Chapitre pour l’Épiphanie, 2011

La rencontre de l’Autre

            L’imagination populaire, au cours des siècles, a développé beaucoup de poésie et de folklore autour de ceux qu’on a appelés les « Rois mages ». En réalité l’Évangile ne les présente pas comme des rois, ni même comme des personnages importants, mais comme des personnes mal vues par le judaïsme officiel, aussi bien en tant qu’étrangers qu’en tant que « mages », c’est-à-dire des astrologues.Matthieu veut souligner le fait que les deux premiers groupes – et d’ailleurs les deux seuls – qui viennent présenter leurs hommages à Jésus n’appartiennent pas aux puissants de la terre mais sont au contraire des personnes considérées comme marginales : les bergers et les mages.

On perçoit, dans ce récit symbolique, la réaction de l’Évangile de Matthieu face à conscience de leur supériorité raciale que démontraient les chrétiens d’origine juive de Syrie où fut écrit cet Évangile.Devant cet orgueil et cet exclusivisme hérités de l’Ancien Testament, l’Évangile invite à reconnaître le « roi des juifs » dans un petit enfant nu, déposé dans une mangeoire, et le fait reconnaître comme tel non par les puissants aussi bien laïcs que religieux d’Israël, mais par des « étrangers » venant de loin et exerçant une profession méprisée, celle d’astrologues.

À notre époque où se généralise à nouveau – particulièrement en Occident, mais aussi un peu partout dans le monde -- une méfiance grandissante à l’égard de l’ « étranger » et de quiconque est « différent », ce récit prend une signification tout à fait actuelle.Il nous montre que lorsque nous nous fermons à l’étranger et surtout lorsque nous voulons réduire le monde aux limites de nos croyances et de nos appartenances, nous reproduisons aussi bien l’attitude d’Hérode que celle des prêtres et des scribes d’Israël.Peut-être manquons-nous alors les nombreuses manifestations de Dieu, les nombreuses Épiphanies qui nous sont offertes par Dieu.

À la foi en l’universalité du salut offert par Dieu, s’opposent tous les fondamentalismes. Et la célébration de l’Épiphanie, cette année, prend sans doute une importance nouvelle, du fait que l’année qui vient de se terminer a été marquée d’une façon tout à fait particulière par l’exacerbation de tous les fondamentalismes --que ce soit le fondamentalisme islamique, qui ne représente aucunement l’Islam, ou le fondamentalisme d’un christianisme politique d’extrême droite, qui prétend pouvoir exterminer le mal, et qui n’a rien de chrétien, ou encore un certain fondamentalisme laïque, que nous connaissons trop bien en Belgique, et qui est d’ailleurs aux antipodes d’une laïcité éclairée.

Le texte évangélique sur les Mages, très riche en symboles, nous enseigne beaucoup de choses.D'abord, nous devons, comme les Mages, apprendre à discerner tout ce que Dieu nous dit de Lui-même à travers la nature et les événements naturels. L'histoire des Rois Mages a nourri l'imagination toute naïve de notre enfance.Il nous faut, à l'âge adulte, développer une seconde naïveté qui nous permette de discerner de temps à autre une étoile qui nous indique la volonté de Dieu sur nous et avoir le courage de la suivre, même sans savoir où elle nous conduit.Se laisser emporter dans une recherche spirituelle, au-delà des supports de la culture humaine et religieuse environnante a d'ailleurs été la caractéristique commune du monachisme de tous les âges.De fait, les mages de notre évangile apparaissent étrangement proches de ces moines itinérants qu'on trouve à l'époque de Jésus à travers l'Asie et qu'on trouvera dans le christianisme syriaque de la première génération.

C’est l’occasion de nous demander où en est notre ouverture à l’autre?Après quelques décennies caractérisées par un développement considérable du dialogue entre les peuples, les cultures et les religions, nous assistons actuellement un peu partout en Occident à un mouvement de recul et de fermeture à l’autre – à l’autre venant d’autres pays et d’autres cultures, ayant d’autres coutumes et d’autres traditions religieuses.Un vent de xénophobie est perceptible un peu partout.Dans ce contexte l’Évangile nous fait une obligation particulière, en tant que Chrétiens, non seulement degarder nos cœurs ouverts à la largeur de celui de Dieu, mais aussi de travailler de façon concrète à maintenir ou à rétablir le dialogue à tous les niveaux.

L’Église – notre Église – qui avait cédé durant assez longtemps à la tentation de se replier sur elle-même tout en se faisant prosélyte, a soudain redécouvert admirablement au moment du Vatican II, ce que Paul – dans la seconde lecture de la messe d’aujourd’hui -- appelle le « mystère ». Dans un des grands documents du Concile « Nostra aetate » l’Église a reconnu l’action de Dieu dans toutes les grandes religions de l’humanité, appelant à un esprit de fraternité et de dialogue. Plus de quarante ans après le Concile il est toujours tout aussi important de garder vivante notre foi en la possibilité et la nécessité d’un dialogue proprement religieux entre les croyants des diverses religions, c’est-à-dire un dialogue où sans jamais mettre sa foi entre parenthèses, on se rencontre au niveau de ce qui est le plus intime à notre vie, notre rencontre de Dieu, au delà de toutes les théologies et de tous les systèmes.

Il y a 25 ans Jean-Paul II avait convoqué à Assise des représentants de toutes les grandes religions pour une Journée de prière en commun et donc de partage de l’expérience religieuse.À l’occasion de ce 25ème anniversaire Benoît XVI vient d’annoncer la convocation d’une réunion semblable, de nouveau à Assise, sur le thème de la Paix.Prions pour que ce soit non seulement une rencontre inter-culturelle mais bien une journée de communion au niveau de l’expérience proprement religieuse.

En tant que Cisterciens nous avons la grâce d’appartenir à un Ordre international ; et notre Abbaye a des maisons filles sur divers Continent.Cela fait que notre communauté de Scourmont est actuellement composée de moines provenant de plusieurs nationalités et donc de plusieurs cultures.C’est une richesse et une grâce dont nous devons remercier Dieu.

En regardant les événements quotidiens aussi bien de l'Église que de la société civile, il est facile de nos jours d'être pessimistes et même de se laisser déprimer.La vocation de tout chrétien et encore plus celle des personnes qui ont été appelées à une forme de vie contemplative, est de savoir contempler les étoiles dans la nuit du monde contemporain, et d'y discerner toutes les manifestations, toutes les Épiphanies de Dieu.

Armand VEILLEUX

Chapitre pour le 1 janvier 2011

Voeux pour l’An Nouveau

Longtemps avant que l’on ne considère le 1er janvier comme début de l’année civile, l’Église de Rome célébrait la fête de Marie comme Mère de Dieu, en l’Octave du Jour de Noël. On voit en cela toute la sobriété et la justesse théologique du culte de Marie dans l’Église des premiers siècles. Longtemps avant que la piété populaire – pas toujours bien éclairée du point de vue théologique – ne multiplie les titres de Marie, l’Église la célébrait sous le titre qui fait essentiellement toute sa gloire : elle est Mère de Jésus de Nazareth qui est le fils de Dieu.Elle est donc Mère de Dieu. Toute sa gloire lui vient de son Fils, et sa célébration, qui fut durant très longtemps l’unique fête mariale du calendrier liturgique, se situe dans la lumière du mystère de l’Incarnation, le jour octave de la célébration de la naissance de son fils.

Ce mystère de Marie, Mère de Dieu, est l’objet de la célébration liturgique d’aujourd’hui. Mais le 1er janvier est aussi désormais – et depuis longtemps – considéré comme début de l’année civile. C’est l’occasion de se souhaiter toutes sortes de bonnes choses pour l’année qui commence.C’était aussi, dans nos familles chrétiennes traditionnelles, le jour où le père de famille bénissait sa famille. Cette tradition a inspiré le choix de la première lecture de la messe, qui nous rapporte la grande bénédiction prononcée par Aaron sur le peuple d’Israël au début de l’Exode du Peuple en direction de la Terre Promise.

La formule de bénédiction utilisée par Aaron est très belle : « Que le Seigneur fasse briller sur toi son visage, qu’il se penche vers toi... qu’il t’apporte la paix ».

C’est avant tout à travers son visage qu’une personne révèle non seulement ce qu’elle a dans le coeur, mais ce qu’elle est.C’est pourquoi tous les grands prophètes et les grands mystiques de l’Ancien Testament ont désiré voir la face de Dieu.De Moïse il est dit que Dieu lui parlait face à face comme à un ami. Le visage d’une personne peut éclater de joie, tout comme il peut est sombre, rempli de douleur ou de colère.C’est pourquoi l’homme qui désire voir la face de Dieu, a aussi peur de ne pas pouvoir supporter ce face à face.

La bénédiction d’Aaron demande donc : « Que le Seigneur fasse briller sur toi son visage ».Le souhait est que la personne sur qui est prononcée cette bénédiction soit enveloppée, éclairée, transformée par la lumière qui jaillit de la face de Dieu. Or, lorsque Moïse demande à Dieu de lui faire voir sa gloire il ne lui est permis de la voir que de dos, c’est-à-dire en « marchant à sa suite », en se faisant son disciple.

La deuxième lecture, tirée de la lettre de Paul aux Galates, nous dit qu’à la fin des temps, en ce temps qui est le nôtre, la lumière de la face de Dieu s’est manifestée.Elle s’est « envisagée » ; est apparue sur un visage humain, celui de Jésus, né de Marie.La splendeur de la lumière divine est apparue sur le visage de Jésus.Cette face humaine, bafouée, voilée, défigurée,est l’effigie de la substance divine, comme cela fut révélé aux trois disciples privilégiés le jour de la Transfiguration.Nous-mêmes, transformés par l’Esprit Saint qui habite en nous, sommes transformés par cette lumière et savons que nous le verrons un jour face à face.

Le 1er janvier est aussi l’occasion de jeter un coup d’ sur l’année qui vient de s’écouler, afin de faire une sorte de bilan. Tout d’abord pour remercier Dieu des grâces reçues, et aussi pour reconnaître s’il y a lieu nos manques de correspondance à la grâce et percevoir ce que Dieu attend de nous pour l’année qui vient.Cela chacun doit le faire pour lui-même en son propre coeur. Nous devons aussi le faire en tant que communauté, en temps qu’Église et en tant que Société.

Au niveau communautaire nous avons beaucoup de choses dont nous pouvons rendre grâce à Dieu. Tout d’abord nous sommes encore tous là ! Nous avons tous vieilli d’une année, mais nous n’avons connu aucun décès (après ceux de Dom Guerric et Père Charles l’année précédente). La santé de nos anciens est stable, et grâce à la générosité de plusieurs frères, il nous est possible de leur donner ici-même, au sein de notre communauté, les soins dont ils ont besoin.Père Prieur a eu un sérieux accident de santé, mais il s’en est bien remis. Les postulants ne se bousculent pas au portillon, mais quelques candidats ont fait des stages en communauté, et cela pourra déboucher sur une ou l’autre entrée dans l’année qui vient.Et puis nous avons eu une profession temporaire et une profession solennelle. Notre situation matérielle est saine et nous permet d’aider assez largement les nécessiteux de notre région et d’ailleurs ainsi que diverses communautés de notre Ordre moins favorisées. – Donc nous avons beaucoup de choses dont nous pouvons et devons rendre grâce à Dieu.

En ce qui concerne l’Église – aussi bien l’Église universelle que celle de Belgique – ce fut une année difficile et pénible.Il y a eu toutes ces révélations sur des actes répréhensibles et parfois criminels commis par des membres de l’Église, ce qui est évidemment attristant. Et puis il y a aussi de la part de certains milieux un acharnement à vouloir en profiter pour noircir toute l’Église.C’est l’occasion de nous humilier collectivement ; mais cela ne doit pas nous empêcher de témoigner, surtout à travers notre vie, de notre foi et de nos convictions. Il faut évidemment prier tout spécialement pour ceux qui doivent, en ces circonstances, assumer des responsabilités pastorales au sein de l’Église.

Au niveau politique, ce n’est pas brillant non plus.Plus de 200 jours après les élections, la Belgique n’a toujours pas réussi à se donner un gouvernement.Autre situation à porter dans nos prières, car c’est vraiment la seule chose que nous puissions faire à notre niveau.

Le premier janvier est aussi depuis longtemps considéré comme une journée mondiale de prière pour la paix.Comme les années précédentes, celle-ci se termine dans les bruits de guerre : la guerre n’est pas finie en Irak ; elle fait rage de plus belle en Afghanistan. La paix n’est jamais totalement assurée au Congo, et la Côte d’Ivoire est au bord d’une guerre civile.Prions donc tout spécialement en cejour le Prince de la Paix pour tous ces peuples éprouvés.

Et je voudrais terminer en prononçant sur vous tous la belle prière d’Aaron :

« Que le Seigneur fasse briller sur vous son visage, qu’il se penche vers vous...etqu’il vous apporte la paix ».

Armand VEILLEUX

Chapitre pour la Solennité de l’Assomption
Scourmont, 15 août 2010

La joie du service mutuel

Dans l’homélie de la Messe d’aujourd’hui, je m’arrêterai surtout au mystère de l’Assomption comme pleine participation de Marie dans la Résurrection de son Fils. Dans ce « chapitre » je voudrais méditer sur un aspect du message évangélique vécue d’une façon toute spéciale par Marie, celui du « service ».

Dans l’Ancien Testament, en particulier en Isaïe, le Messie était préfiguré comme le « Serviteur » de Jahvé.Dans l’Évangile, Jésus se fait le serviteur non seulement de son Père mais de tous ses frères et soeurs. Il est venu en ce monde pour servir et non pas pour être servi, dit-il.Et lorsqu’à la dernière Cène, il veut résumer tout son message dans un geste prophétique, il lave les pieds de ses disciples et les invite à se faire de même les serviteurs les uns des autres.

Dès le premier chapitre de son Évangile, Luc nous montre Marie comme la première des croyants incarnant déjà dans sa vie cet idéal du service.

« Heureuse celle qui a cru à l’accomplissement des paroles qui lui furent dites de la part du Seigneur ». Ces paroles adressées par Élizabeth à sa cousine Marie expriment bien le sens de notre célébration d’aujourd’hui.Contrairement à Zacharie, qui avait douté, Marie a cru, dès la première révélation de sa mission qui lui fut faite par l’envoyé du Seigneur.Et tout au long de sa vie, sa foi n’a cessé de croître. Elle n’a cessé de croître tout au long de la vie de son fils, et elle a continué à croître après sa résurrection, animant la vie de la communauté des Disciples.Cette foi s’épanouit en plénitude à la fin de sa vie terrestre, dans la pleine participation à la résurrection de son Fils, nous montrant la voie.Ce que l’Église célèbre aujourd’hui est une fête de Résurrection.Nous sommes tous appelés à ressusciter dans le Christ.Marie est la première des ressuscités, après son Fils, le Premier-né d’entre les morts, et elle nous trace le chemin.

Dans le récit de Luc que nous lisons à la Messe d’aujourd’hui, nous voyons comment cette foi de Marie est la foi en celui qui est venu comme le « serviteur » de son peuple, et c’est donc une foi qui s’épanouit dès le premier instant en service du prochain. Luc prend soin de souligner la promptitude de ce service.Dès que Marie apprend la nouvelle de la grossesse de sa cousine Élizabeth, en même temps qu’elle apprend qu’elle sera elle-même la Mère du Messie, elle « se met en route rapidement ».De même que l’ange est entré chez elle et l’a saluée, de même elle entre dans la maison de Zacharie et salue Élizabeth.On peut penser que, dans l’esprit de Luc, c’est l’Israël fidèle de Galilée, qui apporte le salut au judaïsme officiel de Juda, en passant à travers les montagnes de Samarie.

L’une des choses admirables de ce récit plein à la fois de symbolisme et de délicatesse, c’est la totale syntonie entre ces deux femmes, toutes deux enceintes. La foi et la joie de l’une se communiquent à l’autre.À travers elles, ce sont les enfants qu’elles portent qui se rencontrent et sont eux-mêmes remplis de joie.

Le point culminant du récit, après la salutation d’Élizabeth qui, sous la plume de Luc, exprime toute la vénération de l’Église primitive pour Marie, la première des croyantes et celle qui a nourri et soutenu la foi de l’Église naissante – le point culminant, dis-je, c’est le Cantique de Marie.Dans ce cantique résonne le cri et la clameur des humiliés, des opprimés, des déshérités et des affamés de tous les temps – ceux que son Fils appellera les « petits ».

Ce n’est pas un chant guerrier, mais un chant de louange : « Mon âme exalte le Seigneur… » ; mais ce pour quoi elle loue le Seigneur, c’est que, dans toutes les tensions qui, depuis le premier péché, soulèvent les hommes et les peuples les uns contre les autres, Dieu est toujours du côté des faibles, des opprimés, des petits.Toute forme d’oppression, surtout lorsqu’elle se réclame de la religion – de l’Islam ou du Christianisme – est un sacrilège et un blasphème contre le Dieu que nous révèle Marie dans son Magnificat et que nous révélera Jésus tout au long de son ministère. N’oublions surtout pas que, dans sa prédication, en particulier dans ses « béatitudes », il nous a donné la mission de réaliser cette libération des petits et des opprimés. De toute façon, depuis cet admirable Cantique, nous savons de quel côté est Dieu.

À l’opposé de l’oppression et de la violence, il y a l’humble service. Ce service, Luc nous en donne un exemple, dès le début de son Évangile, dans ce récit plein de fraîcheur et de délicatesse, nous montrant Marie volant littéralement au service de sa vieille cousine qui a besoin d’elle.

Saint Benoît au début de sa Règle nous présente la vie monastique comme une école de service – une école de service du Seigneur incarné dans le service mutuel.Marie, en venant servir Élisabeth apporte la joie dans sa maison, une joie partagée par l’enfant que chacune de ces femmes porte dans son sein. Le secret d’une communauté heureuse, rayonnant de joie, c’est de pratiquer sans cesse, sous toutes ses formes, le service mutuel, depuis les plus humbles services matériels et physiques jusqu’au service de la correction fraternelle et de la prière les uns pour les autres.

Demandons à Marie la grâce d’être toujours ainsi une communauté heureuse trouvant sa joie dans la pratique du service mutuel.

Armand VEILLEUX

21 novembre 2010 – Fête du Christ Roi

Chapitre à la Communauté de Scourmont

Un roi qui meurt pour sauver son peuple

La fête du Christ Roi est toujours une bonne occasion de méditer à nouveau sur le texte du Prologue de la Règle de saint Benoît qui dit : « À toi s’adressent mes paroles, qui que tu sois, qui, ayant renoncé à ta volonté propre, pour suivre le Christ Seigneur, le vrai roi, prends les très fortes et glorieuses armes de l’obéissance. »

Saint Benoît parle du Christ Roi, mais l’image qu’il utilise n’est pas celle d’un maître sévère ayant ses sujets et ses esclaves à ses pieds.C’est celle d’un maître plein de bonté.À vrai dire, Benoît, en bon Romain du 6ème siècle, utilise des images militaires.Le Christ est un roi qui est descendu dans la bataille contre les puissances des ténèbres.C’est le Christ, tel qu’il nous est décrit dans la Lettre aux Philippiens.Il s’est humilié, anéanti ;il s’est fait obéissant jusqu’à la mort et la mort de la croix.Il a renoncé à revendiquer son égalité à Dieu.Il a renoncé à ses droits et privilèges, pour adopter cette forme ultime et parfaite de l’amour qu’est l’obéissance.Et c’est pour cela que le Père l’a gratifié et lui a donné le nom de Seigneur (Kyrios).Il trône sur la croix et il revient dans sa gloire à la fin des temps.

La célébration liturgique du Christ Roi fut instaurée en 1925 par Pie XI, qui l’avait assignée au dernier dimanche d’octobre. C’était l’époque où l’Église, qui boudait encore les républiques récemment établies dans le monde occidental, conservait une certaine nostalgie des monarchies en voie de disparition. (C’était d’ailleurs l’époque où certains, comme l’avait fait Dom Guéranger à la fin du 19ème siècle, affirmaient que l’Église était une monarchie). La réforme du calendrier après Vatican II a transféré cette solennité au dernier dimanche de l’année liturgique, lui donnant ainsi un caractère plus eschatologique (et moins politique).

Au troisième nocturne ce matin, nous avions une belle homélie de saint Jean-Chrysostome où il affirmait que c’est le propre du roi de mourir pour son peuple. Dans l’antiquité la royauté apparaît lorsque des groupes humains, des tribus, des nations demandent à quelqu’un de fort, courageux et entreprenant, de se mettre à leur tête pour organiser leur vie collective et en particulier leur défense contre les attaques de leur ennemis. Le roi est donc normalement le premier sur la ligne de combat dans les batailles et le plus exposé. Il s’agit tout d’abord d’un service qui se transforme facilement en pouvoir sur son propre peuple et parfois en asservissement.

Dans la littérature monastique pachômienne il y a un petit ouvrage appelé le Liber Orsiesii, qui est l’oeuvre de Horsièse, le deuxième successeur de saint Pachôme à la tête de la Koinonia ou Congrégation pachômienne. Or l’un des points centraux de ce document est de mettre en garde les supérieurs et tous ceux qui ont des responsabilités dans la communauté de profiter de leurs fonctions pour se donner des privilèges ou se procurer des satisfactions que les autres membres de la communauté n’ont pas.Rien n’est plus opposé à l’esprit du Christ, comme nous le rappelle l’évangile d’aujourd’hui, dans le récit de la crucifixion selon saint Luc.

Dans cette scène, alors que le peuple reste là, silencieux à regarder le Christ crucifié, tous les autres se déchainent et, finalement disent la même chose.Les chefs du peuple juif ricanent et disent : « Il en a sauvé d’autres, qu’il se sauve lui-même ». Les soldats se moquent de lui et disent : « Si tu es le roi des Juifs, sauve-toi toi-même » Et même le premier des deux larrons lui dit : « N’es-tu pas le Messie ?Sauve-toi toi-même ».

« Sauve-toi toi-même » répètent-ils tous.Comme si Jésus était venu pour se sauver lui-même et non pour sauver tous ceux qui étaient perdus.On l’invite à montrer sa puissance en descendant de la croix.Mais il est justement monté sur la croix pour manifester sa faiblesse – notre faiblesse, qu’il avait assumée.Ils sont tous trop conscients de leur pouvoir et de leur valeur personnelle pour se rendre compte qu’ils ont besoin d’être sauvés.Il ne peuvent imaginer rien d’autre qu’un roi plein de pouvoir et de puissance, alors que la fonction première du roi que Dieu avait donné au Peuple à l’époque de Samuel était de défendre les pauvres, les petits, la veuve et l’orphelin, de faire justice aux faibles et aux opprimés.

À notre époque où l’Église après avoir été dépouillée de son pouvoir a perdu aussi même sa crédibilité auprès d’une grande partie de la population, elle serait bien mal venue de faire de la fête du Christ Roi une occasion de triomphalisme.Elle doit plutôt voir son modèle dans le roi qui meurt sur la croix, non pas pour se sauver lui-même, mais pour sauver son peuple, comme le pasteur qui risque et donne sa vie pour ses brebis.

Le bon larron – dont je parlerai plus longuement dans l’homélie de la messe, ce matin – demande à Jésus de se souvenir de lui « Souviens-toi de moi quand tu viendras établir ton règne ».C’est le souvenir qui relie au Christ les croyants de tous les temps, c’est-à-dire ceux qui se souviennent de lui et de la recommandation qu’il leur a faite : « Faites ceci en souvenir de moi ».Mais c’est aussi, et avant tout, le souvenir que Lui, Jésus, a de tous les siens, qui les relie à Lui. « Souviens-toi de moi » dit ce larron qui n’avait évidemment pas entendu la recommandation de Jésus à la dernière cène, mais qui savait peut-être ce que Jésus avait dit de la femme qui lui avait arrosé les pieds de parfum, les avait arrosés de ses larmes et essuyés de ses cheveux : « Partout où cet évangile sera annoncé, avait-il dit, on rapportera ces faits en mémoire d’elle ».

C’est ce souvenir que Jésus a de nous qui établit un pont entre l’éternité et notre vie d’ici-bas. Le royaume éternel de Dieu est alors instauré dans le moment présent : « Aujourd’hui, avec moi, tu seras dans le Paradis. »

Notre vie, qui se veut une vie de prière continuelle, c’est-à-dire une vie en présence de Dieu, s’efforce de conserver présent en nos coeurs le souvenir de Jésus. Mais cela n’est possible que parce que Jésus se souvient lui-même de nous. Il est notre roi parce qu’il a donné sa vie pour nous défendre et nous racheter. Efforçons-nous de faire de même les uns pour les autres.

Armand VEILLEUX 

11 juillet 2010 Chapitre à la Communauté de Scourmont

Sens d’une profession monastique

Nous avons eu hier la profession monastique de frère Damien.De l’avis de tous, ce fut une très belle célébration.Notre rituel de consécration monastique est en lui-même très riche. Et tout s’est bien déroulé, dans une atmosphère à la fois de prière, de simplicité et de joie.Merci à tous ceux qui ont participé à la préparation de la célébration. Et la très belle température a été un « plus ».

Pour notre communauté, ce fut évidement un événement important.D`ailleurs, pour n’importe quelle communauté monastique, introduire en son sein d’une façon définitive un nouveau membre est toujours quelque chose de fort important. Pour le nouveau profès aussi, évidemment.

Il n’y avait pas seulement notre communauté. Il y avait tous les membres de la famille de Damien, les Laïcs Cisterciens de Scourmont, plusieurs amis de Damien provenant de sa paroisse d’origine, ainsi que des compagnons de Séminaire à Soissons et à Paris. Il y avait aussi, évidemment plusieurs amis de Scourmont.L’église était pleine à craquer ; et lorsque, durant la célébration, je regardais toute cette foule très diversifiée, je me disais que c’était une belle image de l’Église. Et cette expression d’une Église en fête n’est certes pas quelque chose de trop dans le contexte ecclésial actuel, surtout en Belgique !

L’une ou l’autre personne présente à la célébration a exprimé sa surprise concernant cette grande assistance de personnes de l’extérieur à une profession monastique. Je crois que c’est conforme à la tradition de Scourmont qui a toujours été sensible à ses liens avec l’Église locale et la population locale. C’est aussi conforme à l’esprit de saint Benoît. La lecture patristique aux Vigiles de ce matin nous racontait comment Benoît, vers la fin de sa vie, avait vu l’univers entier dans un rayon de lumière (je reviendrai là-dessus dans l’homélie de la messe de ce matin). Et puis, dans le rituel romain pour la profession religieuse (pour l’Église universelle), il est dit que la profession perpétuelle doit se faire au cours de l’Eucharistie, de préférence un dimanche, afin qu’une grande participation du Peuple de Dieu soit possible.Une profession religieuse (aussi monastique) est donc une affaire de l’Église et non seulement une affaire de la communauté locale concernée.

Ce matin j’aimerais revenir sur ce que dit Benoît concernant le sens de l’engagement monastique définitif, dans le chapitre 58 de sa Règle – tenant compte du fait qu’à l’époque de Benoît, il n’y avait qu’une année de « noviciat » suivie immédiatement de la profession, qui était tout de suite perpétuelle.

Nous savons comment, selon RB58, lorsqu’un candidat se présente au monastère, on l’éprouve d’abord pour s’assurer du sérieux de son propos ; et comment, durant l’année de noviciat il est amené à bien prendre conscience de la nature de la forme de vie chrétienne qu’il désire entreprendre et à exprimer très clairement sa volonté de s’y engager d’une façon stable.Il est alors reçu dans la communauté au cours d’une célébration liturgique décrite par Benoît dans les versets suivants du même chapitre 58 (. 17sq).

La célébration se fait dans l’oratoire, que Benoît a déjà décrit comme un lieu où l’on ne fait rien d’autre que ce qu’indique son nomoratorium (RB52).Le rituel que décrit Benoît dans ces versets est l’explicitation de la mention antérieure (v. 14) : « il sera reçu dans la communauté ».Il s’agit donc d’une action importante où aussi bien toute la communauté que le profès sont impliqués.Dieu et ses saints sont pris à témoin.La promesse est faite devant tous les frères (coram omnibus) et devant Dieu et ses saints (coram Deo et sanctis ).Si bien que s’il arrivait au moine d’agir à l’encontre de ce qu’il promet, cela reviendrait à se moquer de Dieu.Ce qui serait une moquerie de Dieu serait non seulement l’abandon de la vie monastique, mais toute infidélité à ses promesses.

Quelles sont ces promesses ?Le moine promet sa stabilité ; il promet de vivre selon une nouvelle conversatio et enfin il promet l’obéissance.De nouveau nous avons ici les trois éléments fondamentaux du cénobitisme bénédictin : la communauté, la règle et l’obéissance à un abbé.

Cette démarche, qui est essentiellement spirituelle, acquiert au cours du rituel de profession, une dimension visible et sacramentelle.La promesse est exprimée dans un document écrit que le moine rédige de sa propre main, ou qu’en tout cas il signe s’il est illettré,Sont pris à témoin les saints dont les reliques sont en ce lieu ainsi que l’abbé de la communauté.Ce document est déposé sur l’autel par le novice, qui s’offre ainsi lui-même avec le pain et le vin du sacrifice.

Conformément à la structure de tout sacrement – ou sacramental – qui comporte action et parole, ce geste est accompagné d’une formule que le novice chante trois fois et que la communauté reprend chaque fois : Reçois-moi, Seigneur, selon ta parole et je vivrai, et ne me déçois pas dans mon attente.En s’unissant à cette pétition, la communauté demande que le geste par lequel elle reçoit le candidat devienne le symbole et le sacrement de la réception par Dieu de l’offrande que fait de lui-même le novice.

Une communauté monastique est un groupe de frères qui se portent mutuellement dans leur recherche de Dieu et dans leur cheminement.C’est pourquoi le novice après avoir chanté ce verset trois fois, se prosterne aux pieds de chacun des frères leur demandant de prier pour lui.Et Benoît conclut alors : « À partir de ce jour il sera tenu pour membre de la communauté ».

Ce rituel de profession est à la fois simple et grandiose.Il est très concret et spirituel à la fois.Il s’agit d’un engagement envers Dieu, mais exprimé visiblement dans un engagement envers la communauté.L’acceptation par Dieu est exprimée sacramentellement par l’acceptation par la communauté.La promesse est faite oralement, mais elle est aussi fixée dans un document écrit.Ce document a une valeur juridique, mais il est placé sur l’autel avec l’offrande du sacrifice de la messe.Tout est conforme à l’économie sacramentelle, faite de paroles et de gestes.

Un dernier élément de ce rituel est le changement de vêtements.Dans l’oratoire même, et donc au cours de la même célébration que l’on vient de décrire, on ôtera au nouveau profès les effets personnels dont il est vêtu et on le revêtira des habits du monastère.À la lumière de ce qui a déjà été expliqué dans le chapitre sur le vêtement des moines, il ne s’agit pas ici, pour Benoît, de remplacer un « vêtement séculier » par un « habit monastique ».L’habit que l’on donnait au moine n’était sans doute pas différent dans sa forme et probablement aussi sa couleur, de celui que portait le nouveau moine avant sa profession.Il s’agit plutôt de se laisser dépouiller de toute propriété privée pour dépendre entièrement de ce qui est fourni par la communauté.

Si jamais le moine venait à quitter le monastère, ce qu’à Dieu ne plaise, on lui redonnerait ses effets propres ;la cédule de profession, cependant, demeurerait au monastère, comme témoin de son engagement.

Armand VEILLEUX

Chapitre pour la profession temporaire de Père Frédéric Rubwejanga
Scourmont, le 1er novembre 2010

Je ne suis pas venu faire ma volonté (Jean 6,38)

« Le premier degré d’humilité est l’obéissance sans délai.

Elle convient à ceux qui n’ont rien de plus cher que le Christ ».

Dès le début de sa Règle, après le Prologue et après une brève description de la structure interne de la communauté monastique, Benoît traite de trois vertus fondamentales qui sont profondément reliées l’une à l’autre : l’obéissance, le silence et l’humilité.Elles sont tellement reliées que, même s’il parlera longuement au chapitre 7 des douze degrés d’humilité, il commence le chapitre 5, sur l’obéissance, en disant que le premier degré d’humilité est l’obéissance sans délai.

Dès le début du Prologue, Benoît s’adressait à quiconque voulait revenir à Dieu par le labeur de l’obéissance.Dans le chapitre 58, sur la réception des frères il demandera que l’on s’assure que le candidat qui veut entrer dans la communauté soit capable de se donner assidument à l’obéissance et à l’humilité aussi bien qu’à l’opus Dei. Et, lorsqu’il sera admis à s’intégrer à la communauté il promettra sa stabilité, sa conversion et son obéissance. Cela est logique puisqu’un cénobite, selon Benoît, est quelqu’un qui a choisi de vivre dans une communauté, sous une règle commune et un abbé.

Pourquoi cette insistance de Benoît sur l’obéissance ?Serait-ce le souci d’un fondateur d’affirmer sa propre autorité, comme on le voit souvent de nos jours dans les textes des fondateurs de communautés dites « nouvelles ». Non ! La raison, Benoît la donne dès la deuxième phrase de ce chapitre 5, où il dit que l’obéissance "convient à ceux qui n’ont rien de plus cher que le Christ » (his qui nihil a Christo carius aliquid existimant).Il est même difficile de traduire dans une langue moderne toute l’intensité, l’intimité et même la tendresse de cette expression de Benoît.Il ne s’agit pas simplement d’aimer le Christ d’une sorte de froide charité théologale.Il s’agit de n’avoir rien de plus « cher » que Lui.

Mais quel est le lien entre l’obéissance et l’amour du Christ ? C’est que l’obéissance est l’attitude la plus fondamentale du Christ Lui-même à l’égard de son Père. Non seulement il nous a donné l’exemple en se faisant obéissant jusqu’à la mort -- et la mort de la croix -- comme le chante le si bel hymne christologique du chapitre deuxième de la Lettre aux Philippiens, mais l’obéissance est l’essence même de son lien au Père. Obéir c’est n’avoir qu’une volonté avec celui à qui on obéit.Obéir c’est aussi « écouter ». Or le Père engendre son Fils, son Verbe, en le disant ; et le Fils se reçoit du Père en l’écoutant. Ce qui se passe entre le Père qui dit son Verbe et le Verbe qui est dit par le Père c’est l’amour, appelé aussi Esprit. Nous sommes là au coeur de la vie trinitaire, au sujet de laquelle nous ne pouvons, évidemment, que balbutier en utilisant des images.

Lorsque le Verbe s’est incarné, il a dit, selon la belle expression de l’Épître aux Hébreux : « Voici que je viens pour faire ta volonté ». « Ut faciam voluntatem  ». C’était, cher Père Frédéric, votre devise épiscopale – et déjà la devise de votre vie sacerdotale -- et vous voulez en faire la devise de votre vie monastique.

Vous avez bien compris que l’obéissance ne consiste pas d’abord à obéir à des ordres ou à observer des règlements, mais à se soumettre par amour à la volonté de Dieu qui se manifeste à nous de mille et une façons. Elle se manifeste d’abord dans notre existence de créature, y compris dans nos limites personnelles ; elle se manifeste dans les événements du monde, de l’Église, de notre communauté. Elle se manifeste aussi, évidemment dans les exigences de la vie monastique que nous avons choisie, avec sa dimension de solitude, de prière et de travail, et dans celle de la vie communautaire.Cela impliquera que, pour l’harmonie de la communauté on se soumette à des façons de faire qui n’ont rien d’essentiel, et souvent rien d’important en elles-mêmes, mais qui assurent la cohésion d’un groupe. Cela implique aussi, bien sûr, qu’on se soumette aux décisions de ceux qui, au sein de la communauté sont responsables de tel ou tel secteur et à celles de celui qui est appelé à veiller sur la communion de l’ensemble.Tous ces comportements d’obéissance, vous le savez, n’auraient aucune valeur, et même aucune signification, si ce n’étaient des moyens d’incarner dans notre vie de tous les jours notre obéissance au Christ, laquelle requiert, pour être vraie, que nous n’ayons vraiment rien de plus « cher » que Lui.

Eh bien, cher Père Frédéric, puisque vous désirez poursuivre au sein de notre communauté cet effort de faire toujours la volonté du Christ, qui a été le but de votre vie comme évêque, je vous invite à prononcer votre engagement à vivre cette obéissance au sein de notre communauté.

Armand VEILLEUX

Chapitre pour la Pentecôte

Scourmont, 23 mai 2010

Des hommes et des dieux

Le 21 mai était le jour anniversaire de la date (probable) du décès de nos frères de Tibhirine en 1996. Il est merveilleux de constater comment, après tant d’années, leur humble message continue de remuer les coeurs de tant de personnes. Comme vous le savez, on a présenté au festival de Cannes un film rapportant comment ils ont vécu leurs dernières années en Algérie, au coeur de la violence, et comment ils ont humblement décidé de demeurer sur place par fidélité à Dieu, au peuple algérien, à leurs voisins, à eux-mêmes et à leur vocation monastique.

Le titre du film est : « Des hommes et des dieux ».J’ai trouvé ce titre bizarre, lorsque j’ai eu l’occasion de lire le scénario du film il y a plusieurs mois.Je ne m’étais pas rendu compte, alors, qu’il s’agit d’une citation du psaume 81 :  "Vous êtes des dieux, des fils du Très-Haut, vous tous ! Pourtant, vous mourrez comme des hommes, comme les princes, tous, vous tomberez". Il s’agit d’un très beau texte qui s’ouvre à beaucoup d’interprétations. Il me semble qu’il ne faut surtout pas l’interpréter comme si, dans l’esprit du réalisateur, les frères de Tibhirine seraient des « dieux » au milieu d’hommes qui les ont fait mourir.Non, tous les hommes, les frères, les islamistes, les militaires, sont des fils du Très-Haut. Chacun à sa façon. Et chacun meurt à sa façon.

Le film a déjà reçu hier, à Cannes, le prix du Jury œcuménique.Il y a de bonnes chances qu’il reçoive ce soir une palme d’or ou d’argent.Mais quoi qu’il en soit, il semble, selon tous les comptes rendus de la presse, que le film a connu, lors de sa projection, une réception extraordinaire, faite d’émotions profondes, et de respect de ce qu’on vécu nos frères.Xavier Beauvois, le metteur en scène, a eu la sagesse d’éviter toutes les questions (encore ouvertes) relatives aux conditions dans lesquelles nos frères sont morts et s’est plutôt attaché à montrer ce qu’ils ont vécu ensemble au cours de leurs dernières années.La critique qui semble unanimement positive, montre que le message de nos frères de Tibhirine répond à une attente des hommes et de femmes d’aujourd’hui. Personnellement, je m’en réjouis d’autant plus que j’étais plutôt sceptique lors de l’annonce du tournage du film. Évidemment, la réception positive donnée au film est aussi un témoignage à la qualité du metteur en scène et des acteurs.

J’aimerais aussi mettre une fois de plus – car je l’ai fait à plusieurs reprises – ce que nos Frères de Tibhirine ont vécu en relation avec le récit au sujet de Babel évoqué dans la première lecture de l’Eucharistie d’aujourd’hui. En effet, Luc, dans son récit de la Pentecôte, dans les Actes des Apôtres, décrit la façon dont les Apôtres se font comprendre dans toutes les langues comme l’opposé du mythe de Babel.

            Le récit de Babel, au livre de la Genèse, était la réaction de l'auteur sacré contre le premier phénomène d'urbanisation dans l'histoire.L'unité de langue et de culture, l'union de tous dans un projet commun ayant pour but de conquérir le ciel, était vu par l'auteur comme une négation de la différence et comme un début d'oppression. C’est pourquoi Dieu réagit ! Jésus, tout au long de son ministère, a affirmé au contraire le droit à la différence et la nécessité d'accepter et d'aimer chacun dans son caractère unique.À la Pentecôte, ce qui se passe est précisément l'inverse de Babel.Les Apôtres ne reçoivent pas le don d'une langue universelle que tous devront ensuite apprendre.Le don de l'Esprit leur permet au contraire de parler les langues de tous, et chacun les entend dans sa propre langue.Chacun est respecté dans sa diversité.

          L’une des raisons que donnait Christian de Chergé pour rester en Algérie malgré le danger était d’affirmer ce qu’il appelait « le droit à la différence ». Dans son admirable « Testament », il parle de sa « lancinante curiosité » de voir ses frères de l’Islam à travers les yeux de Dieu,« tout illuminés de la gloire du Christ, [et] ... investis par le Don de l'Esprit dont la joie secrète sera toujours d'établir la communion et de rétablir la ressemblance, en jouant avec les différences ».

Dieu nous a tous faits différents les uns des autres.Cette différence, qui est l’une des caractéristiques de notre beauté comme créatures, est très importante aux yeux de Dieu, qui la respecte et y prend plaisir.Si nous nous regardons mutuellement avec les yeux de Dieu, nous admirerons et respecterons cette différence.Cela vaut des personnes.Cela vaut aussi des peuples et des nations.

Ce message vaut pour tous les temps.Il assume une signification et une importance toute nouvelle en notre temps.Nous voyons de nos jours comment le refus de la différence de l’autre qui conduit à vouloir imposer par la force à des pays tout différents de nos sociétés occidentales des formes de gouvernement élaborés par des Occidentaux pour des Occidentaux, aboutit rapidement à des impasses et à des catastrophes.Plus positivement, nous devons voir dans le message de la Pentecôte une lumière qui peut guider l’intégration d’un nombre toujours plus grand de pays et de cultures dans le projet européen.

L’Église d’aujourd’hui est confrontée elle aussi au même défi.Dans les années qui ont suivi la Réforme protestante et la Contre-Réforme, jusqu’à Vatican II, diverses causes ont provoqué un mouvement d’uniformisation gommant les différences.Vatican II a réaffirmé l’importance d’annoncer le message de telle sorte que chaque peuple et chaque culture le reçoive dans sa langue, c’est-à-dire dans le respect de tout ce qui fait sa différence culturelle.Après Vatican II on a beaucoup parlé de l’option préférentielle pour les pauvres ;de nos jours il faut peut-être se soucier de l’option préférentielle pour la différence.L’Église née le jour de la Pentecôte se doit d’être une présence humble et respectueuse au sein de chaque peuple et de chaque groupement humain, et non la branche religieuse de quelque forme que ce soit d’hégémonie.

On perçoit actuellement dans la presse internationale beaucoup d’agressivité contre l’Église, autour de la question des abus sexuels commis par des prêtres et religieux contre des jeunes.Or, il semble qu’au delà de ces faits particuliers – qui sont plutôt un prétexte ou une occasion -- ce que beaucoup reprochent à l’Église aujourd’hui c’est précisément de vouloir imposer de haut un langage unique et une pensée unique dans un monde fait de différences, sans le respect nécessaire de ces différences.

Demandons à l’Esprit de la Pentecôte de nous ouvrir, nous tous, d’ouvrir tous ceux qui ont des responsabilités dans l’Église, et d’ouvrir tous les hommes et les femmes d’aujourd’hui à ce respect de l’individualité de tous les Enfants de Dieu.

Armand Veilleux