, modèle d’obéissance, nous conduise à notre pleine transformation à l’image de son Fils.

On trouvera tous la documentation relative aux Laïcs cisterciens sur le site officiel de l'Association : http://cistercianfamily.org/

29 décembre 2013 – Fête de la Sainte Famille

Chapitre à la communauté de Scourmont

Toutes ces familles auxquelles nous appartenons

Nous avons beaucoup entendu parler de la famille cette année dans les médias, à l’occasion des discussions en France et ailleurs sur le mariage entre personnes du même sexe. En réalité, c’était presque toujours un dialogue de sourds, puisque ceux qui se faisaient les avocats de telles unions, ne parlaient pratiquement jamais de « famille », mais des droits de chacune des deux personnes concernées y compris de leur droit à se « procurer » d’une façon ou d’une autre, un enfant. Je n’ai aucunement l’intention de m’impliquer dans ce débat. Cependant, la fête de la Sainte Famille est une belle occasion de réfléchir d’une façon très large sur la famille, et je le ferai en reprenant plusieurs idées développées dans un chapitre lors de la même fête en 2007. (Je suis sûr que tous ont oublié ce que j’ai dit alors...)

Nous appartenons tous à de nombreuses familles.Il y a tout d’abord le cercle familial où nous sommes nés, composé de notre mère, notre père, et éventuellement de nos frères et soeurs.Puis il y a la famille élargie, composée de tous nos proches parents – comprenant oncles et tantes, cousins et cousines – et représentant parfois plusieurs générations. Le groupe ethnique et la nation à laquelle nous appartenons sont aussi de grandes familles.Une communauté monastique est également une famille et la communauté de communautés qu’est un Ordre monastique est un autre type de famille nous parlons de nos jours de la grande famille cistercienne regroupant plusieurs Ordres juridiquement distinct, sans oublier les communautés de laïcs cisterciens.Finalement, et par-dessus tout, il y a ce que Paul VI appelait la grande « famille des nations » qu’est la communauté humaine. Évidemment, le mot « famille » a un sens différent en chacune de ces réalités.

On a beaucoup entendu parler ces dernières années de la « crise de la famille ».Il y en a certainement une ; mais il s’agit alors d’un phénomène de société qui affecte non seulement les couples, mais bien toutes les formes de familles que je viens de mentionner.Il s’agit d’une crise d’identité et d’une crise d’appartenance, les deux allant de pair, puisqu’on ne peut appartenir à un groupe que si l’on se possède suffisamment pour pouvoir se donner.

Je citais dans mon chapitre de 2007 une étude d’Olivier Rey sur « Le symptôme identitaire » parue dans la revue Christus (juillet-août 2007). Citant un autre auteur (Marcel Gauchet, dans « L’Enfant du désir », Le Débat nº 132, nov.-déc. 2004), il expliquait comment, autrefois, le mariage était un acte d’entrée dans la société, le moment où deux personnes assumaient ensemble une responsabilité commune face à la société humaine.Or, à l’heure actuelle, vivre ensemble (quelle que soit d’ailleurs la forme que prenne ce « vivre ensemble ») est plus généralement perçu comme un acte de retrait plutôt qu’un acte d’engagement.Il s’agit souvent plus de s’isoler dans le bonheur d’une reconnaissance réciproque que de s’engager ensemble.Là serait, selon cet auteur, au moins l’une des explications de la fragilité des unions, car toute dissension ou toute difficulté dans la relation devient contradictoire par rapport avec la raison d’être donnée à celle-ci.

Je n’ai pas de compétence pour traiter de problèmes conjugaux ; et ce n’est pas ce qui nous intéresse pour le moment ; mais je me suis dit, en lisant ces réflexions, qu’on pourrait dire la même chose de toutes les formes de familles que j’ai mentionnées au début, et donc qu’il s’agit vraiment d’un phénomène qui affecte toute la société, y compris les communautés religieuses et l’Église. Si, dans l’appartenance à une communauté ou à un groupe, on cherche d’abord un chaud sein maternel où l’on sera protégé de tout ce qui se passe à l’extérieur, on sera facilement déçu et déprimé dès qu’on rencontrera les tensions inévitables en toute relation humaine.Si, au contraire, cette appartenance est le point d’appui pour s’élancer dans une communion plus ouverte et plus universelle, toute tension sera vécue comme un nouveau défi et comme une source de croissance.

Marie et Joseph étaient fiancés au moment de l’Annonciation.Suivant la recommandation de Dieu qui lui fut communiquée en songe, Joseph prit Marie chez lui comme son épouse.À partir de ce moment-là, la vie de l’un et de l’autre fut radicalement changée.C’est ensemble qu’ils montèrent vers Bethlehem pour s’inscrire lors du recensement ; et la naissance de Jésus transforma leur vie d’une façon imprévue.La cellule familiale, qui comprenait jusqu’alors deux personnes en comprend maintenant trois, et c’est le sort de la plus faible qui conditionne la vie des deux autres.Pour protéger la vie de leur enfant, ils doivent fuir en Égypte.

La relation familiale est une relation dynamique.La famille est dans une certaine mesure un lieu de passage. En ce sens elle est « éclatée » de par sa nature.Avec Jésus la famille prend un sens tout à fait nouveau.Elle n'est plus, pour chacun des membres qui lui appartiennent, le cœur du monde, auquel tout doit être rapporté et rattaché.Elle est éclatée.Elle est le lieu dont on sort pour entrer dans le monde -- un lieu de passage et d'initiation à l'univers.C'est le glaive qui sépare le cœur de Marie en deux. Son cœur sera divisé entre le Fils qu’elle possède et le Fils qu'elle perd lorsqu'il lui échappe, d’abord au Temple, à l'âge de douze ans, et ensuite lorsqu'il la quitte vers l'âge de trente ans, alors qu'elle est sans doute déjà veuve, et finalement lorsqu'il se fait crucifier.Ce cœur divisé de Marie est tout de suite re-soudé dans l'amour universel qu'elle partage avec son Fils.

Chaque fois qu’un groupe humain – que ce soit un couple, une communauté ou une nation – se referme égoïstement sur lui-même, les conflits internes deviennent ingérables et conduisent soit à l’éclatement du groupe soit à l’exportation des conflits dans des querelles ou des guerres avec les autres groupes ou nations.À l’opposé, chaque fois qu’un groupe humain est ouvert à la communion avec les autres groupes et à l’engagement avec eux dans un projet commun, il arrive facilement à gérer ses conflits internes.

Une première leçon qu’on peut tirer de la Fête d’aujourd’hui est celle que toute famille, que ce soit la famille nucléaire ordinaire, ou que ce soit une famille monastique comme celle que nous formons ici à Scourmont, ne peut approfondir sa cohésion intérieure que si elle demeure ouverte. C’est-à-dire si est en même temps solidement intégrée dans l’Ordre cistercien et l’Église locale aussi bien que dans la grande communauté ecclésiale et dans la société civile où elle se trouve établie et si elle sait respecter et intégrer les traditions et les coutumes de l'une et de l'autre.

Armand Veilleux

11 juillet 2013 - Fête de saint Benoît

Abbaye de Scourmont

Chapitre pour la prise d’habit de Jean-François

Le Seigneur, cherchant son ouvrier dans la foule du peuple à laquelle il crie, dit encore : "Quel est l'homme qui veut la vie et désire voir des jours heureux?" Que si, à cette demande, tu lui réponds : "C'est moi", Dieu te réplique : "Si tu veux avoir la vie véritable et éternelle, interdis le mal à ta langue et à tes lèvres toute parole trompeuse ; détourne-toi du mal et fais le bien ; cherche la paix avec ardeur et persévérance. "Et lorsque vous agirez de la sorte, mes yeux seront sur vous et mes oreilles attentives à vos prières, et avant même que vous ne m'invoquiez, je vous dirai : 'Me voici.' "Quoi de plus doux, frères très chers, que cette voix du Seigneur qui nous invite ? Voyez comme le Seigneur lui-même, dans sa bonté, nous montre le chemin de la vie.(RB . 17-21)

Cher Jean-François,

Le texte que tu as choisi pour ta prise d’habit comme moine cistercien à Scourmont est très beau. Il parle de vie et il parle de joie. Ce thème de la joie est d’ailleurs un thème sur lequel revient souvent le pape François. Il en a parlé de nouveau il y a quelques jours devant un groupe de 6000 novices et séminaristes venus à Rome de toutes les parties du monde. Il leur disait qu’il « n’y a pas de sainteté dans la tristesse ». Les invitant à la joie il ajoutait dans le style qui lui est propre, qu’il ne voulait pas « de prêtre ou de soeur avec des têtes de piment au vinaigre ! ».Mais revenons au texte du Prologue de la Règle.

Pour comprendre ces quelques versets que tu viens de lire, il faut les replacer dans l’ensemble du Prologue. Benoît y fait une sorte de mise en scène où Dieu vient sur la place publique et cherche dans la foule « son ouvrier » -- non pas « un » ouvrier, mais « son » ouvrier. Son ouvrier c’est celui qui a choisi de revenir à Lui par le « labeur » de l’obéissance. Le « labeur » implique une fatigue qui est le résultat d’une activité. Comment Dieu trouve-t-il son ouvrier ? – Simplement en posant une question : « Quel est homme qui veut la vie et désire voir des jours heureux ? »

Dans le texte latin de la règle, le désir de la vie, qui est le désir de Dieu et de la communion avec Dieu, est exprimé par le verbe volere, vouloir, qui implique un mouvement ou une aspiration du coeur tout entier. Quant au désir des jours heureux, il est exprimé par un autre verbe : cupit, qui implique une tendance des sens, ou de notre nature sensible.Nous sommes des êtres de désir.Mais au-delà de tous nos désirs humains, même les plus spirituels, il y a le mouvement du coeur, de tout notre être vers Dieu, l’union contemplative avec Lui dans la prière continuelle.

Si, à cette question : « Quel est celui qui veut la vie ? », quelqu’un répond : « moi ! », Benoît met alors dans la bouche de Dieu la réponse suivante : « Si tu veux avoir la vie véritable et éternelle, interdis le mal à ta langue... détourne-toi du pas et fais le bien. « Fais » le bien – encore une expression désignant l’activité de l’ouvrier. Le « bien » n’est pas une réalité abstraite consistant à ne pas faire de mal.Le « bien » doit se faire.

Si nous faisons ainsi ce qui est bien, les rôles seront renversés.Au début du Prologue, Benoît invitait le moine à écouter, à ouvrir l’oreille de son coeur. Maintenant il met dans la bouche de Dieu ces paroles : « mes yeux seront sur vous – ce regard de Dieu qui est toujours un regard d’amour – et mes oreilles attentives à vous prières ». C’est maintenant Dieu qui écoute ! Quelle merveille. Et il écoute si bien ce qui se dit au fond de nos coeurs que « avant même que vous ne m’invoquiez, dit-il, je vous dirai : « Me voici ».On voit le renversement des rôles : au début Dieu disait « quel est l’homme ?... » le moine répondait « c’est moi ». Cette fois, lorsque nous prions, même d’une prière silencieuse qui ne s’est pas exprimée en mots, c’est Dieu qui dit : « Me voici ».

Et cette section se termine par ces versets pleins d’une grande beauté qui seraient dignes d’Isaïe Quoi de plus doux, frères bien aimés, que cette voix du Seigneur qui nous invite. Voici que, dans sa tendresse, le Seigneur nous indique le chemin de Vie. »

Nous cherchons la « vie », et le Seigneur nous en indique le « chemin ». Le but du chemin, c’est le royaume ; nous y sommes guidés par l’Évangile, et nous devons être ceints de la foi et des bonnes actions.On voit encore une fois ici que pour Benoît, la vie monastique n’est pas un « état » où l’on attend que quelque chose se passe, mais elle consiste dans l’action. « Si nous voulons habiter dans la demeure de son royaume, hâtons-nous par de bonne actions, sinon nous n’y parviendrons jamais. »

Cher Jean-François, il y a longtemps que tu t’es donné à Dieu dans le sacerdoce et depuis longtemps tu trouves ta joie dans l’étude de la Parole de Dieu et dans le fait de l’enseigner aux autres. Maintenant, toujours à la recherche de la vie et de la joie, tu veux adopter la voie de l’obéissance monastique à la Parole de Dieu.

Est-ce bien ce que tu désires ?

Puisque c’est vraiment ce que tu désires, je t’accueille dans cette communauté de Scourmont, en marche vers le Royaume, et je vais maintenant te revêtir de l’habit monastique qui est un signe de cette recherche.

Armand Veilleux

Dimanche des Rameaux

Chapitre à la Communauté de Scourmont

13 avril 2014

La parole me réveille chaque matin

Dans le petit livre Les récits d’un pèlerin russe, il y a un beau passage (que je cite de mémoire) où après avoir décrit sa pratique de la « prière de Jésus », il dit : « Un matin, la prière me réveilla ». Il ne dit pas qu’il se mit à prier dès qu’il se réveilla. Il dit que la prière, qui continuait en lui durant son sommeil, le réveilla. Ce teste est probablement inspiré du passage du livre d’Isaïe que nous avons à la première lecture de la Messe d’aujourd’hui, et que nous venons d’entendre à Laudes : « La Parole me réveille chaque matin, chaque matin elle me réveille » et la suite du texte est très importante : « ...elle me réveille pour que j’écoute comme celui qui se laisse instruire ». Et tout cela nous rappelle évidemment le premier mot de la Règle de saint Benoît, qui décrit l’attitude la plus fondamentale du moine : « Écoute... ». Écouter est autre chose qu’entendre. Et la « Parole » est autre chose que des mots. Nous entendons tout au long de la journée beaucoup de mots et de bruits. La « parole », la parole vraie, entre personnes humaines, est plus rare. La parole n’est pas faite simplement pour être entendue ; elle doit être « écoutée ». Et cela est vrai avant tout pour la Parole de Dieu, celle qu’il prononce sans cesse en nos coeurs, qui nous donne la vie, et qui nous réveille chaque matin, si nous y sommes suffisamment présents.

Mais ce n’est pas tout. La Parole entendue doit être transmise à d’autres. C’était le début de la lecture d’Isaïe que nous avons entendue à Laudes : « Dieu mon Seigneur m’a donné le langage d’un homme qui se laisse instruire, pour que je sache à mon tour réconforter celui qui n’en peut plus. »

Nous allons entendre deux fois cette semaine le récit de la Passion de Jésus : ce matin selon saint Matthieu et vendredi, selon saint Jean. Tout au long de cette Sainte Semaine nous allons entendre aussi beaucoup d’autres textes bibliques nous parlant des souffrances du Messie. Nous avons déjà entendu ou lu ces textes de nombreuses fois, année après année. Si nous les lisons de nouveau ce n’est pas simplement pour nous rafraichir la mémoire. Nous les relisons afin que la Parole qu’ils véhiculent nous atteigne dans notre aujourd’hui tant individuel que collectif.

Il me semble que la première phrase du texte d’Isaïe, que je viens de citer, pourrait nous servir de grille de lecture pour toutes nos célébrations de la Semaine Sainte. Isaïe nous présente l’image du Serviteur de Yahvé, juste victime de la violence et de l’oppression injuste. Jésus, dans sa Passion, non seulement est la réalisation de cette prophétie, mais il incarne et représente tous les justes de tous les temps, victimes de l’ambition, de la jalousie, de la convoitise. Sa mort est la prophétie de la mort de toutes les victimes innocentes des guerres et des oppressions de toutes sortes. Et Pilate incarne dans sa faiblesse et ses calculs égoïstes tous ceux qui, au long des âges, ne cessent de se laver les mains devant les injustices qu’ils ne peuvent s’empêcher de reconnaître comme telles, mais qu’il serait trop dérangeant de dénoncer.

Nous pouvons mettre dans la bouche de Jésus ces paroles d’Isaïe :

Dieu mon Seigneur m’a donné le langage d’un homme qui se laisse instruire, pour que je sache à mon tour réconforter celui qui n’en peut plus.

Il n’est pas rare de nos jours d’entendre des personnes dire qu’elles n’en peuvent plus. La crise économique qui depuis plusieurs années frappe tous les pays et qui frappe plus durement les plus faibles, est loin d’être terminée. Les populations de nombreux pays croulent sous les mesures d’austérité, qui ne font qu’aggraver la situation. Même près de nous le nombre des personnes réduites à demander de l’aide en disant qu’elles n’en peuvent plus augmente sans cesse. Et plusieurs autres n’en peuvent plus pour d’autres raisons, soit familiales, soit religieuses.

Le Message de l’Écriture est que Quelqu’un est venu sur notre terre pour réconforter tous ceux qui n’en peuvent plus. Et comment l’a-t-il fait ? – En « se laissant instruire », comme dit Isaïe, en devenant lui-même quelqu’un qui n’en peut plus. Ce que nous révèle le récit de la Passion, ce n’est pas un Dieu tout-puissant qui viendrait nous réconforter dans notre faiblesse. C’est au contraire un Dieu qui n’en peut plus. Un Dieu qui ressent « frayeur et angoisse » lorsqu’il approche de la mort. Un Dieu qui dit « mon âme est triste jusqu’à mourir », un Dieu qui meurt dans un grand cri après avoir dit « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ». Un Dieu aussi humain qu’il est possible de l’être et qui nous révèlera par sa victoire sur la mort que nous sommes faits pour la Vie et qu’il y a, en nous aussi, une semence de résurrection et de vie éternelle.

Ce Dieu qui est en proie à la contestation, qui est trahi par l’un des siens, qui est mis à mort pour des raisons d’ambition politique, c’est l’expression ultime de l’Emmanuel, le Dieu avec nous, que nous avons célébré à Noël. Et c’est sur le fait qu’il s’est montré « avec nous » dans tous les aspects de notre vie que repose notre espérance d’être pour toujours « avec Lui ».

Armand Veilleux